CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. EVGENI TANCHEV
présentées le 9 novembre 2017 (1)
Affaire C‑414/16
Vera Egenberger
contre
Evangelisches Werk für Diakonie und Entwicklung eV
[demande de décision préjudicielle du Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail, Allemagne)]
« Renvoi préjudiciel – Égalité de traitement en matière d’emploi –Directive 2000/78/CE – Article 4, paragraphe 2 – Exigences professionnelles essentielles, légitimes et justifiées d’organisations dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions – Différence de traitement fondée sur la religion en matière d’emploi par une association supplétive d’une Église – Article 17 TFUE – Privilège ecclésial d’autodétermination – Droit constitutionnel national prévoyant un contrôle juridictionnel limité de la “conscience propre” des groupes religieux – Primauté, unité, et effectivité du droit de l’Union en matière d’égalité de traitement – Articles 52, paragraphe 3, et 53 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Mise en balance de droits concurrents – Effets horizontaux de la Charte »
Table des matières
I. Introduction
II. Cadre juridique
A. Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
B. Traité sur l’Union européenne
C. Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
D. Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
E. Directive 2000/78
F. Droit allemand
III. Les faits au principal et les questions déférées à titre préjudiciel
IV. La décision de renvoi
V. Appréciation
A. Aperçu général
B. Observations préliminaires
1. Activités des organisations religieuses et champ d’application du droit de l’Union.
2. Règles concernant l’application de la Charte et procédure au principal
3. Contrôle juridictionnel des relations de travail et organisations religieuses en Allemagne
C. Sur la première question
1. Limites du contrôle juridictionnel des organisations religieuses agissant en tant qu’employeurs dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
2. Article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78
a) Remarques introductives
b) L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 peut-il servir de fondement à des restrictions constitutionnelles nationales en matière de contrôle juridictionnel ?
1) Libellé
2) Contexte et objectif
3) Origines
3. Article 17 TFUE
4. Conclusion concernant la première question
D. Sur la troisième question
E. Sur la deuxième question
F. Remarques finales
VI. Réponses aux questions déférées
I. Introduction
1. Après avoir lu une offre d’emploi publiée en novembre 2012, Mme Vera Egenberger a postulé sans succès à un poste pour une durée déterminée de 18 mois à l’Evangelisches Werk für Diakonie und Entwicklung eV. Il s’agit d’une association qui poursuit exclusivement des buts caritatifs, de bienfaisance et ecclésiaux, est régie par le droit privé, et constitue une association supplétive de l’Evangelische Kirche in Deutschland (l’Église protestante d’Allemagne). Le poste à pourvoir impliquait l’élaboration d’un rapport concernant le respect, par la République fédérale d’Allemagne, de la convention internationale des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après le « rapport sur la discrimination raciale »). Mme Egenberger avait de nombreuses années d’expérience dans ce domaine et a été l’auteur de diverses publications sur le sujet (2).
2. La requérante au principal soutient qu’elle n’a pas obtenu le poste au motif qu’elle est sans confession, ce qui constitue selon elle une violation de sa liberté de conviction, telle que consacrée à l’article 10 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), et qu’elle a été discriminée en raison de ses convictions, en violation de l’article 21 de la Charte et des articles 1er et 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (3).
3. Dans la mesure où la thèse de la défenderesse est fondée sur l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, ce litige concerne pour l’essentiel les différences de traitement en raison des convictions, dans le cas des « activités professionnelles d’Églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions ». Cependant, c’est également la première fois que la Cour est saisie d’une demande portant sur l’interprétation de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 (4), d’où un certain nombre de questions complexes sur l’articulation de cette disposition avec les dispositions pertinentes de la Charte, dont l’article 22, aux termes duquel « [l]’Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique », et avec l’article 17 TFUE, qui protège le « statut » dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses ainsi que les organisations philosophiques et non confessionnelles (5).
4. De plus, les institutions religieuses représenteraient, en Allemagne, le deuxième plus grand employeur, et jouiraient en outre, dans certaines régions et dans certains secteurs d’activités, d’une situation de quasi-monopole (6). On ne saurait surestimer le caractère délicat de l’équilibre à établir entre la préservation du droit des institutions religieuses de l’Union à l’autonomie et à l’autodétermination (7) (ce qui correspond à la clé de voûte de l’argumentation de la défenderesse s’agissant de l’inégalité de traitement litigieuse) et l’application effective de l’interdiction des discriminations en raison de la religion ou des convictions sur un marché du travail de l’Union caractérisé par sa diversité ethnique et religieuse, alors que l’égal accès à l’emploi et l’épanouissement professionnel sont d’une importance cruciale pour tout individu, non seulement parce qu’ils sont un moyen pour celui-ci de gagner sa vie et de s’assurer une vie autonome mais aussi parce qu’ils constituent un moyen important de s’accomplir soi-même et de réaliser son potentiel (8).
II. Cadre juridique
A. Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
5. L’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci‑après la « CEDH »), énonce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
B. Traité sur l’Union européenne
6. L’article 4, paragraphe 2, TUE dispose :
« L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »
C. Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
7. L’article 10 TFUE dispose :
« Dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union cherche à combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »
8. Selon les termes de l’article 17 TFUE :
« 1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.
2. L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.
3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces Églises et organisations. »
D. Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
9. L’article 10 de la Charte est intitulé « Liberté de pensée, de conscience et de religion ». Aux termes de l’article 10, paragraphe 1 :
« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »
10. L’article 22 de la Charte est intitulé « Diversité culturelle, religieuse et linguistique » et énonce :
« L’Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique. »
11. L’article 52, paragraphe 3, de la Charte dispose :
« Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. »
12. L’article 53 de la Charte, intitulé « Niveau de protection », énonce :
« Aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, ou tous les États membres, et notamment la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des États membres. »
E. Directive 2000/78
13. Aux termes du considérant 24 de la directive 2000/78 :
« L’Union européenne a reconnu explicitement dans sa déclaration no 11 relative au statut des Églises et des organisations non confessionnelles, annexée à l’acte final du traité d’Amsterdam, qu’elle respecte et ne préjuge pas le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres et qu’elle respecte également le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles. Dans cette perspective, les États membres peuvent maintenir ou prévoir des dispositions spécifiques sur les exigences professionnelles essentielles, légitimes et justifiées susceptibles d’être requises pour y exercer une activité professionnelle. »
14. L’article 1er de la directive 2000/78, intitulé « Objet », énonce :
« La présente directive a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement. »
15. L’article 2 de la directive 2000/78 est intitulé « Concept de discrimination ». L’article 2, paragraphe 1, dispose :
« Aux fins de la présente directive, on entend par “principe de l’égalité de traitement” l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur un des motifs visés à l’article 1er. »
16. L’article 2, paragraphe 2, sous a) dispose :
« Aux fins du paragraphe 1 :
a) une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er ».
17. L’article 4 de la directive 2000/78 est intitulé « Exigences professionnelles ». Aux termes de l’article 4, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 2000/78 :
« Les États membres peuvent maintenir dans leur législation nationale en vigueur à la date d’adoption de la présente directive ou prévoir dans une législation future reprenant des pratiques nationales existant à la date d’adoption de la présente directive des dispositions en vertu desquelles, dans le cas des activités professionnelles d’Églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d’une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation. Cette différence de traitement doit s’exercer dans le respect des dispositions et principes constitutionnels des États membres, ainsi que des principes généraux du droit communautaire, et ne saurait justifier une discrimination fondée sur un autre motif. »
F. Droit allemand
18. L’article 4, paragraphes 1 et 2, du Grundgesetz (Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, ci-après le « GG ») énonce :
« (1) La liberté de croyance et de conscience et la liberté de professer des croyances religieuses et des convictions philosophiques sont inviolables.
(2) Le libre exercice du culte est garanti. »
19. L’article 140 du GG prévoit que les dispositions des articles 136 à 139 et 141 de la Verfassung des Deutschen Reiches (constitution du Reich allemand, ci‑après la « WRV ») font partie intégrante de la Loi fondamentale. Les dispositions les plus significatives de l’article 137 de la WRV sont en ces termes :
« (1) Il n’existe pas d’Église d’État.
(2) La liberté de former des sociétés religieuses est garantie. [...]
(3) Chaque société religieuse ordonne et administre librement ses affaires, dans les limites de la loi applicable à tous. Elle confère ses fonctions sans intervention de l’État ni des collectivités communales civiles.
[…]
(7) Sont assimilées aux sociétés religieuses les associations qui ont pour but de servir en commun une croyance philosophique.
[…] »
20. L’article 1er de l’Allgemeines Gleichbehandlungsgesetz (loi générale sur l’égalité de traitement, ci-après l’« AGG ») est libellé comme suit :
« La présente loi a pour objectif d’empêcher ou d’éliminer tout désavantage fondé sur la race ou l’origine ethnique, le sexe, la religion ou les croyances, un handicap, l’âge ou l’identité sexuelle. »
21. Aux termes de l’article 7, paragraphe 1, de l’AGG :
« Les travailleurs ne doivent subir aucune discrimination pour l’un des motifs visés à l’article 1er ; cette interdiction s’applique également lorsque l’auteur de la discrimination ne fait que supposer l’existence de l’un des motifs visés à l’article 1er dans le cadre du fait discriminatoire » (9).
22. L’article 9, paragraphe 1, de l’AGG dispose :
« Sans préjudice des dispositions de l’article 8 [de la présente loi] une différence de traitement fondée sur la religion ou une conviction est également admise dans le cas d’un emploi par des communautés religieuses, par des institutions affiliées à ces dernières, indépendamment de leur forme juridique, ou par des associations qui ont pour but de servir en commun une religion ou des convictions, lorsque, compte tenu de la conscience propre de la communauté religieuse ou de l’association, une religion ou une conviction déterminée répond à une exigence professionnelle justifiée au regard du droit à l’autodétermination [de la communauté religieuse ou de l’association] ou au regard de la nature de ses activités. »
III. Les faits au principal et les questions déférées à titre préjudiciel
23. L’offre d’emploi dont il est question dans l’affaire au principal comportait la mention suivante :
« L’appartenance à une Église protestante ou à une Église membre de la communauté de travail des Églises chrétiennes en Allemagne et l’identification avec la mission diaconale sont des prérequis. Veuillez indiquer votre confession dans votre curriculum vitae. »
24. Les fonctions spécifiées dans cette même offre d’emploi consistaient notamment en la représentation, dans le cadre du projet, de la diaconie d’Allemagne à l’égard du monde politique, du public et des organisations de défense des droits de l’homme ainsi que la coopération au sein de différentes instances. Elles impliquaient également un travail d’information de la diaconie d’Allemagne et la coordination du processus de la formation d’opinions dans le domaine de l’association.
