ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)

13 juin 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Transports aériens – Règlement (CE) no 261/2004 – Article 5, paragraphe 3 – Indemnisation des passagers en cas de retard important ou d’annulation d’un vol – Exonération de l’obligation d’indemnisation – Circonstances extraordinaires – Mesures raisonnables de prévention – Défaillances techniques causées par un vice caché de conception – Défaut de conception du moteur d’un aéronef – Obligation du transporteur aérien de disposer d’aéronefs de remplacement »

Dans l’affaire C‑411/23,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne), par décision du 26 mai 2023, parvenue à la Cour le 3 juillet 2023, dans la procédure

D. S.A.

contre

P. S.A.,

LA COUR (huitième chambre),

composée de M. N. Piçarra, président de chambre, MM. N. Jääskinen et M. Gavalec (rapporteur), juges,

avocat général : Mme L. Medina,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour D. S.A., par Mes P. Gad, K. Puchalska et K. Żbikowska, adwokaci,

–        pour P. S.A., par Me E. Cieplak-Greszta, adwokat,

–        pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par Mmes N. Yerrell et B. Sasinowska, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 11 février 2004, établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) no 295/91 (JO 2004, L 46, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant D. S.A., anciennement P.[R] (ci-après la « requérante au principal »), cessionnaire des droits de J. D. à P. S.A., un transporteur aérien (ci-après le « transporteur aérien en cause au principal »), au sujet du refus de ce dernier d’indemniser J. D., passager dont le vol a connu un retard important à l’arrivée.

 Le cadre juridique

3        Les considérants 1, 14 et 15 du règlement no 261/2004 énoncent :

« (1)      L’action de la Communauté [européenne] dans le domaine des transports aériens devrait notamment viser à garantir un niveau élevé de protection des passagers. Il convient en outre de tenir pleinement compte des exigences de protection des consommateurs en général.

[...]

(14)      Tout comme dans le cadre de la convention [pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, conclue à Montréal le 28 mai 1999 et approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision 2001/539/CE du Conseil, du 5 avril 2001 (JO 2001, L 194, p. 38)], les obligations des transporteurs aériens effectifs devraient être limitées ou leur responsabilité exonérée dans les cas où un événement est dû à des circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises. De telles circonstances peuvent se produire, en particulier, en cas d’instabilité politique, de conditions météorologiques incompatibles avec la réalisation du vol concerné, de risques liés à la sécurité, de défaillances imprévues pouvant affecter la sécurité du vol, ainsi que de grèves ayant une incidence sur les opérations d’un transporteur aérien effectif.

(15)      Il devrait être considéré qu’il y a circonstance extraordinaire lorsqu’une décision relative à la gestion du trafic aérien concernant un avion précis pour une journée précise génère un retard important, un retard jusqu’au lendemain ou l’annulation d’un ou de plusieurs vols de cet avion, bien que toutes les mesures raisonnables aient été prises par le transporteur aérien afin d’éviter ces retards ou annulations ».

4        L’article 5 de ce règlement, intitulé « Annulations », dispose :

« 1.      En cas d’annulation d’un vol, les passagers concernés :

[...]

c)      ont droit à une indemnisation du transporteur aérien effectif conformément à l’article 7, à moins qu’ils soient informés de l’annulation du vol :

[...]

3.      Un transporteur aérien effectif n’est pas tenu de verser l’indemnisation prévue à l’article 7 s’il est en mesure de prouver que l’annulation est due à des circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises.

[...] »

5        L’article 7 dudit règlement, intitulé « Droit à indemnisation », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Lorsqu’il est fait référence au présent article, les passagers reçoivent une indemnisation dont le montant est fixé à :

a)      250 euros pour tous les vols de 1 500 kilomètres ou moins ;

b)      400 euros pour tous les vols intracommunautaires de plus de 1 500 kilomètres et pour tous les autres vols de 1 500 à 3 500 kilomètres ;

c)      600 euros pour tous les vols qui ne relèvent pas des points a) ou b).

