Affaire C201/15

Anonymi Geniki Etairia Tsimenton Iraklis (AGET Iraklis)

contre

Ypourgos Ergasias, Koinonikis Asfalisis kai Koinonikis Allilengyis

(demande de décision préjudicielle, introduite par le Symvoulio tis Epikrateias)

« Renvoi préjudiciel – Directive 98/59/CE – Rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs – Article 49 TFUE – Liberté d’établissement – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 16 – Liberté d’entreprise – Réglementation nationale conférant à une autorité administrative le pouvoir de s’opposer à des licenciements collectifs après évaluation des conditions du marché du travail, de la situation de l’entreprise et de l’intérêt de l’économie nationale – Crise économique aiguë – Taux de chômage national particulièrement élevé »

Sommaire – Arrêt de la Cour (grande chambre) du 21 décembre 2016

1.        Politique sociale – Rapprochement des législations – Licenciements collectifs – Directive 98/59 – Réglementation nationale conférant à une autorité administrative le pouvoir de s’opposer à des licenciements collectifs après évaluation des conditions du marché du travail, de la situation de l’entreprise et de l’intérêt de l’économie nationale – Admissibilité – Limite – Atteinte à l’effet utile de la directive causée par l’application concrète de ladite réglementation – Vérification par la juridiction nationale

(Directive du Conseil 98/59)

2.        Liberté d’établissement – Restrictions – Réglementation nationale conférant à une autorité administrative le pouvoir de s’opposer à des licenciements collectifs après évaluation des conditions du marché du travail, de la situation de l’entreprise et de l’intérêt de l’économie nationale – Inadmissibilité – Crise économique aiguë et taux de chômage national particulièrement élevé – Absence d’incidence

(Art. 49 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 16 et 52, § 1)

3.        Liberté d’établissement – Dispositions du traité – Champ d’application – Réglementation nationale conférant à une autorité administrative le pouvoir de s’opposer à des licenciements collectifs après évaluation des conditions du marché du travail, de la situation de l’entreprise et de l’intérêt de l’économie nationale – Inclusion – Absence d’examen autonome au regard des dispositions régissant la libre circulation des capitaux

(Art. 49 TFUE et 63 TFUE)

1.      La directive 98/59, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas, en principe, à une réglementation nationale en vertu de laquelle un employeur ne peut, en l’absence d’accord avec les représentants des travailleurs sur un projet de licenciement collectif, procéder à un tel licenciement qu’à la condition que l’autorité publique nationale compétente à laquelle doit être notifié ce projet n’adopte pas, dans le délai prévu par ladite réglementation et après examen du dossier et évaluation des conditions du marché du travail, de la situation de l’entreprise ainsi que de l’intérêt de l’économie nationale, une décision motivée de ne pas autoriser la réalisation de tout ou partie des licenciements envisagés. Il en va, toutefois, différemment s’il s’avère, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier, que, eu égard aux trois critères d’évaluation auxquels renvoie cette réglementation et à l’application concrète qu’en fait ladite autorité publique sous le contrôle des juridictions compétentes, ladite réglementation a pour conséquence de priver les dispositions de cette directive de leur effet utile.

En effet, la directive 98/59 n’assure qu’une harmonisation partielle des règles de protection des travailleurs en cas de licenciements collectifs, à savoir la procédure à suivre lors de tels licenciements. C’est ainsi que cette directive ne porte pas atteinte à la liberté de l’employeur de procéder ou de ne pas procéder à des licenciements collectifs. Ladite directive ne précise notamment pas les circonstances dans lesquelles l’employeur doit envisager des licenciements collectifs et ne touche en rien à sa liberté de jugement quant à savoir si et quand il doit former un projet de licenciement collectif. Dès lors, les conditions de fond auxquelles se trouve, le cas échéant, soumise la possibilité pour l’employeur de procéder ou non à des licenciements collectifs ne relèvent pas, en principe, de l’application de la directive 98/59 et demeurent, en conséquence, du ressort des États membres.