25. Comme nous l’avons indiqué précédemment, la requérante au principal, qui n’appartient à aucune communauté religieuse, a présenté sans succès sa candidature. Le candidat retenu avait pour sa part indiqué, en tant qu’appartenance religieuse, être « un chrétien socialisé au sein de l’Église protestante régionale de Berlin ».
26. La requérante au principal a saisi l’Arbeitsgericht Berlin (tribunal du travail, Berlin, Allemagne) d’un recours en indemnisation d’un montant minimum de 9 788,65 euros. L’Arbeitsgericht (tribunal du travail) a déclaré que la requérante au principal avait effectivement été discriminée mais a limité le montant de l’indemnisation à 1 957,73 euros. L’affaire a été portée devant le Landesarbeitsgericht Berlin-Brandenburg (tribunal supérieur du travail, Berlin‑Brandenburg, Allemagne) puis devant le Bundesarbeitsgericht (tribunal fédéral du travail, Allemagne).
27. En raison de ses doutes sur l’interprétation correcte du droit de l’Union dans les circonstances de l’affaire, le Bundesarbeitsgericht (tribunal fédéral du travail) a saisi la Cour des questions suivantes en application de l’article 267 TFUE.
« 1) L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78/CE doit-il être interprété en ce sens qu’un employeur, tel que la défenderesse dans la présente affaire ou bien l’Église pour celle-ci, peut décider lui-même, de manière contraignante, que la religion spécifique d’un candidat constitue, de par la nature de l’activité ou par le contexte dans lequel elle est exercée, une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à son éthique ?
2) En cas de réponse négative à la première question :
Une disposition du droit national, en l’occurrence l’article 9, paragraphe 1, première hypothèse, de l’AGG, selon laquelle une inégalité de traitement en raison de la religion en cas d’emploi par des communautés religieuses et les institutions affiliées à ces dernières est également licite si, compte tenu de la conscience propre à cette communauté religieuse eu égard à son droit à l’autodétermination, une religion déterminée constitue une exigence professionnelle justifiée, doit-elle demeurer inappliquée dans un litige comme celui du cas présent ?
3) En cas de réponse négative à la première question :
Quelles exigences doivent être imposées, à titre d’exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée, à la nature de l’activité ou aux circonstances de son exercice, eu égard à l’éthique de l’organisation, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78/CE ? »
28. Des observations écrites ont été présentées à la Cour par la requérante au principal, la défenderesse, les gouvernements allemand et irlandais, et la Commission européenne, lesquels ont tous, à l’exception de l’Irlande, participé à l’audience qui s’est tenue le 18 juillet 2017.
IV. La décision de renvoi
29. Il n’a pas été contesté, dans la procédure au principal, que le gouvernement allemand a exercé, par l’intermédiaire des dispositions pertinentes de l’AGG, l’option mentionnée à l’article 4, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 2000/78 de « maintenir dans [sa] législation nationale en vigueur à la date d’adoption de la […] directive » 2000/78 ou de « prévoir dans une législation future reprenant des pratiques nationales existant à la [même] date » en matière d’exigence professionnelle « essentielle, légitime et justifiée » (10). Selon la décision de renvoi, la requérante au principal fait valoir que la prise en compte de la religion dans la procédure de recrutement en cause, clairement identifiable dans l’offre d’emploi, n’est pas conforme à l’interdiction de la discrimination prescrite par l’article 7, paragraphe 1, de l’AGG, à tout le moins telle qu’interprétée conformément au droit de l’Union. L’article 9, paragraphe 1, de l’AGG ne saurait justifier cette discrimination. En outre, il s’avère, selon elle, que la défenderesse ne tient pas compte de manière systématique de l’appartenance religieuse pour tous les postes proposés et que le poste publié est en partie financé par des fonds destinés au projet et versés par des tiers non ecclésiaux.
30. La défenderesse estime que la différence de traitement litigieuse en raison de la religion est justifiée en vertu de l’article 9, paragraphe 1, de l’AGG. Selon les règles qui s’appliquent à l’Église protestante en Allemagne, l’appartenance à une Église chrétienne est une condition nécessaire à la conclusion d’un contrat de travail. Le droit d’imposer une telle condition relève du droit à l’autodétermination ecclésiale, protégé par la constitution, émanation des dispositions combinées de l’article 140 du GG et de l’article 137, paragraphe 3, de la WRV. Cette situation est selon elle conforme au droit de l’Union, en particulier eu égard à l’article 17 TFUE. En outre, l’appartenance religieuse constitue, par la nature de l’activité en question, une exigence professionnelle justifiée compte tenu de la conscience ecclésiologique de l’organisation défenderesse.
31. S’agissant de la première question, la décision de renvoi précise que, conformément à la volonté expresse du législateur allemand, l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 devait être transposé de manière à ce que les dispositions juridiques et pratiques déjà en vigueur soient conservées ; le législateur national a notamment pris cette décision en considération de la jurisprudence du Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale, Allemagne) renvoyant expressément aux dispositions combinées de l’article 140 du GG et de l’article 137, paragraphe 3, de la WRV s’agissant du « privilège d’autodétermination ». En conséquence, en vertu du droit allemand, le contrôle juridictionnel opéré dans le contexte de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 se limite à un contrôle de la plausibilité sur le fondement de la conscience ecclésiologique. La juridiction nationale de renvoi s’interroge cependant sur la compatibilité d’une telle interprétation de l’article 9, paragraphe 1, de l’AGG avec le droit de l’Union.
32. S’agissant de la deuxième question, la juridiction de renvoi observe qu’il y a lieu de s’interroger, eu égard à la jurisprudence constante de la Cour, sur la question de savoir si l’interdiction des discriminations en raison de la religion ou des convictions constitue un droit subjectif qui exige que les dispositions nationales contraires soient laissées inappliquées, même dans le cadre de litiges entre deux personnes privées (11). Cependant, la Cour ne s’est pas encore prononcée sur son application lorsqu’un employeur se prévaut du droit primaire de l’Union, tel l’article 17 TFUE, pour justifier une discrimination fondée sur la religion.
33. La troisième question vise à obtenir des éclaircissements sur la question de savoir en quoi les critères développés dans le cadre de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, s’agissant, selon les termes de la décision de renvoi, des conflits de loyauté dans les relations de travail existantes, pourraient s’appliquer à l’interprétation de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78. Parmi ces critères figurent, notamment, la nature du poste occupé par l’intéressé (12), la proximité de l’activité concernée avec la mission de proclamation (13), et la protection des droits d’autrui, par exemple, l’intérêt d’une université catholique à ce que l’enseignement soit caractérisé par l’adhésion à la doctrine catholique (14). La Cour européenne des droits de l’homme procède également dans chaque cas d’espèce à une mise en balance des droits et intérêts en concurrence (15).
V. Appréciation
A. Aperçu général
34. J’aimerais commencer mon analyse par l’examen de trois questions préliminaires.
35. En premier lieu, je m’interrogerai sur la nécessité d’examiner, aux fins des réponses à apporter aux questions déférées, si la défenderesse a ou non exercé des « activités économiques », lorsqu’elle a publié une offre d’emploi à destination des membres de certaines Églises chrétiennes en vue de la préparation du rapport sur la discrimination raciale et de sa représentation à titre professionnel, et finalement recruté une personne correspondant à ce profil.
36. En deuxième lieu, j’exposerai en détail comment et pourquoi les dispositions des articles 52, paragraphe 3, et 53 de la Charte s’avèrent déterminantes pour résoudre les différents problèmes juridiques qui se posent dans l’affaire au principal. L’article 52, paragraphe 3, de la Charte indique que, dans la mesure où la Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère la convention. L’article 52, paragraphe 3, ajoute que cette disposition « ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue ». La partie de l’article 53 dont l’importance est essentielle concerne l’affirmation, telle qu’interprétée par la Cour dans son arrêt Melloni (16), selon laquelle aucune disposition « de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, […] ainsi que par les constitutions des États membres ».
37. En troisième lieu, j’évoquerai les incohérences relevées, dans les différents éléments soumis à la Cour, quant au contenu précis de la loi allemande, tel qu’explicité dans la jurisprudence du Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale), sur la question des limites du contrôle juridictionnel pratiqué lorsque des organisations religieuses invoquent le privilège de l’autodétermination dans le contexte du droit du travail.
38. J’en viendrai ensuite aux réponses aux questions déférées. Je répondrai tout d’abord aux première et troisième questions, puisqu’elles impliquent, pour l’essentiel, d’interpréter l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 à la lumière du droit primaire de l’Union, notamment de l’article 17 TFUE, et de la jurisprudence pertinente de la Cour et de la Cour européenne des droits de l’homme.
39. Pour répondre à la première question, je m’interrogerai sur le point de savoir si la référence, à l’article 17 TFUE, au « statut » dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations religieuses, associée à l’allusion, qui figure au premier alinéa de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 (17), aux dispositions et principes constitutionnels des États membres, sont des éléments suffisants pour créer un renvoi au droit des États membres et, s’agissant de l’affaire au principal, de la République fédérale d’Allemagne, sur la question de l’ampleur et de l’intensité du contrôle juridictionnel pratiqué lorsqu’un employé ou candidat à un poste (18) conteste qu’une organisation religieuse puisse se prévaloir de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 pour justifier une inégalité de traitement fondée sur la religion ou les convictions dans les relations de travail.
40. Sur la base de l’analyse développée en réponse à la première question, j’identifierai les « exigences », évoquées dans la troisième question (que je préfère qualifier de « facteurs » pertinents aux fins de cette analyse), au regard de la nature des activités ou du contexte dans lequel elles sont exercées, susceptibles d’être qualifiées d’exigences professionnelles essentielles, légitimes et justifiées, eu égard à l’éthique de l’organisation, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78.
