CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MICHAL BOBEK
présentées le 15 avril 2021(1)
Affaire C‑683/19
Viesgo Infraestructuras Energéticas SL
contre
Administración General del Estado,
Iberdrola, SA,
Naturgy Energy Group, SA, anciennement Gas Natural SDG, SA,
EDP España, SA,
CIDE, Asociación de Distribuidores de Energía Eléctrica,
Endesa SA,
Agri-Energía SA,
Navarro Generación S.A.
[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne)]
« Renvoi préjudiciel – Règles communes pour le marché intérieur de l’électricité – Directive 2009/72/CE – Imposition d’obligations de service public – Financement d’un chèque social qui s’applique uniquement à certaines entreprises – Obligations de transparence et de non-discrimination »
I. Introduction
1. Les requérantes sont des sociétés actives sur le marché espagnol de l’électricité. Elles devaient contribuer au financement d’une mesure d’aide sociale destinée à des consommateurs vulnérables en Espagne. Le législateur espagnol a déclaré que cette obligation était une « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72/CE (2). L’une des requérantes a contesté la compatibilité de cette obligation de financement avec le droit de l’Union devant le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne, ci-après la « Cour suprême »).
2. Cette juridiction a accueilli le recours des requérantes. Selon la Cour suprême, les exigences en matière de compatibilité établies à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 constituaient un « acte clair », ce qui signifiait qu’aucune demande de décision préjudicielle n’était nécessaire. Toutefois, saisi d’un recours, le Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle, Espagne) (ci-après la « Cour constitutionnelle ») a annulé cet arrêt. Il a jugé que la Cour suprême avait commis une erreur en constatant l’existence d’un « acte clair » et qu’elle avait ainsi violé les droits et libertés fondamentaux de l’Administración General del Estado (administration de l’État, Espagne) en ce qu’elle avait déclaré le droit interne incompatible avec le droit de l’Union sans avoir d’abord saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle.
3. À la suite de cet arrêt, la Cour suprême a saisi la Cour de la présente demande de décision préjudicielle afin de l’interroger sur la question de savoir si l’obligation de financement imposée aux requérantes est compatible avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
4. La directive 2009/72 a remplacé la directive 2003/54/CE (3) en vue de développer des règles communes relatives au marché intérieur de l’électricité. Le considérant 50 de la directive 2009/72 indique ce qui suit :
« Il convient de renforcer encore les obligations de service public, y compris en matière de service universel, et les normes minimales communes qui en résultent, afin que tous les consommateurs, en particulier les consommateurs vulnérables, puissent profiter de la concurrence et bénéficier de prix équitables. Les obligations de service public devraient être définies au niveau national, en tenant compte du contexte national. Le droit communautaire devrait, cependant, être respecté par les États membres. Les citoyens de l’Union et, lorsque les États membres le jugent opportun, les petites entreprises devraient bénéficier d’obligations de service public, en particulier en ce qui concerne la sécurité d’approvisionnement, et de prix raisonnables [...] »
5. L’article 2 de la directive 2009/72 dispose :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
[...]
21. “entreprise verticalement intégrée”, une entreprise d’électricité ou un groupe d’entreprises d’électricité qui confie directement ou indirectement à la même personne ou aux mêmes personnes l’exercice du contrôle, et qui assure au moins une des fonctions suivantes : transport ou distribution, et au moins une des fonctions suivantes : production ou fourniture d’électricité ;
[...] »
6. L’article 3 de la directive 2009/72 est consacré aux « [o]bligations de service public » et à la « protection des consommateurs ». En vertu de l’article 3, paragraphes 2 et 6, de cette directive :
« 2. En tenant pleinement compte des dispositions pertinentes du traité [FUE], en particulier de son article [106], les États membres peuvent imposer aux entreprises du secteur de l’électricité, dans l’intérêt économique général, des obligations de service public qui peuvent porter sur la sécurité, y compris la sécurité d’approvisionnement, la régularité, la qualité et le prix de la fourniture, ainsi que la protection de l’environnement, y compris l’efficacité énergétique, l’énergie produite à partir de sources d’énergie renouvelables et la protection du climat. Ces obligations sont clairement définies, transparentes, non discriminatoires et vérifiables et garantissent aux entreprises d’électricité de [l’Union] un égal accès aux consommateurs nationaux [...]
[...]
