Affaire T340/17

Japan Airlines Co. Ltd

contre

Commission européenne

 Arrêt du Tribunal (quatrième chambre élargie) du 30 mars 2022

« Concurrence – Ententes – Marché du fret aérien – Décision constatant une infraction à l’article 101 TFUE, à l’article 53 de l’accord EEE et à l’article 8 de l’accord entre la Communauté et la Suisse sur le transport aérien – Coordination d’éléments du prix des services de fret aérien (surtaxe carburant, surtaxe sécurité, paiement d’une commission sur les surtaxes) – Échange d’informations – Compétence territoriale de la Commission – Article 266 TFUE – Prescription – Droits de la défense – Non-discrimination – Infraction unique et continue – Montant de l’amende – Valeur des ventes – Gravité de l’infraction – Montant additionnel – Circonstances atténuantes – Encouragement du comportement anticoncurrentiel par les autorités publiques – Participation substantiellement réduite – Proportionnalité – Compétence de pleine juridiction »

1.      Concurrence – Règles de l’Union – Champ d’application territorial – Compétence de la Commission – Admissibilité au regard du droit international public – Mise en œuvre ou effets qualifiés des pratiques abusives dans l’EEE – Voies alternatives – Critère de l’effet immédiat, substantiel et prévisible – Portée en présence d’un comportement ayant pour objet de restreindre la concurrence

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53)

(voir points 78, 79, 93, 95-104, 116-118, 122-130, 132-134, 143-152)

2.      Recours en annulation – Moyens – Incompétence de l’institution auteur de l’acte attaqué – Examen d’office par le juge de l’Union – Condition – Respect du principe du contradictoire

(Art. 263 TFUE)

(voir points 166, 167)

3.      Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Identification des infractions sanctionnées – Exigences découlant du principe de protection juridictionnelle effective – Clarté et précision du dispositif de la décision – Appréciation – Prééminence du libellé du dispositif sur les motifs

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 et art.11 ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47)

(voir points 173, 174, 177-183)

4.      Concurrence – Procédure administrative – Prescription en matière de poursuites – Suspension – Effet suspensif attaché aux procédures judiciaires pendantes – Portée – Effet erga omnes – Absence – Conséquence – Détermination en fonction de l’objet du litige

(Règlement du Conseil no 1/2003, art. 23 et 25, § 6)

(voir points 205, 206, 212)

5.      Concurrence – Procédure administrative – Pouvoirs de la Commission – Pouvoir d’adopter une décision constatant une infraction après prescription en matière d’imposition de sanctions au sens du règlement no 1/2003 – Condition – Existence d’un intérêt légitime à procéder à une telle constatation

(Art. 101 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7 et 25)

(voir points 207, 222)

6.      Recours en annulation – Objet – Décision constatant une infraction aux règles de la concurrence commise par plusieurs destinataires – Éléments, concernant des destinataires autres que le requérant, non attaqués ou attaqués hors délai – Exclusion – Conséquence – Prise en compte des seuls éléments du dispositif de la décision et des motifs nécessaires à son soutien concernant le requérant

(Art. 101, 263 et 288, 4e al. TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7 et 25.)

(voir points 214-218)

7.      Ententes – Interdiction – Infractions – Accords et pratiques concertées constitutifs d’une infraction unique – Imputation d’une responsabilité à une entreprise pour l’ensemble de l’infraction – Conditions – Pratiques et agissements infractionnels s’inscrivant dans un plan d’ensemble – Appréciation – Nécessité d’un rapport de concurrence entre les entreprises participantes – Absence

(Art. 101, § 1, TFUE ; accord EEE, art. 53, § 1)

(voir points 250-264, 269, 283)

8.      Concurrence – Amendes – Appréciation en fonction du comportement individuel de l’entreprise – Incidence de l’absence de sanction à l’encontre d’un autre opérateur économique – Absence – Respect du principe d’égalité de traitement devant se concilier avec celui du principe de légalité – Portée de l’obligation de motivation

(Art. 101 et 296 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 20)

(voir points 289-296)

9.      Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Ventes réalisées en relation directe ou indirecte avec l’infraction – Entente dans le secteur des services de fret aérien – Entente visant plusieurs éléments du prix des services de fret – Prise en compte de l’entier montant des ventes liées aux services de fret – Admissibilité – Violation du principe de proportionnalité – Absence