41. La deuxième question, que j’examinerai en dernier lieu, porte sur les conséquences qu’impliquerait, en termes de voies de recours, l’éventuelle incompatibilité entre l’interprétation des dispositions du droit de l’Union pertinentes aux fins de la résolution du litige en cause et le texte des dispositions pertinentes du droit allemand, telle que celles-ci ne pourraient être interprétées conformément au droit de l’Union.
42. Le problème se pose car le droit fondamental, prévu en droit de l’Union, de ne pas être discriminé en raison de ses convictions, est concrétisé dans une directive de l’Union (19), et la procédure au principal concerne une situation horizontale dans laquelle cette directive de l’Union est invoquée par chacune des deux parties au litige à l’encontre de l’autre ; la requérante au principal est un particulier et la défenderesse est une association de droit privé (20). La requérante au principal se prévaut des articles 1er et 2 de la directive 2000/78 à l’encontre de la défenderesse, et la défenderesse se prévaut de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 à l’encontre de la défenderesse. Cependant, la Cour a jugé de façon constante qu’une directive ne peut pas, par elle-même, créer d’obligations dans le chef d’un particulier et ne peut donc être invoquée en tant que telle à l’encontre de celui-ci (21).
43. L’obligation des juridictions des États membres d’interpréter le droit national d’une manière compatible avec le droit de l’Union a encore d’autres limites. Ainsi, l’obligation pour le juge national de se référer au droit de l’Union lorsqu’il interprète et applique les règles pertinentes du droit interne est limitée par les principes généraux du droit et elle ne saurait servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national (22).
44. En conséquence, cette manifestation du principe classique de l’absence d’effet direct horizontal des directives se heurte à une autre règle élaborée par la jurisprudence de la Cour. En effet, si le droit fondamental à ne pas être discriminé en raison de l’âge a été concrétisé dans une directive de l’Union, il a néanmoins un effet direct horizontal dans la mesure où toutes les mesures nationales incompatibles avec ce droit doivent être laissées inappliquées, même des mesures contra legem, y compris dans les litiges où deux personnes privées s’affrontent (23).
45. Par conséquent, aux termes de sa deuxième question, la juridiction de renvoi souhaite savoir si l’interdiction de la discrimination en raison de la religion et des convictions s’inscrit dans le même catégorie de droit que l’interdiction de la discrimination en raison de l’âge, de sorte que la juridiction de renvoi n’aura d’autre choix que de laisser inappliquées toutes les mesures nationales non conformes au droit de l’Union (en particulier à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78), indépendamment de la nature horizontale du litige dont elle est saisie (24). De plus, il ressort clairement de la décision de renvoi, sinon du libellé de la deuxième question elle-même, que la juridiction de renvoi cherche également à savoir si l’article 17 TFUE pourrait être pertinent à cet égard.
B. Observations préliminaires
1. Activités des organisations religieuses et champ d’application du droit de l’Union.
46. La religion n’avait sa place dans aucun des trois traités fondateurs, respectivement, de la Communauté économique européenne, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ou de la Communauté européenne de l’énergie atomique. De plus, en raison des finalités, que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de modestes, du traité de Rome, lequel était essentiellement voué à la réalisation de l’intégration économique (25), la jurisprudence de la Cour a, dans les premiers temps, défini les conditions dans lesquelles la participation à une communauté fondée sur la religion ou une autre forme de philosophie relevait du champ d’application du droit communautaire, uniquement sur des fondements économiques.
47. La Cour a jugé en 1988 dans son arrêt Steymann que la participation à une communauté fondée sur une religion ou une autre forme de philosophie ne relevait du champ d’application du droit communautaire que dans la mesure où cette participation pouvait « être considérée comme une activité économique au sens de l’article 2 du traité » (26), l’avocat général Slynn observant, dans ses conclusions présentées la même année dans l’affaire Humbel et Edel, queles organismes religieux « emploient également du personnel et paient des notes de chauffage et d’électricité » et « peuvent également imposer des droits pour certains services ». L’avocat général Slynn a cependant souligné que « le critère véritable est de savoir si les services sont fournis dans le cadre d’une activité économique » (27).
48. Cependant, avec les modifications ultérieures des traités, cette corrélation nécessaire entre intégration économique et compétence de l’Union s’est peu à peu estompée (28), de sorte que la question de savoir si une organisation religieuse exerce une « activité économique » ne sera pas toujours pertinente pour le domaine du droit de l’Union en cause. Par exemple, de telles organisations ont contesté les restrictions à la libre circulation affectant leurs intérêts, que des États membres avaient cherché à justifier en invoquant des raisons d’ordre public (29), une démarche susceptible d’impliquer l’examen de choix politiques relevant « de considérations éthiques et philosophiques » (30). Au regard du cadre constitutionnel actuel de l’Union, les organisations religieuses (31) comme les demandeurs individuels (32) peuvent se prévaloir de la protection qui leur est accordée à l’article 10 de la Charte pour défendre leur droit à la liberté religieuse à l’égard des actes des institutions, organes, bureaux et agences de l’Union européenne (33) et des États membres, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union (34), indépendamment de la question de savoir si de telles mesures ont une finalité de régulation des activités économiques. Il en va de même dans le contexte des litiges de nature horizontale, tel que celui de l’affaire au principal, impliquant d’interpréter la loi nationale, dans toute la mesure possible, conformément à une directive (35).
49. Par conséquent, en dépit des arguments avancés par les représentants de la Commission lors de l’audience, il ne m’apparaît pas pertinent, aux fins des questions déférées dans l’affaire au principal, de savoir si la défenderesse, en cherchant à recruter un collaborateur pour l’élaboration du rapport sur la discrimination raciale, au moyen d’une annonce adressée uniquement à des candidats appartenant à une certaine catégorie d’Églises chrétiennes et en recrutant effectivement un candidat correspondant à ce profil, a ou non exercé une activité économique.
50. L’approche préconisée par la Commission risquerait en effet de réduire le champ d’application ratione materiaede l’article 17 TFUE à la reconnaissance du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses ainsi que les organisations philosophiques et non confessionnelles uniquement lorsque celles-ci exercent des activités économiques. Elle pourrait également restreindre, de façon plus générale, le champ d’application ratione materiae du droit de l’Union à l’égard de ces organisations, au mépris du nouveau paradigme qui caractérise désormais les compétences de l’Union, conformément aux prescriptions des traités UE et FUE.
51. Par exemple, lorsqu’une organisation religieuse fait construire un vaste lieu de culte, doit-elle pour autant être dispensée du respect des exigences posées par la directive 2011/92/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement (36), au seul motif que le bâtiment n’aura aucune finalité commerciale et sera exclusivement utilisé pour le culte, et que l’organisation religieuse en question pourrait ne pas être considérée comme exerçant une activité économique ? La réponse à cette question est nécessairement négative (37).
2. Règles concernant l’application de la Charte et procédure au principal
52. La Charte doit être appliquée dans la procédure au principal conformément aux règles suivantes.
53. Premièrement, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, les règles du droit dérivé de l’Union doivent être interprétées et appliquées dans le respect des droits fondamentaux (38). La Cour a également jugé que « le droit garanti à l’article 10, paragraphe 1, de celle-ci correspond au droit garanti à l’article 9 de la CEDH et, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, il a le même sens et la même portée que celui-ci » (39). L’article 52, paragraphe 3, de la Charte vise à assurer la cohérence nécessaire entre les droits contenus dans la Charte et les droits correspondants garantis par la CEDH, sans que cela porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union et de la Cour de justice de l’Union européenne (40). Par conséquent, le droit des communautés religieuses telles que la défenderesse à une existence autonome est garanti conformément au « seuil de protection minimale » (41) fixé dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce forum externumde la liberté de religion doit être pris en considération aux fins de l’interprétation de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 et de l’article 17 TFUE.
54. Deuxièmement, et parallèlement, dans la mesure où l’article 9 de la CEDH garantit également le forum internum de la liberté de religion et de conviction (42), qui inclut la liberté de ne pas avoir de religion (43), il convient également de tenir dûment compte, dans l’interprétation des articles 1er et 2 de la directive 2000/78, à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pertinente, de cette branche de l’article 9 de la CEDH, pour déterminer si, au regard du droit de l’Union, la requérante au principal a été victime d’une discrimination illicite ou a au contraire fait l’objet d’une différence de traitement justifiée (44). Tant la requérante au principal que la défenderesse ont, bien évidemment, droit à un recours effectif afin de faire valoir leurs droits respectifs en application de l’article 47 de la Charte (45).
55. J’en arrive ainsi au troisième aspect confirmant la pertinence de la Charte dans l’affaire au principal. La Cour de justice de l’Union européenne comme la Cour européenne des droits de l’homme ont consacré dans leur jurisprudence une fonction essentielle des juridictions, lorsque des droits sont en conflit ou en concurrence : la mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu (46). Cette même approche doit nécessairement présider à la résolution de l’affaire au principal, qui n’a certes pas pour objet un conflit direct entre un particulier et l’État sur la protection des droits fondamentaux, mais dans laquelle l’État est le protecteur des droits en conflit (47).
56. Ainsi, l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 pourrait être envisagé comme l’expression législative, au sein de l’Union, du droit de la défenderesse à l’autonomie et à l’autodétermination, tel qu’il est protégé par les articles 9 et 11 de la CEDH, les termes « eu égard à l’éthique de l’organisation » constituant à cet égard l’élément-clé de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, qu’il convient d’interpréter à la lumière de la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme. Les articles 1er et 2 de la directive 2000/78 représentent quant à eux l’expression législative du droit de la requérante au principal de ne pas être discriminée en raison de sa religion ou de ses convictions, tel qu’il est protégé par les articles 9 et 14 de la CEDH, l’article 2, paragraphe 5, de la directive 2000/78, en ce qu’il impose aux États membres de maintenir les mesures nécessaires, notamment, « à la protection des droits et libertés d’autrui », signalant ainsi à l’attention des juridictions l’exercice de mise en balance qui leur incombe lorsque les droits en jeu sont concurrents (48).
