Affaires jointes C37/20 et C601/20

WM (C37/20) et Sovim SA (C601/20)

contre

Luxembourg Business Registers

[deux demandes de décision préjudicielle, introduite par Tribunal d’arrondissement (Luxembourg)]

 Arrêt de la Cour (grande chambre) du 22 novembre 2022

« Renvoi préjudiciel – Prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme – Directive (UE) 2018/843 modifiant la directive (UE) 2015/849 – Modification apportée à l’article 30, paragraphe 5, premier alinéa, sous c), de cette dernière directive – Accès de tout membre du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs – Validité – Articles 7 et 8 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Respect de la vie privée et familiale – Protection des données à caractère personnel »

1.        Rapprochement des législations – Prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme – Directive 2015/849 – Modification imposant aux États membres d’assurer l’accès de tout membre du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire – Ingérence grave dans les droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel – Justification – Respect du principe de légalité et du contenu essentiel des droits fondamentaux – Existence de l’objectif d’intérêt général – Absence de caractère nécessaire et proportionné de l’ingérence en cause – Invalidité

[Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 7 et 8 ; directives du Parlement européen et du Conseil 2015/849, art. 30, § 1, 5 et 9, et 2018/843, considérants 30 et 31 et art. 1er, point 15, c)]

(voir points 37-44, 47-52, 57-59, 66, 67, 71-76, 81-85, 88 et disp.)

2.        Droits fondamentaux – Respect de la vie privée – Protection des données à caractère personnel – Limitations – Conditions

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 7, 8 et 52, § 1)

(voir points 46, 63-65)

3.        Rapprochement des législations – Prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme – Directive 2015/849 – Modification imposant aux États membres d’assurer l’accès de tout membre du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire – Ingérence grave dans les droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel – Justification – Invocation du principe de transparence en tant qu’objectif d’intérêt général susceptible de justifier l’ingérence en cause – Inadmissibilité

[Art. 1er et 10 TUE ; art. 15 TFUE ; directive du Parlement européen et du Conseil 2015/849, telle que modifiée par la directive 2018/843, art. 30, § 5, 1er al., c)]

(voir points 60-62)

Résumé

Aux fins de la lutte et de la prévention contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, la directive antiblanchiment (1) impose aux États membres de tenir un registre contenant des informations sur les bénéficiaires effectifs (2) de sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire. À la suite d’une modification de cette directive par la directive 2018/843 (3), certaines de ces informations doivent être rendues accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public. Conformément à la directive antiblanchiment ainsi modifiée (ci-après la « directive antiblanchiment modifiée »), la législation luxembourgeoise (4) a institué un Registre des bénéficiaires effectifs (ci-après le « RBE ») destiné à conserver et à mettre à disposition une série d’informations sur les bénéficiaires effectifs des entités immatriculées dont l’accès est ouvert à toute personne.

Dans ce contexte, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg a été saisi de deux affaires, introduites respectivement par WM et Sovim SA qui contestent le rejet, par Luxembourg Business Registers, gestionnaire du RBE, de leurs demandes visant à empêcher l’accès du grand public aux informations relatives, dans la première affaire, à WM en tant que bénéficiaire effectif d’une société civile immobilière et, dans la seconde affaire, au bénéficiaire effectif de Sovim SA. Dans le cadre de ces deux affaires, éprouvant des doutes notamment quant à la validité des dispositions du droit de l’Union qui instaurent le système d’accès public aux informations relatives aux bénéficiaires effectifs, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg a saisi la Cour d’une question préjudicielle en appréciation de validité.

Par son arrêt, la Cour, réunie en grande chambre, déclare invalide la directive 2018/843 en tant qu’elle a modifié la directive antiblanchiment en ce sens que les États membres doivent veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public (5).

Appréciation de la Cour

En premier lieu, la Cour constate que l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs, prévu par la directive antiblanchiment modifiée, constitue une ingérence grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, respectivement consacrés aux articles 7 et 8 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

À cet égard, la Cour observe que, dès lors que les données concernées comportent des informations sur des personnes physiques identifiées, à savoir les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur le territoire des États membres, l’accès de tout membre du grand public à celles-ci affecte le droit fondamental au respect de la vie privée. En outre, leur mise à la disposition du grand public constitue un traitement de données à caractère personnel. Elle ajoute qu’une telle mise à la disposition du grand public constitue une ingérence dans les deux droits fondamentaux précités, quelle que soit l’utilisation ultérieure des informations communiquées (6).