[...] »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

6        Le 2 juillet 2018, J. D. a conclu avec le transporteur aérien en cause au principal un contrat portant sur un service de transport aérien concernant un vol reliant Cracovie (Pologne) à Chicago (États-Unis).

7        Auparavant, au cours du mois d’avril 2018, le fabricant du moteur équipant l’avion prévu pour effectuer ce vol avait communiqué à ce transporteur une directive et un bulletin qui révélaient l’existence d’un vice caché de conception affectant les aubes de compresseur haute pression des moteurs équipant les avions du même modèle (ci-après le « vice de conception du moteur ») et qui imposaient un certain nombre de restrictions à l’utilisation de ces avions. À partir de cette date, ledit transporteur soutient avoir contacté à plusieurs reprises divers transporteurs afin d’affréter des avions supplémentaires pour remédier à l’éventuelle apparition d’un vice de conception du moteur de l’un des avions de sa flotte.

8        Le 28 juin 2018, à savoir quatre jours avant le vol prévu, un dysfonctionnement du moteur est survenu au cours d’un vol opéré par l’avion prévu pour effectuer le vol réservé par J. D. Conformément aux recommandations du fabricant du moteur, le transporteur aérien en cause au principal a inspecté en urgence le moteur concerné et a identifié un vice de conception du moteur. Après consultation du fabricant du moteur, le moteur concerné a été mis hors service, puis a été démonté et envoyé pour réparation dans un centre de maintenance. Faute de moteur de rechange immédiatement disponible en raison d’une pénurie mondiale de moteurs, le moteur défectueux n’a pu être remplacé que le 5 juillet 2018, de telle sorte que l’avion a été remis en service le 7 juillet suivant.

9        Dans ce contexte, ce transporteur a effectué ce même jour le vol prévu le 2 juillet 2018 non pas au moyen de l’avion initialement prévu, mais au moyen d’un avion de remplacement qui a connu un retard à l’arrivée de plus de trois heures par rapport à l’heure d’arrivée initialement prévue.

10      Le 18 juillet 2018, J. D. a cédé sa créance résultant du retard important à l’arrivée du vol à la requérante au principal.

11      Face au refus du transporteur aérien en cause au principal de procéder au versement de l’indemnisation d’un montant de 600 euros prévue à l’article 7, paragraphe 1, sous c), du règlement no 261/2004 au motif que le retard à l’arrivée du vol concerné avait pour origine la détection du vice de conception du moteur de l’appareil et qu’il avait pris toutes les mesures possibles pour minimiser tout contretemps affectant le vol prévu, la requérante au principal a saisi le Sąd Rejonowy dla m.st. Warszawy w Warszawie (tribunal d’arrondissement de Varsovie, Pologne), le 29 mars 2019.

12      Par sa décision du 3 décembre 2021, cette juridiction de première instance a jugé que le vice de conception du moteur découvert lors de l’inspection d’urgence du 28 juin 2018 constituait une « circonstance extraordinaire », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 et que le transporteur aérien en cause au principal avait pris toutes les mesures raisonnables possibles pour prévoir un avion de remplacement pour effectuer le vol.

13      La requérante au principal a interjeté appel de cette décision devant le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne), qui est la juridiction de renvoi.

14      Si cette juridiction part de la prémisse selon laquelle la cause du retard du vol concerné réside dans l’existence d’un vice de conception du moteur, qui a été détecté le 28 juin 2018 lors d’une inspection d’urgence de l’avion concerné, elle éprouve des doutes de deux ordres.

15      En premier lieu, elle s’interroge sur le point de savoir si le vice de conception du moteur, qui a été révélé par le fabricant du moteur au transporteur aérien concerné au mois d’avril 2018 par la communication d’une directive et d’un bulletin qui imposaient un certain nombre de restrictions à l’utilisation de l’avion, peut relever de la notion de « circonstance extraordinaire », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, telle qu’interprétée par la Cour dans les arrêts du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann (C‑549/07, EU:C:2008:771), du 17 septembre 2015, van der Lans (C‑257/14, EU:C:2015:618), et du 12 mars 2020, Finnair (C‑832/18, EU:C:2020:204), alors même que la survenance de ce vice était devenue prévisible.