57. Quatrièmement, un autre élément de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, associé au texte de l’article 53 de la Charte, est au cœur de l’approche à retenir pour traiter les questions qui se posent dans l’affaire au principal. L’article 52, paragraphe 3, précise par ailleurs que cette disposition « ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue », tandis que l’article 53, intitulé « [n]iveau de protection » dispose, entre autres, qu’aucune disposition de la Charte « ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, […] ainsi que par les constitutions des États membres » (49).
58. S’agissant de la « protection plus étendue » que l’Union peut accorder en application de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, et comme je l’expliquerai dans la section V(C) ci-après, en réponse à la première question, il y a lieu de s’interroger attentivement sur la question de savoir si l’article 17 TFUE et l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 relèvent ou non d’un tel choix de l’Union d’accorder une « protection plus étendue » que celle résultant de la CEDH, en ce qui concerne l’ampleur et l’intensité du contrôle juridictionnel des décisions sur la base desquelles des organisation religieuses telles que la défenderesse entendent exercer leur droit à l’autonomie et à l’autodétermination, tandis que la troisième question impose une réflexion sur les facteurs à prendre en compte par les juridictions, dans le cadre de la mise en balance du droit de ne pas être discriminé en raison de sa religion ou de ses convictions, protégé par les articles 1er et 2 de la directive 2000/78 (50), et du droit à l’autodétermination et à l’autonomie des organisations religieuses, reconnu à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78.
59. En ce qui concerne l’article 53 de la Charte, la Cour a jugé, dans son arrêt Melloni, quecette disposition doit être interprétée en ce sens que l’application des standards de protection des droits fondamentaux consacrés par l’ordre constitutionnel d’un État membre est exclue dès lors qu’elle compromet « la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union » sur le territoire de cet État (51).
60. Telle est pourtant l’approche que la défenderesse préconise, de sorte que la portée de l’interdiction des discrimination en raison des convictions, garantie par les articles 1er et 2 de la directive 2000/78, ainsi que le régime clair et détaillé des voies de recours qui ressort de la directive (52), seraient nécessairement compromis, au vu des limitations imposées par le droit constitutionnel allemand, ainsi que l’expose la décision de renvoi, quant à l’intensité du contrôle juridictionnel opéré s’agissant des justifications avancées par des organisations telles que la défenderesse pour motiver une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions dans le contexte des relations de travail. Il s’avère donc nécessaire de déterminer si les effets combinés de l’article 17 TFUE et de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 permettent à ce dispositif d’être compatible avec le droit de l’Union.
3. Contrôle juridictionnel des relations de travail et organisations religieuses en Allemagne
61. Enfin, il est important de relever que la jurisprudence du Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale), s’agissant de la question des limites qu’elle applique en matière de contrôle juridictionnel des organisations religieuses en leur qualité d’employeur, afin de préserver leur droit à l’autodétermination au sens de l’article 137 de la WRV, et plus particulièrement de la première phrase de l’article 137, paragraphe 3, n’a pas été présentée à la Cour de façon parfaitement cohérente.
62. Selon la décision de renvoi, en cas de recours en indemnisation fondé sur une discrimination à l’occasion d’une procédure de recrutement/de candidature, le contrôle de plausibilité effectué signifie que le critère ecclésial prévu ne doit pas lui-même faire l’objet d’un contrôle mais doit d’emblée servir de base d’appréciation dans la mesure où l’employeur ecclésial a exposé de manière simplement plausible que la condition à l’embauche d’une religion spécifique constitue l’expression d’une conscience ecclésiologique.
63. Cependant, lors de l’audience, les représentants du gouvernement allemand ont souligné que le Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale) n’avait exonéré les employeurs ecclésiaux d’aucune forme de contrôle juridictionnel, contestant sur ce point l’analyse de la décision de renvoi (53). Les représentants du gouvernement allemand ont affirmé que la Cour constitutionnelle avait en fait conçu une forme de contrôle en deux temps pour les conflits tels que celui en cause dans l’affaire au principal (54).
64. Selon les représentants du gouvernement allemand, le principe est que les employeurs ecclésiaux peuvent décider pour eux-mêmes quelles sont les activités pour lesquelles l’appartenance à la religion concernée est une condition du recrutement, le contrôle de plausibilité intervenant alors dans une première étape. À ce stade, les juridictions allemandes du travail peuvent examiner la classification adoptée par l’employeur ecclésial, à l’exclusion des questions doctrinales telles que l’interprétation des textes sacrés. Ensuite, dans une seconde étape, ces juridictions peuvent procéder à une appréciation globale, qui met en balance les intérêts de l’Église et sa liberté de religion et tout droit fondamental concurrent de l’employé (55).
65. Il n’appartient pas à la Cour d’interpréter les dispositions pertinentes du droit d’un État membre dans le contexte de demandes de décisions préjudicielles (56). La Cour est tenue par la répartition des compétences entre les juridictions communautaires et nationales, le contexte factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions préjudicielles posées, tel que défini par la décision de renvoi (57). Une fois que la Cour aura interprété l’article 17 TFUE et l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, comme le demandent les première et troisième questions, il appartiendra alors à la juridiction de renvoi de déterminer si l’article 137 de la WRV et l’article 9, paragraphe 1, de l’AGG peuvent faire l’objet d’une interprétation conforme au droit de l’Union, ou d’appliquer, dans la négative, la réponse de la Cour à la deuxième question.
C. Sur la première question
66. Par sa première question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’un employeur, tel que la défenderesse dans la présente affaire, ou bien l’Église pour celle-ci, peut décider lui-même, de manière contraignante, que la religion spécifique d’un candidat constitue, de par la nature de l’activité ou par le contexte dans lequel elle est exercée, une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée, eu égard à l’éthique de la défenderesse.
67. J’analyserai dans un premier temps la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme au sujet des limitations du contrôle juridictionnel exercé lorsque le droit des organisations religieuses à l’autonomie, tel qu’il est protégé en vertu des articles 9 et 11 de la CEDH, est en concurrence avec un autre droit également garanti par la CEDH, tel que le droit à la vie privée de l’article 8. J’analyserai ensuite l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, afin de déterminer s’il apporte une protection plus étendue du droit des organisations religieuses à l’autonomie et à l’autodétermination, au sens de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, s’agissant de la portée et de l’intensité du contrôle juridictionnel des organisations religieuses se prévalant d’un tel droit dans les relations de travail. Troisièmement, j’examinerai l’article 17 TFUE dans la même optique.
1. Limites du contrôle juridictionnel des organisations religieuses agissant en tant qu’employeurs dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
68. Selon mon analyse, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne permet pas d’étayer la thèse d’un contrôle juridictionnel aussi restreint que le suggère la formulation de la première question.
69. Dans les arrêts portant sur les limites au contrôle juridictionnel d’une violation alléguée d’un droit garanti par la CEDH prescrites par le droit d’un État contractant pour des raisons liées à l’autonomie des organisations religieuses, sur le fondement d’une disposition constitutionnelle ou autre, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé que les paramètres du contrôle juridictionnel pratiqué dans un État contractant devaient néanmoins permettre de déterminer si d’autres droits protégés par la CEDH avaient été respectés. L’exercice de mise en balance applicable à cet égard ne dépend pas de la question de savoir si le litige concerne le recrutement ou le licenciement, de même que l’article 3 de la directive 2000/78, qui définit le champ d’application de celle-ci, ignore cette distinction.
70. Par exemple, l’arrêt Fernández Martinez c. Espagne (58) concernait le droit à la vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la CEDH, invoqué par un professeur de religion catholique ayant enseigné pendant 7 ans dans un lycée, employé et rémunéré par l’administration espagnole, dont le contrat n’avait pas été renouvelé après des révélations dans la presse sur son statut de prêtre marié. Dans cette affaire qui l’a amené à se pencher sur l’approche adoptée par le Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle espagnole) en matière de contrôle juridictionnel applicable lorsque le droit fondamental de l’Église catholique à la liberté religieuse dans sa dimension collective ou communautaire est en jeu, la Cour européenne des droits de l’homme s’est exprimée en ces termes, dans un paragraphe intitulé « Les limites de l’autonomie [des organisations religieuses] » :
« [I]l ne suffit pas à une communauté religieuse d’alléguer l’existence d’une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre compatible avec l’article 8 de la convention toute ingérence dans le droit au respect de la vie privée ou familiale de ses membres. Encore faut-il, en effet, que la communauté religieuse en question démontre, à la lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque allégué est probable et sérieux, que l’ingérence litigieuse dans le droit au respect de la vie privée ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour écarter ce risque et qu’elle ne sert pas non plus un but étranger à l’exercice de l’autonomie de la communauté religieuse. Par ailleurs, elle ne doit pas porter atteinte à l’essence du droit à la vie privée et familiale. Il appartient aux juridictions nationales de s’assurer que ces conditions sont remplies, en procédant à un examen approfondi des circonstances de l’affaire et à une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu » (59).
71. Je me rallie donc au point de vue selon lequel si une communauté ou organisation religieuse n’apporte pas la démonstration convaincante que l’atteinte étatique, qui, dans l’affaire au principal, prendrait la forme d’une application judiciaire des dispositions de l’Union en matière d’égalité de traitement, représente une menace réelle pour son autonomie, elle ne saurait exiger de l’État qu’il s’abstienne de réguler, par la loi, les activités pertinentes de cette communauté. À cet égard, les communautés religieuses ne sauraient échapper à la compétence des juridictions de cet État (60).
72. Dans son arrêt Schüth c. Allemagne (61), dans lequel étaient en cause les dispositions de l’article 9, paragraphe 1, de l’AGG et de l’article 137 de la WRV, la Cour européenne des droits de l’homme a en effet constaté que la République fédérale d’Allemagne n’avait pas respecté ses obligations positives, s’agissant du droit à la vie privée et familiale énoncé à l’article 8 de la CEDH, à l’égard d’un organiste et chef de chœur dans la paroisse catholique Saint-Lambert à Essen qui avait été licencié pour avoir entretenu une liaison extraconjugale avec une femme avec laquelle il avait eu enfant. La Cour européenne des droits de l’homme a constaté que la République fédérale d’Allemagne avait enfreint l’article 8 de la CEDH en raison des modalités du contrôle juridictionnel opéré par le tribunal du travail.