S’agissant de la gravité de cette ingérence, la Cour relève que, dans la mesure où les informations mises à la disposition du grand public ont trait à l’identité du bénéficiaire effectif ainsi qu’à la nature et à l’étendue de ses intérêts effectifs détenus dans des sociétés ou d’autres entités juridiques, elles sont susceptibles de permettre de dresser un profil concernant certaines données personnelles d’identification, l’état de fortune de l’intéressé ainsi que les secteurs économiques, les pays et les entreprises spécifiques dans lesquels celui-ci a investi. De plus, ces informations deviennent accessibles à un nombre potentiellement illimité de personnes, de sorte qu’un tel traitement de données à caractère personnel est susceptible de permettre également à des personnes qui, pour des raisons étrangères à l’objectif poursuivi par cette mesure, cherchent à s’informer sur la situation notamment matérielle et financière d’un bénéficiaire effectif, d’accéder librement auxdites informations. Cette possibilité s’avère d’autant plus aisée lorsque les données peuvent être consultées sur Internet. Par ailleurs, les conséquences potentielles pour les personnes concernées résultant d’une éventuelle utilisation abusive de leurs données sont aggravées par le fait que, une fois mises à la disposition du grand public, elles peuvent non seulement être librement consultées, mais également être conservées et diffusées et qu’il devient, ainsi, d’autant plus difficile, voire illusoire, pour ces personnes de se défendre efficacement contre des abus.

En second lieu, au titre de l’examen de la justification de l’ingérence en cause, premièrement, la Cour note que, en l’espèce, le principe de légalité est respecté. En effet, la limitation de l’exercice des droits fondamentaux susmentionnés résultant de l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs est prévue par un acte législatif, à savoir la directive antiblanchiment modifiée. En outre, d’une part, cette directive précise que ces informations doivent être adéquates, exactes et actuelles, et énumère expressément certaines données auxquelles l’accès public doit être accordé. D’autre part, elle établit les conditions dans lesquelles les États membres peuvent prévoir des dérogations à un tel accès.

Deuxièmement, elle précise que l’ingérence en cause ne porte pas atteinte au contenu essentiel des droits fondamentaux garantis aux articles 7 et 8 de la Charte. S’il est vrai que la directive antiblanchiment modifiée ne contient pas une énumération exhaustive des données auxquelles tout membre du grand public doit être autorisé à accéder et que les États membres sont habilités à donner accès à des informations supplémentaires, il n’en reste pas moins que seules des informations adéquates sur les bénéficiaires effectifs et les intérêts effectifs détenus peuvent être obtenues, conservées et, partant, potentiellement rendues accessibles au public, ce qui exclut notamment des informations n’ayant pas de rapport adéquat avec les finalités de la directive antiblanchiment modifiée. Or, il n’apparaît pas que la mise à disposition du grand public des informations ayant un tel rapport porterait d’une quelconque manière atteinte au contenu essentiel des droits fondamentaux visés.

Troisièmement, la Cour souligne que, en prévoyant l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs, le législateur de l’Union vise à prévenir le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme en mettant en place, au moyen d’une transparence accrue, un environnement moins susceptible d’être utilisé à ces fins, ce qui constitue un objectif d’intérêt général susceptible de justifier des ingérences, mêmes graves, dans les droits fondamentaux consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte.

Quatrièmement, dans le cadre de l’examen du caractère apte, nécessaire et proportionné de l’ingérence en cause, la Cour constate que, certes, l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs est apte à contribuer à la réalisation de cet objectif.

Toutefois, elle estime que cette ingérence ne saurait être considérée comme limitée au strict nécessaire. D’une part, la stricte nécessité de ladite ingérence ne peut pas être démontrée en s’appuyant sur le fait que le critère de l’« intérêt légitime » dont, selon la directive antiblanchiment, dans sa version antérieure à sa modification par la directive 2018/843, devait disposer toute personne souhaitant accéder aux informations sur les bénéficiaires effectifs, était difficile à mettre en œuvre et que son application pouvait conduire à des décisions arbitraires. En effet, l’existence éventuelle de difficultés pour définir précisément les hypothèses et les conditions dans lesquelles le public peut accéder aux informations sur les bénéficiaires effectifs ne saurait justifier que le législateur de l’Union prévoie l’accès du grand public à ces informations.