16      À cet égard, la juridiction de renvoi nourrit des doutes sur le fait que le vice de conception du moteur survienne nécessairement, car les inspections diligentées sur les différents appareils n’avaient pas révélé de fissure dans la base de l’aube. Elle souligne également le fait que le fabricant du moteur n’avait pas recommandé l’immobilisation immédiate de tous les avions ni n’avait indiqué que ceux-ci ne pouvaient pas voler.

17      Dans ce contexte, la juridiction de renvoi observe également que les transporteurs aériens doivent respecter des procédures techniques et administratives particulièrement strictes. Ainsi, un transporteur aérien ne saurait prétendre, en principe, qu’il n’a aucune maîtrise sur la survenance de problèmes techniques affectant les avions, quelle qu’en soit la cause, dès lors qu’il devrait suivre toutes les procédures adéquates ou prendre toutes les mesures nécessaires, possibles et raisonnables pour empêcher la survenance d’un événement susceptible d’entraîner un retard ou une annulation de vol.

18      Or, en l’occurrence, de telles procédures auraient été respectées et le transporteur aérien aurait suivi les recommandations du fabricant du moteur en effectuant les inspections dans la mesure et à la fréquence indiquées. Il pourrait ainsi être soutenu que ces inspections sont inhérentes à l’exercice normal de l’activité du transporteur. L’application de ces procédures ne signifierait pas pour autant que le transporteur aérien dispose de la maîtrise effective de la découverte du vice caché de conception affectant le moteur de l’avion concerné.

19      En second lieu, la juridiction de renvoi s’interroge sur l’interprétation de la notion de « toutes les mesures raisonnables », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, qui peuvent être attendues d’un transporteur aérien lorsque celui-ci est confronté à la survenance de « circonstances extraordinaires ». En effet, conformément à la jurisprudence de la Cour, toutes les circonstances extraordinaires n’étant pas exonératoires, il incomberait encore au transporteur aérien qui entend s’en prévaloir d’établir qu’elles n’auraient pas pu, en tout état de cause, être évitées par des mesures adaptées à la situation, à savoir par celles qui, au moment où ces circonstances surviennent, répondent à des conditions techniquement et économiquement supportables pour lui. Il ne saurait être exigé dudit transporteur qu’il consente à des sacrifices insupportables au regard de ses capacités.

20      Dans ce cadre, cette juridiction s’interroge en substance sur le niveau des « mesures raisonnables » de nature préventive qu’il pourrait être attendu d’un transporteur aérien dans une situation où la détection d’un vice caché de conception affectant l’un de ses appareils demeure incertaine. Plus concrètement, si elle doute qu’il puisse être exigé de ce transporteur aérien, au titre de ces « mesures raisonnables » de nature préventive, qu’il remplace le moteur avant la détection effective du vice de conception ou qu’il immobilise l’appareil jusqu’à la résolution du vice de conception du moteur par le fabricant du moteur, elle n’exclut pas qu’il puisse être attendu dudit transporteur aérien qu’il élabore un plan pour disposer d’une flotte d’appareils « en réserve », avec un équipage complet pouvant effectuer les vols programmés en cas de survenance de circonstances extraordinaires.

21      Enfin, la juridiction de renvoi indique que, depuis le mois d’avril 2018, le transporteur aérien concerné n’avait contacté que huit transporteurs en vue d’affréter un avion de remplacement, ce qui serait insuffisant aux yeux de la requérante au principal qui argue que le transporteur aérien en cause au principal a ainsi omis de contacter 18 autres transporteurs aériens, y compris ceux qui pratiquent le wet lease, à savoir l’affrètement d’avions comprenant l’équipage. Par ailleurs, la requérante au principal observe que les démarches entreprises par ce transporteur afin d’affréter un appareil de remplacement avaient abouti au mois de septembre 2018, ce qui témoigne de la réaction tardive dudit transporteur à la probable survenance d’un vice de conception affectant le moteur de l’un de ses appareils.