73. Dans cet arrêt Schüth, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé le caractère succinct du raisonnement de la cour d’appel du travail quant aux conséquences tirées du comportement du requérant (62), ajoutant que les intérêts de l’Église employeur n’avaient ainsi pas été mis en balance avec le droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la CEDH (63).
74. La Cour européenne des droits de l’homme a relevé que la cour d’appel du travail n’avait pas examiné la question de la proximité de l’activité du requérant avec la mission de proclamation de l’Église, mais semblait avoir repris, sans procéder à d’autres vérifications, l’opinion de l’Église employeur sur ce point. La Cour européenne des droits de l’homme a conclu que si, au regard de la CEDH, un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion ou sur une croyance philosophique peut certes imposer à ses employés des obligations de loyauté spécifiques, une décision de licenciement fondée sur un manquement à une telle obligation ne peut pas être soumise, au nom du droit d’autonomie de l’employeur, uniquement à un contrôle judiciaire restreint, effectué par le juge du travail étatique compétent, sans que soit prise en compte la nature du poste de l’intéressé et sans qu’il soit procédé à une mise en balance effective des intérêts en jeu à l’aune du principe de proportionnalité (64).
75. En conséquence, il y avait eu violation de l’article 8 de la CEDH, faute pour la République fédérale d’Allemagne d’avoir respecté ladite obligation positive.
2. Article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78
a) Remarques introductives
76. Je souhaiterais présenter deux observations préliminaires à ce sujet.
77. Premièrement, l’affaire au principal est un cas de discrimination directe fondée sur les convictions de la requérante au principal, ou son absence de confession religieuse. La discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, en fonction de ses convictions (65). La discrimination directe est donc constituée lorsqu’une mesure prétendument discriminatoire est « indissociablement liée au motif d’inégalité de traitement en cause » (66).
78. En conséquence, par opposition aux affaires récentes dans lesquelles la Cour a été amenée à examiner, dans un litige horizontal, la concurrence entre la liberté de religion, dans le contexte d’une discrimination indirecte, et un autre droit fondamental, et notamment la liberté d’entreprise (67), la défenderesse ne saurait se prévaloir de l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78 pour justifier la différence de traitement. Selon cette disposition, la discrimination indirecte ne sera pas considérée comme constituée lorsque la disposition, le critère ou la pratique en cause est objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires. Puisque l’affaire au principal concerne une discrimination directe, les seules justifications que la défenderesse peut envisager sont celles qui ressortent de la directive 2000/78 (68). Les justifications pertinentes à cet égard figurent à l’article 4, paragraphe 2, et à l’article 2, paragraphe 5, de la directive 2000/78 (69), tels qu’interprétés à la lumière du droit primaire de l’Union, et notamment de l’article 17 TFUE et de l’article 47 de la Charte (70).
79. Deuxièmement, si je reconnais que l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, de même que l’article 4, paragraphe 1, et l’article 2, paragraphe 5, de cette même directive, constitue une dérogation au principe de non-discrimination qui doit faire l’objet d’une interprétation stricte (71), la jurisprudence de la Cour sur l’interprétation du texte de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 ne peut être transposée à l’interprétation du texte de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78. Ce dernier constitue en effet une règle spéciale conçue pour répondre au cas de figure particulier des organisations religieuses relevant de l’article 3 de la directive 2000/78 qui peuvent légitimement pratiquer des différences de traitement. Le texte ainsi adopté ne présente donc que peu de similitudes avec l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78, de sorte que l’ensemble de la jurisprudence le concernant n’a pas vocation à dicter l’interprétation du texte de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78.
80. Ainsi, l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 ne comporte aucune référence aux « caractéristiques » liées aux croyances religieuses, alors que l’interprétation de l’exception prévue à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 s’est concentrée pour l’essentiel sur cette question des « caractéristiques » (72). L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 mentionne une exigence professionnelle « essentielle et déterminante » et conditionne expressément l’admissibilité d’une différence de traitement fondée sur les motifs visés à l’article 1er de la directive 2000/78 à l’existence d’objectifs légitimes et d’exigences proportionnées. L’article 4, paragraphe 2, évoque en revanche « une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation » sans faire directement référence au principe de proportionnalité [voir ci-après section V(D)].
b) L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 peut-il servir de fondement à des restrictions constitutionnelles nationales en matière de contrôle juridictionnel ?
1) Libellé
81. Force est de constater que le premier alinéa de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 fait doublement référence à la législation des États membres (73). Premièrement, il évoque le maintien de la législation et l’adoption d’une législation reprenant des pratiques nationales existant à la date d’adoption de la directive 2000/78.
82. Si cette règle englobe l’article 137 de la WRV et l’article 9, paragraphe 1, de l’AGG, je ne peux admettre qu’elle implique également que la jurisprudence du Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale) qui interprète ces dispositions serait définitivement figée dans son état au moment de l’adoption de la directive 2000/78. Une telle interprétation ne serait pas conforme au libellé de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, qui évoque uniquement la législation,ni à l’obligation, pour les juridictions nationales, de modifier, le cas échéant, une jurisprudence établie si celle-ci repose sur une interprétation du droit national incompatible avec les objectifs d’une directive (74).
83. Deuxièmement, le premier alinéa de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 précise que la différence de traitement dont il est question dans cette disposition doit s’exercer dans le respect des dispositions et principes constitutionnels des États membres(voir également l’article 52, paragraphe 4, de la Charte s’agissant des traditions constitutionnelles communes aux États membres) (75). Il n’en reste pas moins que le libellé de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 est loin d’étayer l’idée d’un amoindrissement du rôle des juridictions lorsqu’il s’agit d’examiner le cas d’une organisation religieuse se prévalant de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, spécialement en l’absence de tout renvoi exprès, dans cette disposition, au droit des États membres « pour déterminer son sens et sa portée » (76). En tant que telle, la limitation prévue à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, doit trouver une interprétation autonome, qu’il convient de rechercher en tenant compte du contexte de cette disposition et de l’objectif poursuivi par la directive 2000/78 (77).
2) Contexte et objectif
84. À cela s’ajoute que l’article 2, paragraphe 5, de la directive 2000/78 suggère que les juridictions nationales sont appelées à veiller à la mise en balance des intérêts en présence, à la lumière de l’objectif de la directive 2000/78, tel qu’il est énoncé au considérant 37 de son préambule, de création, dans l’Union, « d’un terrain d’action en ce qui concerne l’égalité en matière d’emploi et de travail », et en tenant dûment compte du « statut » dont bénéficient les organisations religieuses en vertu du droit national, comme le précisent le considérant 24 de la directive 2000/78 et l’article 17 TFUE [voir également ci-après section V(C)(3)].
3) Origines
85. Enfin, je n’ai pu identifier, dans les travaux préparatoiresconcernant l’article 4, paragraphe 2, aucun élément permettant d’étayer la thèse de la défenderesse quant à l’importance du rôle du droit constitutionnel de l’État membre. Il n’y a notamment aucune proposition spécifique – et encore moins d’accord à cet égard – dans le sens d’une limitation des dispositions de la directive 2000/78 visant à garantir la stricte mise en œuvre juridictionnelle de la directive 2000/78 (78) par égard pour les normes de contrôle juridictionnel prescrites par les dispositions constitutionnelles nationales (79). Rien n’indique que les règles essentielles quant à la charge de la preuve, qui ressortent de l’article 10 de la directive 2000/78, doivent être écartées lorsque l’article 4, paragraphe 2, de cette même directive entre en ligne de compte (80). Aucun élément ne suggère non plus l’adoption de règles spécifiques comparables à celles qui s’appliquent en vertu de l’article 15 de la directive 2000/78 s’agissant de l’Irlande du Nord et de la discrimination fondée sur la religion, ou de l’article 6 de la directive 2000/78 sur la justification des différences de traitement fondées sur l’âge ou encore de l’article 3, paragraphe 4, de la directive 2000/78 qui exclut du champ d’application de la directive 2000/78 les discriminations fondées sur le handicap et l’âge dans le cas des forces armées (81).
86. J’admets cependant que, au cours du processus d’élaboration du texte, l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 a fait l’objet de nombreux amendements (82), ce qui n’est pas sans rappeler les dissensions autour du texte de l’article 17 TFUE qui ont marqué la convention ayant conduit à l’adoption du projet de traité établissant une constitution pour l’Europe (83) [voir plus en détail section V(C)(3)]. On pourrait en déduire que les États membres disposent d’une importante marge d’appréciation dans le cadre de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 s’agissant des activités professionnelles pour lesquelles, de par leur nature ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée (84), sous réserve toujours de l’interprétation de cette disposition par la Cour. Je ne suis cependant pas en mesure de tirer plus d’enseignements des travaux préparatoires, tant ils reflètent la difficulté des négociations qui ont finalement donné lieu à l’adoption d’un texte de compromis, en partie du fait des désaccords persistants sur le contenu de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 (85).
87. J’en conclus donc que l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 fixe lui-même, en son premier alinéa, les paramètres permettant de définir le niveau de contrôle juridictionnel applicable lorsqu’il est reproché à une organisation religieuse d’avoir considéré qu’une différence de traitement fondée sur les convictions ne constitue pas une discrimination illicite. En d’autres termes, en raison de la nature des activités en question ou du contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions d’une personne constituent-elles une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation ? J’exposerai les exigences impliquées par cette disposition dans ma réponse à la troisième question.
3. Article 17 TFUE
88. Lorsqu’il est nécessaire d’interpréter un texte du droit communautaire dérivé, il convient, dans la mesure du possible, de l’interpréter dans le sens de sa conformité avec les dispositions des traités et les principes généraux du droit de l’Union (86). L’article 17, paragraphes 1 et 2, TFUE est donc directement pertinent aux fins de l’interprétation de l’article 4, paragraphe 2, la directive 2000/78. Cela étant précisé, l’incidence de l’article 17 TFUE sur le tissu constitutionnel de l’Union est à mon sens plus modeste que ce que soutient la défenderesse.
89. L’architecture constitutionnelle générale de l’Union, et singulièrement l’ampleur de son engagement dans l’affirmation des droits fondamentaux, s’oppose à ce que l’article 17, paragraphe 1, TFUE, puisse être interprété en ce sens que l’Union « respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres » dans toutes les circonstances envisageables et en particulier dans l’hypothèse où le statut dont bénéficient de telles organisations en vertu du droit national ne garantirait pas leurs droits fondamentaux.