6. Lorsqu’une compensation financière, d’autres formes de compensation ou des droits exclusifs offerts par un État membre pour l’accomplissement des obligations visées aux paragraphes 2 et 3 sont octroyés, c’est d’une manière non discriminatoire et transparente. »
B. Le droit espagnol
7. Intitulé « Consommateurs vulnérables », l’article 45 de la Ley 24/2013 del Sector Eléctrico (loi 24/2013 sur le secteur de l’électricité), du 26 décembre 2013 (BOE no 310, du 27 décembre 2013, p. 105198, ci-après la « loi 24/2013 »), énonce, dans sa partie pertinente :
« [...]
2. Le chèque social s’applique aux consommateurs vulnérables qui répondent aux caractéristiques sociales, de consommation et de pouvoir d’achat déterminées par décret royal du Conseil des ministres [...]
3. Le chèque social couvre la différence entre la valeur du prix volontaire destiné aux petits consommateurs et une valeur de base, dénommée “tarif de dernier recours”, et est appliqué par le fournisseur de référence concerné dans les factures des consommateurs qui peuvent en bénéficier.
[...]
4. Le chèque social est considéré comme étant une obligation de service public au sens de la directive [2009/72], et est pris en charge par les sociétés mères de groupes de sociétés ou, le cas échéant, par les sociétés qui exercent simultanément les activités de production, de distribution et de commercialisation de l’électricité.
La répartition en pourcentage des montants à financer est calculée, pour chaque groupe de sociétés, sur la base du rapport entre un terme qui résulte de la somme des moyennes annuelles du nombre d’approvisionnements connectés aux réseaux de distribution des sociétés de distribution et du nombre de clients des sociétés de commercialisation auquel le groupe participe, et un autre terme qui correspond à la somme de tous les montants moyens annuels d’approvisionnements et de clients de tous les groupes de sociétés qui doivent être pris en considération aux fins de cette répartition.
Cette répartition en pourcentage est calculée annuellement par la Comisión Nacional de los Mercados y la Competencia [commission nationale des marchés et de la concurrence, Espagne], conformément à la procédure et aux conditions fixées par voie réglementaire [...]
[...]
En tout état de cause, les contributions que chacune desdites sociétés doit effectuer sont versées sur un compte spécifique de dépôt créé à cette fin par l’organisme liquidateur, qui est responsable de sa gestion. »
8. Le Real Decreto-ley 9/2013 por el que se adoptan medidas urgentes para garantizar la estabilidad financiera del sistema eléctrico (décret-loi royal 9/2013 portant adoption de mesures urgentes en vue de garantir la stabilité financière du secteur de l’électricité), du 12 juillet 2013 (BOE no 167, du 13 juillet 2013, p. 52106, ci-après le « décret‑loi royal 9/2013 »), indique dans la partie pertinente de son considérant V :
« Le présent décret-loi royal modifie également le régime qui régit la manière dont les coûts du chèque social sont pris en charge.
[...]
Partant de ce constat, et afin de contribuer à la réduction nécessaire et urgente des coûts du système, il a été jugé nécessaire de modifier le régime de répartition des coûts instauré par l’Orden IET/843/2012 (arrêté IET/843/2012) [...] en imposant, à titre d’obligation de service public, la prise en charge du coût du chèque social par les sociétés mères des sociétés ou groupes de sociétés exerçant des activités de production, de distribution et de commercialisation d’électricité et constituant des groupes verticalement intégrés.
L’imposition d’une telle obligation à ces sociétés mères permet, même indirectement, de répartir cette charge entre les principales activités commerciales du secteur de l’électricité. L’activité de transport est donc exclue d’une telle répartition, mais cette exception est considérée comme étant justifiée s’agissant d’une activité réglementée, exercée dans le cadre d’un régime de monopole légal et d’exclusivité, sachant que le transporteur unique ne pourrait pas, contrairement aux sociétés ou groupes de sociétés susmentionnés, récupérer sur le marché le coût éventuel qu’il aurait à supporter à ce titre, ce qui, à terme, neutraliserait l’objectif poursuivi par cette modification. »
9. Le Real Decreto 968/2014 por el que se desarrolla la metodología para la fijación de los porcentajes de reparto de las cantidades a financiar relativas al bono social (décret royal 968/2014 relatif à la méthode de calcul des pourcentages dans le cadre de la répartition des montants à financer en ce qui concerne le chèque social), du 21 novembre 2014 (BOE no 283, du 22 novembre 2014, p. 95994, ci-après le « décret royal 968/2014 »), énonce, aux articles 2 et 3, la méthodologie de financement du chèque social prévue à l’article 45, paragraphe 4, de la loi 24/2013.
III. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles
10. Le Real Decreto-ley 6/2009 (BOE no 111, du 7 mai 2009, p. 39404, ci‑après le « décret-loi royal 6/2009 ») a mis en place un mécanisme visant à offrir à certains consommateurs répondant à des caractéristiques sociales, de consommation et de pouvoir d’achat particulières (ci-après les « consommateurs vulnérables ») une remise sur le prix de l’électricité en Espagne. En conséquence, les consommateurs éligibles bénéficient d’une réduction automatique sur le prix de l’électricité (ci-après le « chèque social ») qui est appliquée directement sur leur facture d’électricité par le fournisseur de dernier recours (4). Ces fournisseurs facturent donc aux consommateurs éligibles un prix qui est inférieur au prix de marché de l’électricité (5).
11. Initialement, en vertu du décret-loi royal 6/2009, ce régime était financé par l’imposition d’une taxe sur toutes les sociétés propriétaires d’installations de production d’électricité. Toutefois, le 7 février 2012, la Cour suprême a annulé le décret-loi royal 6/2009 au motif que son régime de financement était incompatible avec la directive 2009/72 (ci-après l’« arrêt de 2012 ») (6). Un recours en protection des droits et libertés fondamentaux (« recurso de amparo ») intenté devant la Cour constitutionnelle contre cet arrêt a été jugé irrecevable.
12. Afin de prendre en compte l’arrêt de 2012 de la Cour suprême et de remplacer le décret-loi royal 6/2009, le législateur espagnol a adopté le décret-loi royal 9/2013. Il est indiqué notamment dans cet acte de loi que la Cour suprême n’a pas précisé de méthode particulière pour la répartition des coûts afférents au chèque social, permettant à l’administration de l’État d’opter pour le système qu’elle estimait le plus approprié. L’obligation de supporter les coûts résultant du chèque social incombe donc aux « sociétés mères de groupes de sociétés ou, le cas échéant, [aux] sociétés qui exercent simultanément les activités de production, de distribution et de commercialisation de l’électricité ».
13. Le 26 décembre 2013, la loi 24/2013 a été adoptée. L’article 45, paragraphe 3, de cette loi précise que le chèque social couvre la différence entre le prix facturé aux consommateurs vulnérables éligibles et le prix de base de l’électricité sur le marché de l’électricité espagnol. L’article 45, paragraphe 4, de ladite loi qualifie ensuite le chèque social d’« obligation de service public ». Il précise également que son financement incombe aux « sociétés mères de groupes de sociétés ou, le cas échéant, [aux] sociétés qui exercent simultanément les activités de production, de distribution et de commercialisation de l’électricité » (ci-après la « contribution obligatoire »).
14. Le 21 novembre 2014, le décret royal 968/2014 a été adopté afin de mettre en œuvre la loi 24/2013. Il définit la méthode de fixation des pourcentages aux fins de la répartition des sommes destinées au financement du régime.
15. L’Orden IET/350/2014 por la que se fijan los porcentajes de reparto de las cantidades a financiar relativas al bono social correspondientes a 2014 (arrêté IET/350/2014 fixant les répartitions en pourcentage des montants à financer au titre du chèque social pour l’année 2014), du 7 mars 2014 (BOE no 60, du 11 mars 2014, p. 22684, ci-après l’« arrêté IET/350/2014 »), désigne les entités concernées par la contribution obligatoire et fixe les répartitions en pourcentage des montants à financer au titre du régime dans son ensemble pour l’année 2014 (7).
16. En application de l’arrêté IET/350/2014, quatre sociétés devraient contribuer à hauteur de 96,64131 % aux coûts du chèque social : Endesa SA (41,612696 %), Iberdrola SA (38,474516 %), Gas Natural SDG SA (14,185142 %) et E.ON España SLU [devenue par la suite Viesgo Infraestructuras Energéticas SL (ci-après « Viesgo ») (2,368956 %). En revanche, conformément à cet arrêté, 23 autres sociétés se voient attribuer des coefficients fortement réduits, tous inférieurs à 1 %. Ces montants sont calculés annuellement par la commission nationale des marchés et de la concurrence et doivent être versés sur un compte de dépôt spécialement désigné à cet effet. La commission nationale des marchés et de la concurrence est également chargée de régler les paiements concernés auprès des entreprises concernées et de leur remettre un montant correspondant au chèque social accordé aux consommateurs vulnérables par le fournisseur de dernier recours concerné.