22      Dans ces conditions, le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Un vice de conception d’un moteur d’un avion révélé par son fabricant constitue-t-il une “circonstance extraordinaire” et relève‑t‑il de la notion de “défaillances imprévues”, au sens des considérants 14 et 15 du règlement [no 261/2004], lorsque le transporteur aérien avait connaissance de l’éventuel vice de conception plusieurs mois avant le vol ?

2)      Si le vice de conception d’un moteur visé [dans la première question] constitue une “circonstance extraordinaire”, au sens des considérants 14 et 15 du règlement [no 261/2004], dans le cadre de la prise de “toutes les mesures raisonnables”, au sens du considérant 14 et de l’article 5, paragraphe 3, de ce règlement, doit-on attendre du transporteur aérien qu’il prenne, compte tenu de la révélation probable d’un vice de conception d’un moteur d’un avion, des mesures préventives visant à maintenir une réserve d’avions de remplacement, au sens de l’article 5, paragraphe 3, dudit règlement, afin d’être exonéré de son obligation de verser l’indemnisation prévue à l’article 5, paragraphe 1, sous c), et à l’article 7, paragraphe 1, de ce même règlement ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

23      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 doit être interprété en ce sens que la détection d’un vice caché de conception du moteur d’un avion devant effectuer un vol relève de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de cette disposition, même lorsque le transporteur aérien avait été informé de l’existence d’un vice de ce type par le fabricant du moteur plusieurs mois avant le vol concerné.

24      D’emblée, il y a lieu de rappeler que les passagers de vols retardés peuvent être assimilés aux passagers de vols annulés aux fins de l’application du droit à indemnisation et ils peuvent ainsi invoquer le droit à indemnisation prévu à l’article 7 de ce règlement lorsqu’ils subissent, en raison d’un vol retardé, une perte de temps égale ou supérieure à trois heures, à savoir lorsqu’ils atteignent leur destination finale trois heures ou plus après l’heure d’arrivée initialement prévue par le transporteur aérien (voir, en ce sens, arrêt du 19 novembre 2009, Sturgeon e.a., C‑402/07 et C‑432/07, EU:C:2009:716, point 69).

25      L’article 5, paragraphe 3, dudit règlement, lu à la lumière des considérants 14 et 15 de ce dernier, exonère le transporteur aérien de cette obligation d’indemnisation s’il est en mesure de prouver que l’annulation ou le retard important à l’arrivée est dû à des « circonstances extraordinaires » qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises et, en cas de survenance d’une telle circonstance, qu’il a adopté les mesures adaptées à la situation en mettant en œuvre tous les moyens en personnel ou en matériel et les moyens financiers dont il disposait afin d’éviter que celle-ci conduise à l’annulation ou au retard important du vol concerné (voir, en ce sens, arrêt du 23 mars 2021, Airhelp, C‑28/20, EU:C:2021:226, point 22 et jurisprudence citée).

26      Dès lors que cet article 5, paragraphe 3, constitue une dérogation au principe du droit à indemnisation des passagers, et compte tenu de l’objectif poursuivi par le règlement no 261/2004 qui est d’assurer, ainsi qu’il ressort du considérant 1 de celui-ci, un niveau élevé de protection des passagers, la notion de « circonstances extraordinaires », au sens dudit article 5, paragraphe 3, doit faire l’objet d’une interprétation stricte (voir, en ce sens, arrêt du 17 avril 2018, Krüsemann e.a., C‑195/17, C‑197/17 à C‑203/17, C‑226/17, C‑228/17, C‑254/17, C‑274/17, C‑275/17, C‑278/17 à C‑286/17 et C‑290/17 à C‑292/17, EU:C:2018:258, point 36 ainsi que jurisprudence citée).