Toutefois, s’il est vrai que la directive 98/59 n’assure qu’une harmonisation partielle des règles de protection des travailleurs en cas de licenciements collectifs, il n’en demeure pas moins que le caractère limité d’une telle harmonisation ne saurait avoir pour conséquence de priver d’effet utile les articles 2 à 4 de cette directive. Partant, un État membre ne saurait, notamment, adopter une mesure nationale qui, bien que de nature à garantir à un niveau renforcé la protection des droits des travailleurs contre les licenciements collectifs aurait, cependant, pour conséquence de priver les articles 2 à 4 de ladite directive de leur effet utile. Il en irait ainsi en présence d’une réglementation nationale soumettant les licenciements collectifs à l’assentiment préalable d’une autorité publique si, en raison, par exemple, des critères au regard desquels ladite autorité est appelée à se prononcer ou de la manière dont celle-ci interprète et applique concrètement ceux-ci, toute possibilité effective pour l’employeur de procéder à de tels licenciements collectifs se trouvait, en pratique, exclue.

(voir points 29-31, 33, 36-38, 44, disp. 1)

2.      L’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle un employeur ne peut, en l’absence d’accord avec les représentants des travailleurs sur un projet de licenciement collectif, procéder à un tel licenciement qu’à la condition que l’autorité publique nationale compétente à laquelle doit être notifié ce projet n’adopte pas, dans le délai prévu par ladite réglementation et après examen du dossier et évaluation des conditions du marché du travail, de la situation de l’entreprise ainsi que de l’intérêt de l’économie nationale, une décision motivée de ne pas autoriser la réalisation de tout ou partie des licenciements envisagés.

En effet, une telle réglementation nationale constitue une ingérence importante dans certaines libertés dont jouissent, généralement, les opérateurs économiques. Par conséquent, elle est de nature à rendre moins attrayant un accès au marché national, en cas d’accès à ce marché, à réduire considérablement, voire à supprimer, les possibilités, pour les opérateurs d’autres États membres ayant ainsi fait le choix de s’installer sur un nouveau marché, de moduler, par la suite, leur activité sur celui-ci ou d’y renoncer, en se séparant, dans ces perspectives, des travailleurs précédemment engagés. Dans ces conditions, une telle réglementation nationale est susceptible de constituer un obstacle sérieux à l’exercice de la liberté d’établissement dans cet État membre.

Une telle restriction ne saurait être admise que si elle se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général. De plus, une telle réglementation nationale ne peut bénéficier d’une telle justification que si elle est conforme aux droits fondamentaux dont la Cour assure le respect. En l’occurrence, la réglementation nationale en cause emporte une limitation à l’exercice de la liberté d’entreprise consacrée à l’article 16 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Parmi les raisons impérieuses d’intérêt général reconnues par la Cour, figurent la protection des travailleurs et la promotion de l’emploi et de l’embauche. Ainsi, il a été notamment admis que des considérations tenant au maintien de l’emploi puissent constituer, dans certaines circonstances et sous certaines conditions, des justifications acceptables d’une réglementation nationale ayant pour effet d’entraver la liberté d’établissement.

Pour qu’il en aille ainsi, il faut que les restrictions imposées soient propres à garantir l’objectif d’intérêt général qu’elles poursuivent et qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. À cet égard, le simple fait pour un État membre de prévoir, dans sa législation nationale, que les projets de licenciement collectif doivent, préalablement à toute mise en œuvre, être notifiés à une autorité nationale, laquelle se trouve dotée de pouvoirs de contrôle lui permettant, en certaines circonstances, de s’opposer à un tel projet pour des motifs ayant trait à la protection des travailleurs et de l’emploi, ne saurait être tenu pour contraire à la liberté d’établissement garantie par l’article 49 TFUE ni à la liberté d’entreprise consacrée à l’article 16 de la charte. En premier lieu, un tel régime n’a aucunement pour conséquence d’exclure, de par sa nature même, toute possibilité pour les entreprises de procéder à des licenciements collectifs, dès lors qu’il vise uniquement à encadrer une telle possibilité en tendant, dans ce domaine sensible, à une conciliation et à un juste équilibre entre les intérêts liés à la protection des travailleurs et de l’emploi, notamment contre des licenciements injustifiés et contre les conséquences des licenciements collectifs pour les travailleurs, et, ceux ayant trait à la liberté d’établissement et à la liberté d’entreprendre des opérateurs économiques que consacrent les articles 49 TFUE et 16 de la charte. Ainsi envisagé dans son principe, un tel encadrement des conditions dans lesquelles il peut être procédé à des licenciements collectifs est donc susceptible de satisfaire aux exigences découlant du principe de proportionnalité, et, partant, d’être compatible, sous cet angle, avec les articles 49 TFUE et 16 de la charte.