17. Le 18 décembre 2014, E.ON España (devenue par la suite Viesgo) a introduit un recours contentieux administratif devant la juridiction de renvoi contestant le décret royal 968/2014. Elle a fait valoir que les modalités de financement du chèque social, prévues à l’article 45, paragraphe 4, de la loi 24/2013, telles que mises en œuvre par les articles 2 et 3 du décret royal 968/2014, étaient incompatibles avec la directive 2009/72.
18. Par arrêt du 24 octobre 2016, la Cour suprême a accueilli le recours. Elle a déclaré nuls les articles 2 et 3 du décret royal 968/2014 au motif qu’ils étaient incompatibles avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72. La Cour suprême explique qu’elle est parvenue à cette décision en se fondant sur les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Federutility e.a. (8) et ANODE (9).
19. L’administration de l’État a formé un recours en protection des droits et libertés fondamentaux (« recurso de amparo ») devant la Cour constitutionnelle. Par arrêt du 26 mars 2019, la Cour constitutionnelle a fait droit au recours constitutionnel de l’administration de l’État. Elle a considéré que la Cour suprême avait violé le droit à un « procès assorti de toutes les garanties », au sens de l’article 24, paragraphe 2, de la Constitution espagnole, dans la mesure où elle avait déclaré le droit interne incompatible avec le droit de l’Union sans avoir saisi préalablement la Cour d’une demande de décision préjudicielle.
20. D’après la décision de renvoi, la Cour constitutionnelle a considéré, notamment, que la jurisprudence invoquée par la juridiction de renvoi pour établir l’incompatibilité avec la directive 2009/72 ne constituait pas un « acte clair » par rapport au litige dont elle était saisie. Pour ces raisons, la Cour suprême n’était pas dispensée de l’obligation de poser une question préjudicielle, avec pour conséquence que l’arrêt attaqué devrait être annulé et qu’il convient de revenir à la situation qui existait avant le prononcé de cet arrêt.
21. Dans ces conditions, la Cour suprême a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Conformément à la jurisprudence de la Cour issue, notamment, des arrêts du 20 avril 2010, Federutility e.a. (C‑265/08, EU:C:2010:205), et du 7 septembre 2016, ANODE (C‑121/15, EU:C:2016:637), une réglementation nationale telle que celle énoncée à l’article 45, paragraphe 4, de la [loi 24/2013], mis en œuvre ultérieurement par les articles 2 et 3 du [décret royal 968/2014], en vertu de laquelle le financement du chèque social est mis à la charge de certains acteurs du réseau électrique (les sociétés mères des groupes de sociétés ou, le cas échéant, les sociétés qui exercent simultanément les activités de production, de distribution et de commercialisation de l’électricité), est-elle compatible avec les exigences établies à l’article 3, paragraphe 2, de la directive [2009/72], sachant que certaines de ces entités concernées ont un poids spécifique très faible dans l’ensemble du secteur, et alors que sont exemptés de cette charge d’autres sociétés ou groupes de sociétés pouvant être mieux placés pour assumer ce coût, soit en raison de leur chiffre d’affaires, soit du fait de leur importance relative dans l’un des secteurs d’activité, soit parce qu’ils exercent simultanément et de manière intégrée deux de ces activités ?
2) Une réglementation nationale en vertu de laquelle l’obligation de financement du chèque social n’est pas instaurée à titre exceptionnel ou avec une portée temporelle limitée, mais indéfiniment et sans contrepartie ni aucune mesure compensatoire, est-elle ou non compatible avec l’exigence de proportionnalité énoncée à l’article 3, paragraphe 2, de la directive [2009/72] ? »
22. Des observations écrites ont été déposées par Agri-Energía e.a. (ci-après « Agri-Energía »), EDP España SA, Endesa, Iberdrola, Naturgy Energy Group SA (ci-après « Naturgy »), Viesgo, le gouvernement espagnol ainsi que la Commission européenne. Ces parties ont également répondu aux questions écrites de la Cour.
IV. Analyse
23. Les présentes conclusions sont structurées comme suit. Je commencerai par les questions de recevabilité soulevées par les parties intéressées (A). J’amorcerai ensuite mon analyse au fond en abordant tout d’abord ce qui a précisément été désigné comme une « obligation de service public » (B.1). Ensuite, j’examinerai si cette « obligation de service public » relève du champ d’application de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 et si elle peut être considérée comme étant compatible avec les conditions prévues par cette disposition (B.2). Enfin, je me pencherai sur la seconde question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi relative à la proportionnalité de l’« obligation de service public » et à l’obligation éventuelle de compensation de celui à qui incombe l’obligation de service public (B.3).