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2 et 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, points 6 et 13)

(voir points 304-312, 316-330)

10.    Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Gravité de l’infraction – Critères d’appréciation – Nature de l’infraction – Entente horizontale en matière de prix – Gravité inhérente à une telle infraction propre à justifier le choix d’un coefficient de gravité élevé

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2 et 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, points 19 à 23)

(voir points 336-341)

11.    Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Fixation du montant de base – Détermination de la valeur des ventes – Prise en compte de la seule valeur des ventes réalisées en relation directe ou indirecte avec l’infraction dans le secteur géographique concerné – Ventes réalisées à l’intérieur du territoire de l’Espace économique européen – Entente dans le secteur des services de fret aérien – Prise en compte de la valeur des ventes de services de fret entrants – Admissibilité

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 13)

(voir points 361-373)

12.    Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Ajustement du montant de base – Circonstances atténuantes – Marge d’appréciation de la Commission pour effectuer une appréciation globale – Critère de la participation substantiellement réduite – Facteurs d’appréciation

(Art. 101 TFUE ; accord EEE, art. 53 ; accord CE-Suisse sur le transport aérien, art. 8 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 2 et 3 ; communication de la Commission 2006/C 210/02, point 29)

(voir points 396-399)

13.    Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Contrôle juridictionnel – Compétence de pleine juridiction du juge de l’Union – Portée – Limite – Respect du principe de non-discrimination – Prise en compte des lignes directrices pour le calcul des amendes

(Art. 261 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 31 ; communication de la Commission 2006/C210/02)

(voir points 426-432)

Résumé

La requérante, Japan Airlines Co. Ltd, anciennement Japan Airlines International Co. Ltd, est une compagnie de transport aérien dont l’une des divisions, dénommée JAL Cargo, fournit des services de fret aérien. À l’époque des faits, la requérante était une filiale de Japan Airlines Corp., qu’elle a absorbée et dont elle assure la succession juridique.

La requérante compte parmi les 19 destinataires de la décision C(2017) 1742 final de la Commission, du 17 mars 2017, relative à une procédure d’application de l’article 101 TFUE, de l’article 53 de l’accord EEE et de l’article 8 de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien (affaire AT.39258 - Fret aérien) (ci-après la « décision attaquée »). Par cette décision, la Commission européenne a constaté l’existence d’une infraction unique et continue à ces dispositions, par laquelle les entreprises en cause avaient coordonné, au cours de périodes comprises entre 1999 et 2006, leur comportement en matière de tarification pour la fourniture de services de fret dans le monde entier. Elle a infligé à la requérante une amende d’un montant fixé à 35 700 000 euros pour sa participation à cette infraction.

Le 7 décembre 2005, la Commission avait reçu, au titre de sa communication sur la clémence de 2002 (1), une demande d’immunité introduite par Lufthansa et deux de ses filiales. Cette demande faisait état de l’existence de contacts anticoncurrentiels entre plusieurs entreprises actives sur le marché du fret aérien (ci-après les « transporteurs »), portant sur plusieurs éléments constitutifs du prix des services fournis dans le cadre de ce marché, à savoir l’instauration de surtaxes « carburant » et « sécurité » ainsi que, en substance, le refus d’accorder aux transitaires une ristourne sur ces surtaxes. Les éléments recueillis par la Commission et ses investigations l’ont conduite à adresser, le 19 décembre 2007, une communication des griefs à 27 transporteurs, puis à adopter, le 9 novembre 2010, à l’encontre de 21 transporteurs, dont la requérante, une première décision (2). Celle-ci a toutefois été annulée par le Tribunal, par arrêts du 16 décembre 2015 (3), dans la limite des conclusions en annulation respectives à cette fin, en raison de contradictions entachant la motivation de ladite décision.

Dans son arrêt, le Tribunal accueille partiellement les conclusions en annulation de la décision attaquée, de même que les conclusions tendant à la réduction du montant de l’amende infligée à la requérante. Ainsi, il constate une violation des règles relatives à la prescription en matière d’imposition de sanctions pour infractions aux règles de concurrence, tout en validant l’analyse par laquelle la Commission a établi l’existence d’une infraction unique et continue affectant plusieurs types de liaisons aériennes et en apportant des précisions sur l’étendue de la compétence territoriale de la Commission en présence de pratiques mises en œuvre, pour partie, hors de l’Union, et sur l’application des critères de détermination du montant des amendes dans de telles circonstances.