S’agissant, en second lieu, des modalités concrètes caractérisant ledit régime d’encadrement des licenciements collectifs et, singulièrement, des trois critères dont l’autorité publique compétente est appelée à tenir compte aux fins de décider si elle s’oppose ou non à un licenciement collectif, le premier d’entre eux, à savoir le critère de l’« intérêt de l’économie nationale », ne saurait être admis car il poursuit un objectif de nature économique qui ne peut constituer une raison d’intérêt général justifiant une restriction d’une liberté fondamentale garantie par le traité. En revanche, s’agissant des deux autres critères d’appréciation auxquels se réfère la réglementation nationale en cause, à savoir la « situation de l’entreprise » et les « conditions du marché du travail », ceux-ci paraissent, a priori, certes, pouvoir être rattachés aux objectifs légitimes d’intérêt général que sont la protection des travailleurs et de l’emploi. Toutefois, de tels critères sont formulés de manière très générale et imprécise. De tels critères qui ne sont pas précis et ne reposent ainsi pas sur des conditions objectives et contrôlables vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les buts indiqués et ne sauraient dès lors satisfaire aux exigences du principe de proportionnalité. Il s’ensuit qu’un régime de contrôle et d’opposition tel que celui mis en place par la réglementation en cause méconnaît, à raison de ses modalités concrètes, les exigences du principe de proportionnalité et enfreint, dès lors, l’article 49 TFUE. Par identité de motifs, une telle réglementation méconnaît également le principe de proportionnalité prévu à l’article 52, paragraphe 1, de la charte et, partant, l’article 16 de celle-ci.

Par ailleurs, l’existence éventuelle, dans un État membre, d’un contexte caractérisé par une crise économique aiguë et un taux de chômage particulièrement élevé n’est pas de nature à affecter cette interprétation. En effet, hormis la possibilité que certaines entraves à la liberté d’établissement résultant de mesures nationales puissent se trouver justifiées au regard de certaines raisons impérieuses d’intérêt général, les traités ne prévoient, en revanche, pas qu’il puisse, en dehors desdites hypothèses, être dérogé à cette disposition du droit primaire ou que celle-ci puisse purement et simplement être écartée du fait de l’existence d’un tel contexte national.

(voir points 55-57, 61, 65, 66, 73-75, 80, 83, 88, 90, 94-100, 102-104, 107, 108, disp. 1 et 2)

3.      Le cas de figure dans lequel une société envisageant de procéder à des licenciements collectifs est une société dans le capital de laquelle un groupe multinational de sociétés établi dans un autre État membre dispose d’une participation majoritaire lui permettant d’exercer une influence certaine sur les décisions de ladite société et d’en déterminer les activités relève de la liberté d’établissement. Dans ces conditions, à supposer que la réglementation nationale conférant à une autorité administrative le pouvoir de s’opposer à des licenciements collectifs après évaluation des conditions du marché du travail, de la situation de l’entreprise et de l’intérêt de l’économie nationale produise des effets restrictifs sur la libre circulation des capitaux, ceux-ci seraient la conséquence inéluctable d’une éventuelle entrave à la liberté d’établissement et ne justifieraient pas un examen autonome au regard de l’article 63 TFUE relatif à la libre circulation des capitaux.

(voir point 59)