A. Sur la recevabilité
24. Viesgo, Iberdrola et Endesa avancent deux séries d’arguments relatifs à la recevabilité.
25. En premier lieu, elles font valoir que la juridiction de renvoi, en sa qualité de plus haute autorité judiciaire compétente pour statuer sur la question de savoir si une demande de décision préjudicielle était nécessaire pour se prononcer sur la compatibilité du décret royal 968/2014 avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, a considéré que la théorie de l’« acte clair » la dispensait de l’obligation de poser une question préjudicielle. Cette juridiction étant seule tenue de garantir l’effectivité du droit de l’Union, la Cour constitutionnelle n’est pas compétente pour contrôler cette décision ni pour se substituer à la juridiction de renvoi afin d’apprécier l’existence d’un « acte clair ».
26. En second lieu, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, en vertu de laquelle toute juridiction espagnole est tenue de procéder à un renvoi préjudiciel chaque fois qu’une réglementation nationale est jugée incompatible avec le droit de l’Union (10), prive les juridictions de dernière instance du pouvoir d’apprécier la nécessité d’un renvoi. La juridiction de renvoi et les parties expliquent que cette jurisprudence dépend du résultat, en ce sens qu’une obligation similaire n’existerait pas si la juridiction nationale devait constater la compatibilité d’une réglementation nationale avec le droit de l’Union.
27. Par conséquent, étant donné que les raisons pour lesquelles la demande de décision préjudicielle a été effectuée dans la présente affaire découlent de la procédure et d’une jurisprudence nationales qui portent atteinte à la primauté et à l’efficacité du droit de l’Union, la Cour devrait déclarer qu’elle est incompétente pour statuer sur les questions posées. À titre subsidiaire, elle devrait rejeter la demande comme étant irrecevable.
28. Selon moi, la présente affaire n’est ni irrecevable ni exclue de la compétence de la Cour.
29. Premièrement, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par une juridiction nationale bénéficient en règle générale d’une présomption de pertinence (11). La juridiction de renvoi est seule responsable de la définition du cadre factuel et réglementaire à partir duquel elle demande des éclaircissements à la Cour (12). Il en est ainsi même dans les cas où le pouvoir d’appréciation des juridictions nationales pour décider de procéder à un renvoi préjudiciel est limité d’une manière ou d’une autre par le droit national. Même dans de telles situations, la juridiction de renvoi conserve la prérogative de formuler les questions à poser, d’exposer le droit et la procédure nationaux et de délimiter effectivement la portée de l’affaire dont la Cour est saisie. Par ailleurs, la juridiction de renvoi assume également la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir. En conséquence, dès lors que les questions préjudicielles posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (13).
30. Deuxièmement, en l’occurrence, force est de constater que l’objet porte sur un litige effectivement pendant devant la juridiction de renvoi. Cette juridiction explique que la demande de décision préjudicielle est nécessaire afin de statuer sur le litige. Elle souligne qu’il existe un désaccord entre elle et une juridiction supérieure quant à l’existence d’un « acte clair » en ce qui concerne l’obligation de non-discrimination prévue à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72. Contrairement à, par exemple, des affaires ayant un caractère artificiel, la réponse aux questions posées à la Cour est donc effectivement nécessaire pour la solution du litige soumis à la juridiction de renvoi (14).
31. Troisièmement, même à supposer que la jurisprudence invoquée par la juridiction de renvoi aux fins de son interprétation constitue effectivement un « acte clair » (ce qui est loin d’être évident dès lors que la juridiction de renvoi et la Cour constitutionnelle s’opposent sur l’applicabilité de cette jurisprudence), il n’en demeure pas moins qu’une constatation hypothétique d’« acte clair » aux fins de la dérogation à l’obligation de renvoi, au sens de la jurisprudence Cilfit (15), ne porte pas atteinte à la recevabilité de la (ou des) question(s) posée(s). Certes, la constatation d’un « acte clair » peut signifier qu’une affaire n’est pas « nécessaire » au sens de l’article 267 TFUE. Toutefois, une telle affaire est malgré tout manifestement recevable si elle est soumise à la Cour. Tout au plus, la Cour peut traiter une telle affaire ainsi soumise à renvoi par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 99 du règlement de procédure de la Cour.