90. Cette solution est conforme à la jurisprudence constante de la Cour. En vue de l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (87).
91. En effet, le niveau minimal de protection garanti par l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, en référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant le droit des organisations religieuses à l’autonomie et à l’autodétermination, a une conséquence fondamentale pour l’interprétation de l’article 17 TFUE. Bien que l’article 17, paragraphe 1, TFUE énonce que l’Union « respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres », cela ne peut signifier que les règles destinées à protéger l’autonomie des Églises et autres organisations religieuses, qui ont été élaborées sous les auspices des articles 9 et 11 de la CEDH [et dont nous discuterons en détail dans la section V(D)], pourraient être purement et simplement ignorées s’il advenait que le droit d’un État membre amoindrit le statut des Églises, associations et communautés religieuses ou des organisations philosophiques et non confessionnelles, bien que le texte de l’article 17, paragraphes 1 et 2, TFUE, lu de façon isolée, pourrait suggérer le contraire.
92. Dans une telle hypothèse, la Cour ainsi que les juridictions de l’État membre, conformément aux obligations qui leur incombent aux termes de l’article 47 de la Charte et en vertu de l’article 19 TUE, en ce qu’il impose aux États membres d’établir « les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union » (88), seraient tenues, dans les limites du champ d’application du droit de l’Union, de continuer à faire appliquer la liberté de pensée, de conscience et de religion, au sens de l’article 10 de la Charte, ainsi que la liberté d’association prévue par l’article 12 de la Charte (89), conformément aux droits fondamentaux de l’Union et au niveau de protection garanti par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’autonomie des organisations religieuses. Comme l’a mentionné la Commission dans ses observations écrites, « dans une Union de droit, il incombe aux juridictions de celle-ci de veiller au respect » du droit de l’Union (90).
93. En d’autres termes, il serait selon moi erroné d’interpréter l’article 17, paragraphes 1 et 2, comme une sorte de méta-principe de droit constitutionnel (91) qui contraindrait l’Union, quelles que soient les circonstances, au respect du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises, associations et communautés religieuses, ainsi que les associations philosophiques et non confessionnelles. Une telle approche se heurterait à d’autres dispositions du droit primaire de l’Union, notamment le mécanisme de l’article 7 TUE, permettant de répondre au « risque clair de violation grave par un État membre des valeurs » sur lesquelles l’Union européenne est fondée, telles qu’elles ressortent de l’article 2 TUE. Il convient également de tenir compte des finalités de l’article 10 TFUE et des objectifs de l’Union dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, ainsi que des articles 22 et 47 de la Charte, le premier favorisant le pluralisme et le second reflétant le principe général du droit à un recours effectif en cas de violation des droits et libertés garanties par le droit de l’Union. Cette règle a initialement été intégrée au corpus des droits fondamentaux à l’occasion d’un litige concernant la violation du droit de l’Union en matière d’égalité de traitement (92).
94. Je reconnais que l’article 5 TUE, au vu de sa référence à la « subsidiarité », pourrait être interprété dans le sens d’une compétence exclusive des États membres quant à la portée et à l’intensité du contrôle juridictionnel opéré sur les actes d’organisations religieuses constituant des discriminations fondées sur la religion et les convictions dans le cadre des relations de travail, et que l’article 4, paragraphe 2, TUE souligne l’obligation de l’Union de respecter les identités nationales des États membres et les structures fondamentales politiques et constitutionnelles de ceux-ci.
95. Cependant, j’admets également que, si l’article 17 TFUE complète l’article 4, paragraphe 2, TUE (93), et lui donne spécialement effet, cette dernière disposition « ne permet pas à elle seule de conclure que certaines matières ou certains domaines échapperaient complètement au champ d’application de la directive 2000/78. En réalité, c’est l’application de cette directive qui ne peut pas porter atteinte à l’identité nationale des États membres. Il s’ensuit que l’identité nationale, en tant que telle, ne limite pas le champ d’application de la directive, mais doit être dûment prise en compte lors de l’interprétation du principe d’égalité de traitement qu’elle prévoit ainsi que de la justification d’une éventuelle inégalité de traitement » (94). La protection inhérente à l’article 4, paragraphe 2, TUE englobe des questions telles que la répartition des compétences entre les organes de gouvernement au sein des États membres, notamment au niveau des Länder (95).
96. Il s’ensuit que le droit primaire issu des traités ne comporte pas suffisamment de dispositions formulées en des termes impératifs qui permettraient soit de faire abstraction de l’exercice de mise en balance opéré par la Cour européenne des droits de l’homme et par la Cour en cas de concurrence entre des droits fondamentaux (96), soit de tronquer la compétence de l’Union quant à la protection juridictionnelle de l’interdiction des discriminations en raison de la religion, lorsqu’une organisation religieuse se prévaut de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 (97).
97. Les objectifs poursuivis par l’article 17 TFUE, tels qu’ils transparaissent dans les origines de ce texte (98), ne permettent pas non plus d’étayer directement un tel développement. Le texte de l’article 17 TFUE a été discuté au sein de la convention sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe (99), qui aurait été marquée par un lobbying tenace en faveur de l’insertion d’une référence à l’héritage religieux et singulièrement chrétien de l’Europe (100), un lobbying contré de façon tout aussi tenace par des groupes laïcs et par les États membres connaissant une stricte séparation des Églises et de l’État (101). L’absence, dans la version finale du traité établissant une Constitution pour l’Europe (102), de la référence à un « élan spirituel », proposée lors des travaux de la convention et à laquelle se sont opposés en tout état de cause certains groupes religieux, faute de renvoi exprès à la chrétienté, est symptomatique des tensions suscitées par cette question. Finalement, le texte de la déclaration no 11 annexée au traité d’Amsterdam (103) (il s’agit de cette même révision des traités qui a permis l’extension des compétences de l’Union pour lutter notamment contre les discriminations fondées sur la religion et les convictions) (104) a été adopté en tant que paragraphes 1 et 2 de l’article 17 TFUE (105), et l’article 17, paragraphe 3, TFUE a été ajouté afin de structurer le dialogue déjà existant entre les institutions de l’Union et les communautés religieuses (106). Le préambule du traité sur l’Union européenne s’inspire en effet d’une pluralité d’héritages « culturels, religieux, et humanistes ».
98. On ne peut que relever l’absence manifeste d’éléments qui tendraient à attester que l’article 17 TFUE a été conçu de façon à abandonner en quelque sorte au droit national la question du contrôle juridictionnel d’une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions, dans l’hypothèse où cette différence de traitement émane d’organisations religieuses relevant du champ d’application de l’article 3 de la directive 2000/78. Selon moi, l’article 17 TFUE doit plutôt être envisagé comme étant lié plus étroitement à l’article 5, paragraphe 2, TUE qui, comme l’a souligné la défenderesse dans ses observations écrites, sert à rattacher le statut des Églises à la compétence exclusive des États membres.
99. Ainsi, l’article 17, paragraphes 1 et 2, TFUE signifie que les États membres disposent d’un pouvoir discrétionnaire absolu dans le choix du modèle qui régira leurs relations avec les organisations et communautés religieuses et que l’Union n’a d’autre possibilité que de rester dans une position neutre à ce sujet (107). Cette interprétation du « statut » reconnu par le droit national au sens de l’article 17 TFUE s’accorde avec la portée de l’obligation de l’Union, qui résulte de l’article 4, paragraphe 2, TUE, de respecter les structures fondamentales politiques et constitutionnelles des États membres (108).
100. En conclusion, l’article 17 illustre à quel point les impératifs constitutionnels de l’Union reflètent, pour reprendre l’expression d’un universitaire, le « pluralisme des valeurs ». Dans cette logique, les éventuels conflits entre des droits distincts, ou les conceptions qui les sous-tendent, sont considérés comme naturels et sont résolus par la mise en balance des éléments en conflit plutôt qu’en privilégiant l’un par rapport à l’autre selon un schéma hiérarchique (109). Cette approche transparaît également à l’article 2 TUE, à l’article 22 de la Charte, et à l’article 2, paragraphe 5, de la directive 2000/78.
4. Conclusion concernant la première question
101. Je propose donc d’apporter la réponse suivante à la première question :
« L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78/CE doit être interprété en ce sens qu’un employeur, tel que la défenderesse dans la présente affaire, ou bien l’Église pour celle-ci, ne peut décider lui-même de manière contraignante que l’appartenance d’un candidat à une religion spécifique constitue, de par la nature de l’activité ou par le contexte dans lequel elle est exercée, une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à son éthique. »
D. Sur la troisième question
102. La loi ne protège pas tous les actes au seul motif qu’ils procèdent d’une quelconque conviction religieuse (110). Par sa troisième question, la juridiction de renvoi souhaite des éclaircissements sur la notion d’exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée, eu égard à l’éthique de l’organisation, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78.
103. Comme l’a révélé l’analyse précédente aux fins de la réponse à la première question, l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 traduit la tension entre le droit des organisations religieuses à l’autonomie et à l’autodétermination, soit le forum externum, d’une part, et le droit des employés et candidats à un poste au forum internum de leur liberté de conviction, ainsi que leur droit à ne pas être discriminés en raison de ces convictions, d’autre part.
104. Outre qu’elle a posé les fondements de la réponse à la première question, cette analyse a permis d’identifier les facteurs suivants, ou exigences, pour reprendre les termes de la troisième question, que l’on peut considérer comme pertinents pour déterminer si, de par la nature de l’activité ou par le contexte dans lequel elle est exercée, une exigence professionnelle concernant la religion ou les convictions peut être considérée comme essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation :
i) le droit des organisations religieuses à l’autonomie et à l’autodétermination est un droit fondamental reconnu et protégé par le droit de l’Union, comme le reflètent les articles 10 et 12 de la Charte. L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, notamment en ce qu’il se réfère à l’« éthique » des organisations religieuses, doit être interprété conformément à ce droit fondamental ;
ii) l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 laisse aux États membres une importante marge d’appréciation, qui n’est toutefois pas sans limites, quant aux activités professionnelles pour lesquelles la religion ou les convictions constituent, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée (111) ;
iii) la référence aux « dispositions et principes constitutionnels des États membres », qui figure au premier alinéa de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, signifie, interprétée à la lumière de l’article 17, paragraphe 1, TFUE, que la directive 2000/78 doit être mise en œuvre de manière à respecter et à ne pas préjuger le modèle retenu par les différents États membres pour organiser les relations entre les Églises et associations ou communautés religieuses et l’État (112).