27      À cet égard, il y a lieu de rappeler que la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, désigne des événements qui, par leur nature ou leur origine, ne sont pas inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappent à la maîtrise effective de celui-ci, ces deux conditions étant cumulatives et leur respect devant faire l’objet d’une appréciation au cas par cas (voir, en ce sens, arrêt du 23 mars 2021, Airhelp, C‑28/20, EU:C:2021:226, point 23 et jurisprudence citée).

28      Ainsi, à moins de répondre aux deux conditions cumulatives rappelées au point précédent, des défaillances techniques ne constituent pas en tant que telles des « circonstances extraordinaires », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 (voir, en ce sens, arrêts du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann, C‑549/07, EU:C:2008:771, point 25, et du 12 mars 2020, Finnair, C‑832/18, EU:C:2020:204, point 39).

29      C’est dans ce contexte qu’il convient d’apprécier si la détection d’un vice caché de conception du moteur d’un aéronef qui entraîne un retard important à l’arrivée d’un vol, et alors même que le transporteur aérien avait été informé de l’existence d’un vice de ce type par le fabricant de moteur plusieurs mois avant ce vol, est susceptible de constituer une « circonstance extraordinaire », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004.

30      En premier lieu, il convient de déterminer si un vice caché de conception présentant les caractéristiques mentionnées au point précédent est susceptible de constituer, par sa nature ou son origine, un événement qui n’est pas inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien.

31      À cet égard, la Cour a jugé que, compte tenu des conditions particulières dans lesquelles s’effectue le transport aérien et du degré de sophistication technologique des appareils, le fonctionnement des avions faisant inéluctablement apparaître des problèmes techniques, des pannes ou la défaillance prématurée et inopinée de certaines pièces d’un aéronef, les transporteurs aériens sont, de manière ordinaire, confrontés, dans le cadre de leur activité, à de tels problèmes (voir, en ce sens, arrêt du 4 avril 2019, Germanwings, C‑501/17, EU:C:2019:288, point 22 et jurisprudence citée).

32      Il en découle que la résolution d’un problème technique provenant d’une panne, d’un défaut d’entretien d’un appareil ou encore de la défaillance prématurée et inopinée de certaines pièces d’un aéronef est considérée comme étant inhérente à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien (voir, en ce sens, arrêts du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann, C‑549/07, EU:C:2008:771, point 25 ; du 17 septembre 2015, van der Lans, C‑257/14, EU:C:2015:618, points 41 et 42, ainsi que du 12 mars 2020, Finnair, C‑832/18, EU:C:2020:204, point 41).

33      Toutefois, n’est pas inhérente à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien et, partant, est susceptible de relever de la notion de « circonstances extraordinaires » la défaillance technique à l’égard de laquelle le constructeur des appareils constituant la flotte du transporteur aérien concerné, ou une autorité compétente, révèle, après la mise en service des appareils, que ceux-ci sont atteints d’un vice caché de fabrication affectant la sécurité des vols (voir, en ce sens, arrêts du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann, C‑549/07, EU:C:2008:771, point 26, et du 17 septembre 2015, van der Lans, C‑257/14, EU:C:2015:618, point 38).

34      En l’occurrence, ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, il est établi que l’avion initialement prévu pour opérer le vol retardé était atteint d’un vice caché de conception concernant l’ensemble des moteurs du même type et affectant la sécurité du vol, vice qui a été révélé par le fabricant du moteur quelques mois avant sa détection sur l’appareil concerné. Un tel événement n’est pas, conformément à la jurisprudence citée au point précédent, inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien.

35      En second lieu, il convient d’apprécier si la détection d’un vice caché de conception du moteur présentant les caractéristiques mentionnées au point 29 du présent arrêt doit être regardée comme constituant un événement échappant entièrement à la maîtrise effective du transporteur aérien concerné, à savoir comme un événement sur lequel le transporteur aérien n’a aucun contrôle (voir, en ce sens, arrêt du 23 mars 2021, Airhelp, C‑28/20, EU:C:2021:226, point 36).