D’autre part, les explications figurant à la directive 2018/843 ne sauraient non plus établir la stricte nécessité de l’ingérence en cause (7). Dans la mesure où, selon ces explications, l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs est censé permettre un contrôle accru des informations par la société civile, notamment la presse ou les organisations de la société civile, la Cour relève que tant la presse que les organisations de la société civile présentant un lien avec la prévention et la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ont un intérêt légitime à accéder aux informations concernées. Il en va de même des personnes souhaitant connaître l’identité des bénéficiaires effectifs d’une société ou d’une autre entité juridique du fait qu’elles sont susceptibles de conclure des transactions avec celles-ci, ou encore des institutions financières et des autorités impliquées dans la lutte contre des infractions en matière de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme.

En outre, l’ingérence en cause ne présente pas non plus un caractère proportionné. À cet égard, la Cour constate que les règles matérielles encadrant cette ingérence ne répondent pas à l’exigence de clarté et de précision. En effet, la directive anti-blanchiment modifiée prévoit l’accès de tout membre du grand public « au moins » aux données y visées et confère aux États membres la faculté à donner accès à des informations supplémentaires, comprenant, « au moins », la date de naissance ou les coordonnées du bénéficiaire effectif concerné. Or, par l’emploi de l’expression « au moins », cette directive autorise la mise à disposition du public de données qui ne sont pas suffisamment définies ni identifiables.

Par ailleurs, en ce qui concerne la mise en balance de la gravité de cette ingérence avec l’importance de l’objectif d’intérêt général visé, la Cour reconnaît que, compte tenu de son importance, cet objectif est susceptible de justifier des ingérences, mêmes graves, dans les droits fondamentaux consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte.

Néanmoins, d’une part, la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme incombe prioritairement aux autorités publiques ainsi qu’aux entités, telles que les établissements de crédit ou les établissement financiers, qui, en raison de leurs activités, se voient imposer des obligations spécifiques en la matière. Pour ce motif, la directive antiblanchiment modifiée prévoit que les informations sur les bénéficiaires effectifs doivent être accessibles, dans tous les cas, aux autorités compétentes et aux cellules de renseignement financier, sans aucune restriction, ainsi qu’aux entités assujetties, dans le cadre de la vigilance à l’égard de la clientèle (8).

D’autre part, en comparaison avec le régime antérieur qui prévoyait, outre l’accès des autorités compétentes et de certaines entités aux informations sur les bénéficiaires effectifs, celui de toute personne ou organisation capable de démontrer un intérêt légitime, le régime introduit par la directive 2018/843 représente une atteinte considérablement plus grave aux droits fondamentaux garantis aux articles 7 et 8 de la Charte, sans que cette aggravation puisse être compensée par les bénéfices éventuels, qui pourraient résulter de ce dernier régime par rapport au premier, en ce qui concerne la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.


1      Directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 2015, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) no 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission (JO 2015, L 141, p. 73, ci-après la « directive antiblanchiment »).


2      Aux termes de l’article 3, point 6, de la directive antiblanchiment, les bénéficiaires effectifs sont les personnes physiques qui, en dernier ressort, possèdent ou contrôlent le client et/ou la ou les personnes physiques pour lesquelles une transaction est exécutée, ou une activité réalisée.


3      Directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil, du 30 mai 2018, modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE (JO 2018, L 156, p. 43).


4      Loi du 13 janvier 2019 instituant un Registre des bénéficiaires effectifs (Mémorial A 2019, no 15).


5      Invalidité de l’article 1er, point 15, sous c), de la directive 2018/843, modifiant l’article 30, paragraphe 5, premier alinéa, sous c), de la directive antiblanchiment.


6      Arrêt du 21 juin 2022, Ligue des droits humains (C 817/19, EU:C:2022:491, point 96 et jurisprudence citée).


7      Sont visées les explications figurant au considérant 30 de la directive 2018/843.


8      Article 30, paragraphe 5, premier alinéa, sous a) et b), de la directive antiblanchiment modifiée.