105. Dans la mesure où les articles 10 et 12 de la Charte « correspondent » aux articles 9 et 11 de la CEDH, au sens de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, le droit des organisations religieuses à l’autodétermination et à l’autonomie englobe à tout le moins les modalités de protection suivantes en droit de l’Union.
106. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté religieuse garanti par la CEDH exclut toute marge d’appréciation de l’État membre pour déterminer si des convictions religieuses ou les moyens utilisés pour exprimer celle-ci sont légitimes (113). Le droit d’une communauté religieuse à une existence autonome se trouve au cœur même des garanties de l’article 9 de la CEDH, elle est également indispensable au pluralisme dans une société démocratique (114). La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme exclut l’ingérence de l’État dans l’organisation interne des Églises (115), et l’appartenance confessionnelle à une communauté religieuse est déterminée par les seules autorités spirituelles suprêmes de cette communauté, et non par l’État (116). Si l’organisation de la vie de la communauté n’était pas protégée par l’article 9, tous les autres aspects de la liberté de religion de l’individu s’en trouveraient fragilisés (117).
107. Le principe d’autonomie interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre en son sein de nouveaux membres ou d’en exclure d’autres (118). L’État ne saurait obliger une communauté religieuse à confier à un individu une responsabilité religieuse quelconque (119). Le respect de l’autonomie des communautés religieuses reconnues par l’État implique, en particulier, l’acceptation par celui-ci du droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein et qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour leur unité (120). Seules les raisons les plus graves et impérieuses peuvent éventuellement justifier une intervention de l’État (121), de sorte que les États disposent, par exemple, du pouvoir de contrôler si un mouvement ou une association poursuit, à des fins prétendument religieuses, des activités nuisibles à la population ou à la sécurité publique (122). De façon générale, la protection garantie par l’article 9 de la CEDH présuppose uniquement que les membres de l’organisation religieuse adhèrent à des vues atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance (123).
108. Lorsqu’est en cause l’organisation de la communauté religieuse, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11, qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État (124). En ce sens, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé de façon constante que la liberté religieuse implique la liberté de chacun de manifester sa religion dans le cercle de ceux partageant une même foi (125).
109. La Cour européenne des droits de l’homme a souvent mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des religions, cultes et croyances divers, et indiqué que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique (126). Les tentatives de l’État de s’ériger en arbitre entre des communautés religieuses et les différentes entités dissidentes qui existent ou qui pourraient se créer dans leur sphère peuvent compromettre l’autonomie des Églises concernées (127). L’ingérence arbitraire de l’État dans un conflit interne concernant la direction des activités d’une Église, et donc son organisation interne, a été considérée comme une atteinte disproportionnée à l’article 9 de la CEDH (128).
110. Toutefois, je ne peux souscrire aux affirmations de la défenderesse en ce sens que l’interdiction faite aux autorités de l’État de contrôler la légitimité des convictions religieuses ou de s’ingérer dans l’organisation interne des communautés religieuses implique nécessairement que ces dernières sont aussi les seules entités, à l’exclusion des juridictions, habilitées à décider si une exigence professionnelle est essentielle, légitime et justifiée, par la nature des activités ou le contexte dans lequel elles sont exercées, au sens de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78. Je partage en revanche les arguments exposés par l’Irlande, dans ses observations écrites, et la Commission, lors de l’audience, quant au caractère subjectif de l’éthique d’une religion, strictement détaché et distinct des activités liées à l’entretien de cette éthique, lesquelles activités constituent en revanche une question objective qui doit être examinée par les juridictions. En d’autres termes, la défenderesse a confondu deux notions différentes. Si le contrôle juridictionnel de l’éthique de l’Église est nécessairement limité, comme le reflètent la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et par ailleurs également les traditions constitutionnelles des États membres (129), cela ne signifie pas qu’un État membre est dispensé d’examiner les activités en question, par opposition à l’éthique d’une religion, qui échappe pratiquement à tout contrôle, afin de déterminer si la différence de traitement fondée sur la religion est essentielle, légitime et justifiée.
111. Trois autres facteurs doivent être pris en compte par la juridiction de renvoi pour déterminer si l’appartenance à une religion chrétienne constitue une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée pour un poste concernant l’élaboration d’un rapport sur la discrimination raciale, qui implique également de représenter publiquement et professionnellement la défenderesse et de coordonner le processus de formation des opinions au sein de cette organisation (130) :
iv) le terme « justifiée », figurant à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, nécessite d’analyser la question de savoir si les exigences professionnelles à l’origine d’une discrimination directe en raison de la religion ou des convictions sont suffisamment adaptées à la protection du droit de la défenderesse à l’autonomie et à l’autodétermination, c’est-à-dire appropriées aux fins de la réalisation de cet objectif ;
v) les termes « essentielle, légitime » impliquent d’analyser la question de la proximité des activités en question avec la mission de proclamation de la défenderesse (131) ;
vi) conformément à l’exigence du respect des « principes généraux du droit », mentionnée à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, et à l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme s’agissant de l’interprétation de l’article 9, paragraphe 2, de la CEDH, lorsqu’il s’agit de déterminer si l’exercice du droit d’une organisation religieuse à l’autonomie et à l’autodétermination produit des effets disproportionnés à l’égard d’autres droits protégés par la CEDH (132), l’impact, en termes de proportionnalité, sur l’objectif légitime d’assurer l’effet utilede l’interdiction des discriminations en raison de la religion et des convictions au sens de la directive 2000/78, doit être mis en balance avec le droit de la défenderesse à l’autonomie et à l’autodétermination (133), en tenant dûment compte de ce que l’article 3 de la directive 2000/78 ne fait aucune distinction entre le recrutement et le licenciement (134).
112. Les points iv) et v) méritent d’être développés.
113. Les règles applicables à l’interprétation des dispositions du droit de l’Union ont été précisées aux points 81 à 85 des présentes conclusions. S’agissant du point iv), un élément à mon sens décisif ressort des travaux préparatoires : il s’agit d’une modification proposée par la délégation luxembourgeoise, consistant à substituer le terme « justifiée » à celui de « nécessaire », à la lumière de la proposition du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de remplacer « nécessaire » par « appropriée » ou « pertinente » (135). Cette évolution me semble refléter, par le recours au terme « justifiée », une plus grande acceptation, de la part du législateur de l’Union, de l’application du premier critère du principe général de proportionnalité, qui implique d’examiner si la mesure en cause est appropriée aux fins de la réalisation d’un objectif légitime (136).
114. En ce qui concerne le point v), cette conclusion s’impose selon moi compte tenu du contexte dans lequel sont utilisés les termes « essentielle, légitime » [« genuine, legitimate »], clairement associés à « l’éthique de l’organisation » et à « la nature » des activités en cause ou au « contexte dans lequel elles sont exercées ». De plus, les différentes versions linguistiques ne concordent pas complètement. L’équivalent de « genuine » se retrouve dans les versions suédoise (« verkligt »), maltaise (« ġenwin »), lettone (« īstu »), finnoise (« todellinen »), danoise (« regulært »), croate (« stvarni »), et hongroise (« valódi »), tandis que la version française préfère les termes « essentielle, légitime » dont l’on retrouve également l’équivalent dans les versions espagnole (« esencial »), italienne (« essenziale »), portugaise (« essencial »), roumaine (« esențială »), néerlandaise (« wezenlijke »), allemande (« wesentliche »), estonienne (« oluline »), bulgare (« основно »), slovaque (« základnú »), tchèque (« podstatný »), polonaise (« podstawowy »), slovène (« bistveno ») et grecque (« ουσιώδης »). La version lituanienne peut quant à elle être considérée comme un équivalent des termes anglais « common, usual or regular » [« commun, usuel, ordinaire »] (« įprastas »).
115. Selon la jurisprudence constante de la Cour, en cas de divergence dans les versions linguistiques, la disposition en question doit être interprétée en fonction du contexte et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (137). Puisque les termes « essentielle, légitime » [« genuine, legitimate »], en raison de ces divergences linguistiques, « ne se prêt[ent] pas à une interprétation claire et uniforme » (138), j’estime en définitive que, sur le fondement d’une approche schématique et compte tenu de l’objectif qui sous-tend l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, de préservation de l’autonomie et de l’autodétermination des organisations religieuses (139), la question de la proximité des activités professionnelles en question avec la mission de proclamation des organisations religieuses est au cœur de cet examen, comme en atteste, en droit de l’Union, l’utilisation des termes « essentielle, légitime » à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78.
116. Je propose donc de répondre comme suit à la troisième question :
« Conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, aux fins de l’appréciation de la notion d’exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée, de par la nature des activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, eu égard à l’éthique de l’organisation, la juridiction nationale doit tenir compte des éléments suivants :
i) le droit des organisations religieuses à l’autonomie et à l’autodétermination est un droit fondamental reconnu et protégé par le droit de l’Union, comme le reflètent les articles 10 et 12 de la Charte. L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, notamment en ce qu’il fait référence à l’“éthique” des organisations, doit être interprété conformément à ce droit fondamental ;
ii) l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 laisse aux États membres une importante marge d’appréciation, qui n’est toutefois pas sans limites, quant aux activités professionnelles pour lesquelles la religion ou les convictions constituent, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée ;
iii) la référence aux “dispositions et principes constitutionnels des États membres”, qui figure au premier alinéa de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, signifie, interprétée à la lumière de l’article 17, paragraphe 1, TFUE, que la directive 2000/78 doit être mise en œuvre de manière à respecter et à ne pas préjuger le modèle retenu par les différents États membres pour organiser les relations entre les Églises et associations ou communautés religieuses et l’État ;
iv) le terme “justifiée”, figurant à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, nécessite d’analyser la question de savoir si les exigences professionnelles à l’origine d’une discrimination directe en raison de la religion ou des convictions sont suffisamment adaptées à la protection du droit de la défenderesse à l’autonomie et à l’autodétermination, c’est-à-dire appropriées aux fins de la réalisation de cet objectif ;
v) les termes “essentielle, légitime” impliquent d’analyser la question de la proximité des activités en question avec la mission de proclamation de la défenderesse ;
vi) conformément à l’exigence du respect des “principes généraux du droit”, mentionnée à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, et à l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme s’agissant de l’interprétation de l’article 9, paragraphe 2, de la CEDH, lorsqu’il s’agit de déterminer si l’exercice du droit d’une organisation religieuse à l’autonomie et à l’autodétermination produit des effets disproportionnés à l’égard d’autres droits protégés par la CEDH, l’impact, en termes de proportionnalité, sur l’objectif légitime d’assurer l’effet utilede l’interdiction des discriminations en raison de la religion et des convictions au sens de la directive 2000/78, doit être mis en balance avec le droit de la défenderesse à l’autonomie et à l’autodétermination, en tenant dûment compte de ce que l’article 3 de la directive 2000/78 ne fait aucune distinction entre le recrutement et le licenciement.