36      Certes, par principe, la défaillance technique ou la panne n’échappe pas à la maîtrise effective du transporteur aérien, dès lors que la prévention ou la réparation de telles défaillances et pannes font partie de la charge qui incombe à ce transporteur aérien d’assurer l’entretien et le bon fonctionnement de l’aéronef qu’il exploite à des fins économiques (arrêt du 17 septembre 2015, van der Lans, C‑257/14, EU:C:2015:618, point 43). Toutefois, il en va différemment en présence d’un vice caché de conception du moteur d’un aéronef.

37      En effet, d’une part, s’il incombe au transporteur aérien d’assurer l’entretien et le bon fonctionnement de l’aéronef qu’il exploite à des fins économiques, il est permis de douter que, dans l’hypothèse où un vice caché de conception n’est révélé par le constructeur de l’aéronef en cause ou par le fabricant du moteur ou encore par l’autorité compétente qu’après la mise en service de cet aéronef, ce transporteur dispose effectivement de la compétence pour identifier et pour remédier à ce vice, de sorte qu’il ne saurait être considéré qu’il exerce un contrôle quant à la survenance d’un tel vice.

38      D’autre part, il ressort de la jurisprudence de la Cour relative à la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, que les événements dont l’origine est « interne » doivent être distingués de ceux dont l’origine est « externe » au transporteur aérien, seuls ces derniers étant susceptibles d’échapper à la maîtrise effective de ce transporteur. Relèvent de la notion d’« événements d’origine externe » ceux qui résultent de l’activité du transporteur aérien et de circonstances extérieures, plus ou moins fréquentes en pratique, mais que le transporteur aérien ne maîtrise pas parce qu’elles ont pour origine le fait d’un tiers, tel qu’un autre transporteur aérien ou un acteur public ou privé interférant dans l’activité aérienne ou aéroportuaire [arrêt du 7 juillet 2022, SATA International – Azores Airlines (Défaillance du système de ravitaillement en carburant), C‑308/21, EU:C:2022:533, point 25 et jurisprudence citée].

39      Il convient donc de déterminer, en l’occurrence, si le signalement ou la reconnaissance par le fabricant du moteur de l’existence d’un vice caché de conception du moteur d’un appareil et de nature à affecter la sécurité d’un vol préalablement au vol retardé concerné est susceptible de constituer le fait d’un tiers qui interfère dans l’activité aérienne du transporteur et, partant, de constituer un événement d’origine externe.

40      À cet égard, il convient de préciser qu’il ne résulte pas de la jurisprudence citée aux points 33 et 38 du présent arrêt que la Cour a soumis la qualification de « circonstances extraordinaires » d’un vice caché de conception à la condition que le constructeur de l’avion, le fabricant du moteur ou l’autorité compétente ait révélé l’existence de ce vice avant la survenance de la défaillance technique causée par ledit vice. En effet, le moment auquel est révélé le lien entre la défaillance technique et le vice caché de conception par le constructeur de l’avion, le fabricant du moteur ou l’autorité compétente est dénué de pertinence dès lors que le vice caché de conception existait au moment de l’annulation ou du retard important du vol et que le transporteur ne disposait d’aucun moyen de contrôle pour y remédier.

41      Le fait de  qualifier une situation telle que celle en cause au principal de « circonstance extraordinaire », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement n° 261/2004, est conforme à l’objectif de garantir un niveau élevé de protection des passagers aériens, qui est poursuivi par ce règlement, ainsi qu’il est spécifié au considérant 1 de celui-ci. En effet, cet objectif implique de ne pas inciter les transporteurs aériens à s’abstenir de prendre les mesures requises par un tel incident en faisant prévaloir le maintien et la ponctualité de leurs vols sur l’objectif de sécurité de ces derniers (voir, par analogie, arrêts du 4 mai 2017, Pešková et Peška, C‑315/15, EU:C:2017:342, point 25, ainsi que du 4 avril 2019, Germanwings, C‑501/17, EU:C:2019:288, point 28).