Appréciation du Tribunal

En premier lieu, le Tribunal examine le moyen tiré d’un défaut de compétence de la Commission pour constater et sanctionner une violation de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord EEE sur les liaisons à destination de l’Espace économique européen (EEE) et en provenance de pays tiers. À cet égard, il rappelle que la Commission est compétente pour constater et sanctionner un comportement adopté en dehors du territoire de l’Union ou de l’EEE, pour autant qu’il ait été mis en œuvre sur ce territoire ou qu’il fût prévisible qu’il y produise un effet immédiat et substantiel. En l’occurrence, la Commission était fondée à se reconnaître compétente au regard des effets qualifiés de l’infraction litigieuse. Plus particulièrement, la nocivité inhérente à un accord ou pratique horizontale en matière de prix, telle l’infraction litigieuse, dont découle sa qualification de restriction de concurrence par « objet », la dispensait d’en rechercher les effets concrets au sein de l’EEE. Par ailleurs, c’est sans encourir la censure du Tribunal que la Commission a pu admettre le caractère prévisible, immédiat et substantiel des effets du comportement litigieux au sein de l’EEE, lequel résulte de la répercussion, que le fonctionnement normal du marché permet de raisonnablement escompter, par les transitaires appelés à s’acquitter du coût majoré des services de fret aérien sur les liaisons concernées, du surcoût correspondant sur les expéditeurs, elle-même susceptible de contribuer à une hausse du prix des marchandises importées dans l’EEE.

En deuxième lieu, le Tribunal écarte le moyen, relevé d’office, tiré d’un défaut de compétence de la Commission pour constater et sanctionner une violation de l’article 53 de l’accord EEE sur les liaisons entre la Suisse, d’une part, et la Norvège et l’Islande, d’autre part. En effet, selon le Tribunal, il ressort tant du dispositif que des motifs de la décision attaquée que la Commission n’a constaté aucune violation de cette disposition sur lesdites liaisons.

En troisième lieu, le Tribunal vérifie si l’écoulement du délai de prescription (4) faisait obstacle à l’exercice, par la Commission, de son pouvoir de sanction, comme le soutenait la requérante. Dans la mesure où la décision attaquée a imputé l’infraction litigieuse à la requérante en ce qui concerne des liaisons ne figurant pas dans le dispositif de la décision du 9 novembre 2010, le Tribunal opère une distinction entre, d’une part, les liaisons reprises dans le dispositif de cette décision, à l’égard desquelles le recours introduit par la requérante à son encontre était susceptible d’avoir un effet suspensif sur le délai de prescription, et, d’autre part, les liaisons visées par le seul dispositif de la décision attaquée, en l’occurrence les liaisons intra-EEE et Union-Suisse, à l’égard desquelles aucun motif de prorogation du délai de prescription ne s’applique. Or, s’agissant de ces dernières, il convient de constater que la décision attaquée a été adoptée plus de dix ans après la cessation des comportements en cause, de sorte que la requérante est fondée à se prévaloir de l’expiration du délai de prescription à leur égard, sans toutefois pouvoir prétendre, à ce titre, à l’annulation de la décision attaquée dans son intégralité.

En quatrième lieu, en réponse aux griefs par lesquels la requérante reprochait à la Commission de l’avoir tenue pour responsable de l’infraction litigieuse sur des liaisons qu’elle ne dessert pas ou qu’elle n’est pas admise à desservir, le Tribunal souligne que l’imputation à une entreprise des comportements anticoncurrentiels composant une infraction unique auxquels elle n’a pas directement participé exige l’existence d’un plan global poursuivant un objectif commun, la contribution intentionnelle de l’entreprise concernée à ce plan et sa connaissance (prouvée ou présumée) de ces comportements. Ces conditions étant satisfaites en l’espèce, la Commission était fondée à tenir la requérante pour responsable de l’infraction unique et continue en tant qu’elle portait sur les liaisons EEE-pays tiers sauf Japon, indépendamment de son éventuelle qualité de concurrente potentielle sur ces liaisons.