E. Sur la deuxième question
117. La deuxième question évoque un cas de figure inhabituel : l’hypothèse dans laquelle un principe général du droit de l’Union, tel que le droit à l’égalité de traitement en en raison des convictions (140), est concrétisé dans une directive, en l’occurrence la directive 2000/78, mais qu’il s’avère impossible à la juridiction de l’État membre d’interpréter le droit national conformément à la directive, sauf à retenir une interprétation contra legemde celui-ci, ce que la jurisprudence de la Cour exclut dans le cas de litiges de nature horizontale entre deux personnes privées (141). Si la juridiction de renvoi constate qu’il lui est impossible d’interpréter, dans la procédure au principal, l’article 137, paragraphe 3, de la WRV et l’article 9, paragraphe 1, de l’AGG conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 et à l’article 17 TFUE, tels qu’interprétés par la Cour, est-elle tenue d’écarter l’application de l’article 137, paragraphe 3, de la WRV et l’article 9, paragraphe 1, de l’AGG ?
118. En appliquant le droit national, les juridictions des États membres appelées à l’interpréter sont tenues de prendre en considération l’ensemble des règles de ce droit et de faire application des méthodes d’interprétation reconnues par celui‑ci, afin de l’interpréter, dans toute la mesure possible, à la lumière du texte ainsi que de la finalité de l’article 7 de la directive concernée pour atteindre le résultat fixé par celle-ci, et se conformer ainsi à l’article 288, troisième alinéa, TFUE (142). Comme je l’ai déjà précisé, cette exigence inclut l’obligation, pour les juridictions nationales, de modifier leur jurisprudence si celle-ci repose sur une interprétation du droit national incompatible avec les objectifs d’une directive (143).
119. Cependant, il me semble en définitive que l’interdiction des discriminations fondées sur la religion ou les convictions, comme le reflète l’article 21 de la Charte, n’est pas un droit subjectif susceptible d’application horizontale dans un litige entre des personnes privées, lorsqu’il est en concurrence avec le droit des organisations religieuses à l’autonomie et à l’autodétermination et que les dispositions juridiques de l’État membre ne peuvent être interprétées de façon conforme à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 (144). Si telle est la conclusion qui s’impose s’agissant de l’affaire au principal, lorsqu’elle sera renvoyée devant la juridiction nationale, la voie de recours dont disposerait alors la requérante au principal sur le fondement du droit de l’Union, serait une action en responsabilité de l’État contre la République fédérale d’Allemagne (145).
120. Les raisons qui m’ont amené à cette conclusion sont les suivantes.
121. Premièrement, comme je l’ai évoqué précédemment, conformément à l’article 17, paragraphes 1 et 2, TFUE, il est du ressort exclusif des États membres d’appliquer aux relations entre les Églises et l’État le modèle de leur choix. Si, dans ce cadre, les modalités législatives applicables ne sont pas compatibles avec les obligations parallèles de l’État membre résultant du droit de l’Union, quant à la nécessité de préserver l’effet utile de la directive 2000/78, il appartient à cet État membre d’assumer la responsabilité du préjudice ainsi causé.
122. Deuxièmement, ainsi que l’a souligné l’Irlande dans ses observations écrites, il ne serait pas conforme à l’importante marge d’appréciation des États membres, inhérente à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, quant à la définition de la notion d’exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée, par la nature des activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, que l’interdiction des discriminations fondées sur la religion soit d’effet direct.
123. Troisièmement, comme l’a également relevé l’Irlande dans ses observations écrites, par opposition aux autres motifs de discrimination mentionnés à l’article 19 TFUE, il n’existe pas de consensus suffisant entre les traditions constitutionnelles nationales quant aux circonstances dans lesquelles les différences de traitement fondées sur la religion peuvent être essentielles, légitimes et justifiées. L’adoption de l’article 17 TFUE et de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 en constitue effectivement une démonstration claire.
124. Je propose donc d’apporter la réponse suivante à la deuxième question :
« Dans les circonstances de l’affaire au principal, il n’y a pas lieu de laisser inappliquée une disposition du droit national – en l’occurrence la première hypothèse de l’article 9, paragraphe 1, de l’AGG – selon laquelle une inégalité de traitement en raison de la religion en cas d’emploi par des communautés religieuses et les institutions affiliées à ces dernières est également licite si, compte tenu de la conscience propre à cette communauté religieuse eu égard à son droit à l’autodétermination, l’appartenance à une religion déterminée constitue une exigence professionnelle justifiée, s’il s’avère impossible d’interpréter ces dispositions conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78. »
F. Remarques finales
125. L’article 9 de l’AGG est une disposition problématique. Elle a suscité les critiques de la commission des droits de l’homme des Nations unies compétente quant à sa conformité à la convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (146). Elle a fait l’objet d’une procédure d’infraction ouverte par la Commission à l’encontre de la République fédérale d’Allemagne (147), et a même été remise en cause par un organisme gouvernemental allemand chargé de veiller au respect de la législation anti-discrimination dans cet État membre (148).
126. Le fait que les organisations religieuses emploient en Allemagne environ 1,3 million de personnes (149) atteste, dans cet État membre, de l’engagement considérable des Églises et de leurs institutions affiliées dans la sphère publique (150). Il n’en reste pas moins, à mon sens, que les tensions provoquées par cette situation, dont témoigne l’affaire au principal, ont été prises en considération par l’adoption de l’article 17 TFEU, de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, et la reconnaissance du droit des organisations religieuses à l’autonomie et à l’autodétermination en tant que droit fondamental protégé par le droit de l’Union, par les effets combinés des articles 10, 12, et 52, paragraphe 3, de la Charte.
VI. Réponses aux questions déférées
127. Je propose donc d’apporter les réponses suivantes aux questions déférées par le Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail, Allemagne) :
1) L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens qu’un employeur, tel que la défenderesse dans la présente affaire, ou bien l’Église pour celle-ci, ne peut décider lui-même de manière contraignante que l’appartenance d’un candidat à une religion spécifique constitue, de par la nature de l’activité ou par le contexte dans lequel elle est exercée, une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à son éthique.
2) Dans les circonstances de l’affaire au principal, il n’y a pas lieu de laisser inappliquée une disposition du droit national – en l’occurrence la première hypothèse de l’article 9, paragraphe 1, de l’Allgemeines Gleichbehandlungsgesetz (loi générale sur l’égalité de traitement) – selon laquelle une inégalité de traitement en raison de la religion en cas d’emploi par des communautés religieuses et les institutions affiliées à ces dernières est également licite si, compte tenu de la conscience propre à cette communauté religieuse eu égard à son droit à l’autodétermination, l’appartenance à une religion déterminée constitue une exigence professionnelle justifiée, s’il s’avère impossible d’interpréter ces dispositions conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78.
3) Conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, aux fins de l’appréciation de la notion d’exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée, de par la nature des activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, eu égard à l’éthique de l’organisation, la juridiction nationale doit tenir compte des éléments suivants :
i) le droit des organisations religieuses à l’autonomie et à l’autodétermination est un droit fondamental reconnu et protégé par le droit de l’Union, comme le reflètent les articles 10 et 12 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, notamment en ce qu’il fait référence à l’« éthique » des organisations, doit être interprété conformément à ce droit fondamental ;
ii) l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78 laisse aux États membres une importante marge d’appréciation, qui n’est toutefois pas sans limites, quant aux activités professionnelles pour lesquelles la religion ou les convictions constituent, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée ;
iii) la référence aux « dispositions et principes constitutionnels des États membres », qui figure au premier alinéa de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, signifie, interprétée à la lumière de l’article 17, paragraphe 1, TFUE, que la directive 2000/78 doit être mise en œuvre de manière à respecter et à ne pas préjuger le modèle retenu par les différents États membres pour organiser les relations entre les Églises et associations ou communautés religieuses et l’État ;
iv) le terme « justifiée », figurant à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, nécessite d’analyser la question de savoir si les exigences professionnelles à l’origine d’une discrimination directe en raison de la religion ou des convictions sont suffisamment adaptées à la protection du droit de la défenderesse à l’autonomie et à l’autodétermination, c’est-à-dire appropriées aux fins de la réalisation de cet objectif ;
v) les termes « essentielle, légitime » impliquent d’analyser la question de la proximité des activités en question avec la mission de proclamation de la défenderesse ;
vi) conformément à l’exigence du respect des « principes généraux du droit », mentionnée à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78, et à l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme s’agissant de l’interprétation de l’article 9, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, lorsqu’il s’agit de déterminer si l’exercice du droit d’une organisation religieuse à l’autonomie et à l’autodétermination produit des effets disproportionnés à l’égard d’autres droits protégés par cette convention, l’impact, en termes de proportionnalité, sur l’objectif légitime d’assurer l’effet utilede l’interdiction des discriminations en raison de la religion et des convictions au sens de la directive 2000/78, doit être mis en balance avec le droit de la défenderesse à l’autonomie et à l’autodétermination, en tenant dûment compte de ce que l’article 3 de la directive 2000/78 ne fait aucune distinction entre le recrutement et le licenciement.