42      Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 doit être interprété en ce sens que la détection d’un vice caché de conception du moteur d’un avion devant effectuer un vol relève de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de cette disposition, même lorsque le transporteur aérien avait été informé de l’existence d’un vice de ce type par le fabricant du moteur plusieurs mois avant le vol concerné.

 Sur la seconde question

43      Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 doit être interprété en ce sens qu’un transporteur aérien doit, au titre de « toutes les mesures raisonnables » qu’il est tenu de mettre en œuvre afin d’éviter la survenance et les conséquences d’une « circonstance extraordinaire », au sens de cette disposition, telle que la détection d’un vice caché de conception du moteur de l’un de ses appareils, adopter une mesure préventive consistant à maintenir en réserve une flotte d’aéronefs de remplacement.

44      Ainsi qu’il a été rappelé au point 25 du présent arrêt, en cas de survenance d’une « circonstance extraordinaire », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, le transporteur n’est exonéré de son obligation d’indemnisation des passagers au titre de l’article 7 de ce règlement que s’il est en mesure de prouver qu’il a adopté les mesures adaptées à la situation, à savoir celles qui, au moment où ces « circonstances extraordinaires » surviennent, répondent notamment à des conditions techniquement et économiquement supportables pour lui (voir, en ce sens, arrêts du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann, C‑549/07, EU:C:2008:771, point 40, et du 4 avril 2019, Germanwings, C‑501/17, EU:C:2019:288, point 31).

45      Ce transporteur doit établir que, même en mettant en œuvre tous les moyens en personnel ou en matériel et les moyens financiers dont il disposait, il n’aurait manifestement pas pu, sauf à consentir des sacrifices insupportables au regard des capacités de son entreprise au moment pertinent, éviter que les circonstances extraordinaires auxquelles il était confronté conduisent à l’annulation ou au retard important du vol (voir, en ce sens, arrêts du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann, C‑549/07, EU:C:2008:771, point 41, ainsi que du 4 mai 2017, Pešková et Peška, C‑315/15, EU:C:2017:342, point 29).

46      Ainsi, l a Cour a retenu une acception souple et individualisée de la notion de « mesures raisonnables », laissant à la juridiction nationale le soin d’apprécier si, dans une situation concrète, le transporteur aérien peut être regardé comme ayant pris les mesures adaptées à la situation, à savoir des mesures qui étaient techniquement et économiquement réalisables pour ce transporteur aérien au moment où les circonstances extraordinaires sont survenues (voir, en ce sens, arrêts du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann, C‑549/07, EU:C:2008:771, point 42 ; du 12 mai 2011, Eglītis et Ratnieks, C‑294/10, EU:C:2011:303, point 30, ainsi que du 4 mai 2017, Pešková et Peška, C‑315/15, EU:C:2017:342, point 30).

47      Il en découle que l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 ne saurait être interprété comme imposant, de manière générale et indifférenciée, au transporteur aérien, au titre des « mesures raisonnables » visées à cette disposition, l’adoption d’une mesure préventive donnée, telle que celle consistant à maintenir en réserve une flotte d’aéronefs de remplacement ainsi que l’équipage correspondant, lorsqu’il est informé de l’existence d’un vice de conception du moteur révélé par le fabricant du moteur, afin d’obvier à la survenance de circonstances extraordinaires et aux conséquences de celles-ci.

48      Cela étant, a fin d’apprécier si le transporteur aérien a pris « toutes les mesures raisonnables », au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, il incombe à la juridiction de renvoi de procéder à une appréciation globale tenant compte, d’une part, de l’ensemble des mesures prises par le transporteur aérien depuis le jour de sa prise de connaissance de l’existence d’un vice de conception du moteur  révélée par le fabricant de ce moteur  au regard de l’ensemble des mesures qu’il pouvait prendre pour se prémunir contre la survenance d’une telle circonstance extraordinaire sur l’un de ses appareils et, d’autre part, des démarches entreprises par ce transporteur à la suite de la détection de ce vice sur l’un des moteurs de l’appareil concerné pour éviter l’annulation ou le retard important du vol concerné.