En cinquième lieu, le Tribunal examine les griefs de la requérante à l’encontre de la détermination du montant de l’amende qui lui a été infligée, en particulier ceux concernant la détermination de la valeur des ventes et du coefficient de gravité dans les conditions décrites par les lignes directrices de 2006 (5). À cet égard, la Commission n’encourt aucune critique pour avoir déterminé la valeur des ventes par référence au chiffre d’affaires généré par la vente de services de fret, plutôt que par référence aux seules recettes tirées des surtaxes en cause. En effet, selon le Tribunal, la valeur des ventes doit refléter le prix facturé aux clients pour les services de fret, dont les surtaxes ne sont qu’un élément. Par ailleurs, le choix d’un coefficient de gravité de 16 %, sur une échelle de 0 à 30 %, est jugé exempt d’erreur. En effet, d’une part, un tel coefficient de gravité est très favorable à la requérante au vu de la gravité inhérente aux pratiques litigieuses. D’autre part, la requérante n’avait contesté aucun des trois facteurs supplémentaires sur lesquels s’était fondée la Commission pour déterminer le coefficient de gravité, à savoir les parts de marchés cumulées des transporteurs incriminés, la portée géographique de l’infraction unique et continue et la mise en œuvre des pratiques litigieuses. Enfin, pour autant que la requérante jugeait insuffisante la réduction générale de 15 % dont elle a bénéficié au titre de l’existence de circonstances atténuantes, au regard des spécificités du cadre réglementaire japonais, le Tribunal juge son argumentation insuffisamment étayée.

En dernier lieu, le Tribunal fait usage de sa compétence de pleine juridiction pour statuer sur les conclusions tendant à la réduction du montant de l’amende infligée. Sans s’écarter de la méthode de calcul suivie par la Commission dans la décision attaquée, il tire ainsi les conséquences de ses conclusions, en particulier au sujet de l’acquisition de la prescription s’agissant des pratiques relatives aux liaisons intra-EEE et Union-Suisse. Le Tribunal admet, par suite, le caractère limité de la participation de la requérante à l’infraction unique et continue et, partant, l’application d’une réduction supplémentaire à ce titre. En conséquence, le montant de l’amende infligée à la requérante, fixé à 35 700 000 euros par la Commission, est réduit à 28 875 000 euros.


1      Communication sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes (JO 2002, C 45, p. 3).


2      Décision C(2010) 7694 final de la Commission, du 9 novembre 2010, relative à une procédure d’application de l’article 101 TFUE, de l’article 53 de l’accord EEE et de l’article 8 de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien (affaire COMP/39258 - Fret aérien).


3      Arrêts du 16 décembre 2015, Air Canada/Commission (T‑9/11, non publié, EU:T:2015:994), Koninklijke Luchtvaart Maatschappij/Commission (T‑28/11, non publié, EU:T:2015:995), Japan Airlines/Commission (T‑36/11, non publié, EU:T:2015:992), Cathay Pacific Airways/Commission (T‑38/11, non publié, EU:T:2015:985), Cargolux Airlines/Commission (T‑39/11, non publié, EU:T:2015:991), Latam Airlines Group et Lan Cargo/Commission (T‑40/11, non publié, EU:T:2015:986), Singapore Airlines et Singapore Airlines Cargo Pte/Commission (T‑43/11, non publié, EU:T:2015:989), Deutsche Lufthansa e.a./Commission (T‑46/11, non publié, EU:T:2015:987), British Airways/Commission (T‑48/11, non publié, EU:T:2015:988), SAS Cargo Group e.a./Commission (T‑56/11, non publié, EU:T:2015:990), Air France KLM/Commission (T‑62/11, non publié, EU:T:2015:996), Air France/Commission (T‑63/11, non publié, EU:T:2015:993), et Martinair Holland/Commission (T‑67/11, non publié, EU:T:2015:984).


4      Il s’agit, en l’occurrence, du délai visé à l’article 25, paragraphes 5 et 6, du règlement no 1/2003, d’une durée de dix ans à compter de la cessation de l’infraction.


5      Lignes directrices pour le calcul des montants des amendes infligées en application de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1/2003 (JO 2006, C 210, p. 2).