49      À cet égard, il convient de rappeler que le respect des règles minimales d’entretien d’un aéronef ne suffit pas à lui seul pour établir qu’un transporteur aérien a pris « toutes les mesures raisonnables » , au sens de cette disposition (voir, en ce sens, arrêt du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann, C‑549/07, EU:C:2008:771, point 43).

50      Dans ce contexte, il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, au regard des moyens financiers, matériels et humains du transporteur aérien, si celui-ci était en mesure d’affréter des aéronefs en renfort selon les différentes modalités existantes, à savoir dry lease/wetlease, ou s’il pouvait, compte tenu de ses mêmes moyens, remplacer préventivement le moteur dans le cadre d’un plan de réparation ou immobiliser l’avion jusqu’à la réparation ou le remplacement du moteur par le fabricant. À cette fin, ladite juridiction doit prendre en considération la faible disponibilité de moteurs de remplacement dans un contexte de pénurie mondiale de moteurs, ainsi que le temps nécessaire au montage du nouveau moteur à compter de la manifestation du vice de conception.

51      En fin, dans le cadre de cette analyse globale, il importe encore de relever que rien ne s’oppose, en principe, à ce qu’un transporteur aérien, qui est informé de l’existence d’un vice de conception du moteur et de l’éventuelle manifestation de celui-ci sur l’un des avions qu’il exploite, doive maintenir, en tant que mesure préventive, une flotte d’aéronefs de remplacement en réserve avec l’équipage correspondant, si cette mesure est techniquement, économiquement et humainement supportable pour lui, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier.

52      En revanche, il est exclu de compter parmi toutes les « mesures raisonnables » qu’il peut être attendu d’un transporteur aérien, celle proposée par D. dans ses observations écrites, consistant à imposer à un transporteur aérien de redimensionner automatiquement son réseau de vols en proportion de sa capacité opérationnelle. En effet, une telle mesure peut consister, au stade de la planification des vols, à l’annulation ou au retard important de nombreux vols en raison de la survenance hypothétique d’un vice de conception, ce qui est de nature à exiger du transporteur qu’il consente des sacrifices insupportables au regard des capacités de son entreprise.

53      Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre à la seconde question que l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 doit être interprété en ce sens qu’un transporteur aérien peut, au titre de « toutes les mesures raisonnables » qu’il est tenu de mettre en œuvre afin d’éviter la survenance et les conséquences d’une « circonstance extraordinaire », au sens de cette disposition, telle que la détection d’un vice caché de conception du moteur de l’un de ses appareils, adopter une mesure préventive consistant à maintenir en réserve une flotte d’aéronefs de remplacement, à condition que cette mesure demeure techniquement et économiquement réalisable au regard des capacités du transporteur au moment pertinent.

 Sur les dépens

54      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :

1)      L’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 11 février 2004, établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) no 295/91,

doit être interprété en ce sens que :

la détection d’un vice caché de conception du moteur d’un avion devant effectuer un vol relève de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de cette disposition, même lorsque le transporteur aérien avait été informé de l’existence d’un vice de ce type par le fabricant du moteur plusieurs mois avant le vol concerné.

2)      L’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004

doit être interprété en ce sens que :

un transporteur aérien peut, au titre de « toutes les mesures raisonnables » qu’il est tenu de mettre en œuvre afin d’éviter la survenance et les conséquences d’une « circonstance extraordinaire », au sens de cette disposition, telle que la détection d’un vice caché de conception du moteur de l’un de ses appareils, adopter une mesure préventive consistant à maintenir en réserve une flotte d’aéronefs de remplacement, à condition que cette mesure demeure techniquement et économiquement réalisable au regard des capacités du transporteur au moment pertinent.

Signatures


*      Langue de procédure : le polonais.