32. En résumé, la présente affaire est recevable. En outre, l’objet du litige relève manifestement de la compétence de la Cour au titre de l’article 267 TFUE.
33. Cela étant précisé, j’admets néanmoins que, si l’obligation de poser une question préjudicielle, découlant du droit de l’Union et définie de manière autonome par celui-ci, devait être « adaptée » ou plutôt « tronquée » asymétriquement de la manière suggérée par la juridiction de renvoi et explicitée ensuite par les parties, cela pourrait poser un problème au regard du droit de l’Union, mais qui ne serait pas nécessairement lié à la recevabilité. Toutefois, la juridiction de renvoi n’ayant formulé aucune question sur ce point, je me bornerai à conclure par les considérations générales suivantes.
34. Premièrement, le choix, par une juridiction nationale supérieure ou constitutionnelle, de sanctionner une violation de l’obligation d’introduire une demande de décision préjudicielle prévue à l’article 267, troisième alinéa, TFUE n’est certainement pas interdit par le droit de l’Union. En effet, plusieurs systèmes nationaux, notamment ceux comportant un contrôle concret de constitutionnalité des décisions rendues par des juridictionnelles nationales de dernière instance (16), contrôlent le respect de l’obligation de renvoi préjudiciel par les juridictions nationales de dernière instance (17).
35. Deuxièmement, une telle participation d’une juridiction supérieure ou constitutionnelle peut, naturellement et inévitablement, avoir pour effet de priver les juridictions, dont la décision fait l’objet d’un contrôle, (d’une partie) de leur pouvoir d’appréciation. Un tel effet est néanmoins inhérent à toute forme de contrôle de décisions spécifiques. Certes, la Cour a déclaré que toute pratique constitutionnelle, législative, administrative ou judiciaire, y compris celle relative à des recours intentés contre des ordonnances rejetant la nécessité d’un renvoi, ne saurait priver une juridiction de la possibilité de poser une question préjudicielle (18). La Cour a même affirmé qu’une juridiction inférieure est libre d’écarter l’appréciation en droit d’une juridiction supérieure si elle considère que cette appréciation est contraire au droit de l’Union (19).
36. Toutefois, la motivation qui sous-tend cette jurisprudence est d’éviter que les juridictions supérieures puissent empêcher les juridictions inférieures qui font partie de leur propre système juridictionnel d’avoir un accès direct à la Cour par la voie de la procédure préjudicielle, ce qui serait manifestement contraire à l’article 267, deuxième alinéa, TFUE (20). À mon avis, cette jurisprudence n’a jamais entendu conférer aux juridictions nationales un « permis d’ignorer » général et direct, qui ferait plus penser à un mauvais titre d’un James Bond plutôt qu’à un système judiciaire organisé de manière rationnelle. Au contraire, cette jurisprudence met en place un « permis de ne pas être d’accord » (limité et discret), voire un « permis de dévier » dans des cas spécifiques où cette décision est dûment motivée et étayée. La règle d’or est donc la prise de position motivée sur la décision présumée incompatible (21).
37. Troisièmement, toute mise en œuvre au niveau national de l’obligation d’effectuer un renvoi doit toutefois respecter la nature et la portée de l’article 267 TFUE lui-même, telles que définies par la jurisprudence de la Cour (22). Bien entendu, le droit national peut « développer », sur le plan procédural, en termes spécifiques ce qui est affirmé de manière générale par le droit de l’Union. Toutefois, l’essentiel est que, lorsqu’un État membre décide de fixer des critères de mise en œuvre visant à garantir une application correcte de l’obligation de renvoi, il ne puisse modifier (unilatéralement) la portée de l’obligation découlant de l’article 267 TFUE lui-même, car, sinon, il serait porté atteinte aux exigences d’uniformité et de sécurité juridique, également inhérentes à cette disposition (23).
38. Quatrièmement, indépendamment des réserves qu’on peut avoir quant à la faisabilité des critères issus de la jurisprudence Cilfit (arrêt du 6 octobre 1982, Cilfit e.a., 283/81, EU:C:1982:335), notamment ceux relatifs à l’existence d’un doute raisonnable sur l’interprétation correcte du droit de l’Union dans l’affaire au principal (24), force est de constater que ces critères se rapportent à toute question d’interprétation du droit de l’Union. Ainsi, ces critères « dépendent de la question » ou « dépendent de l’objet », mais sont tout à fait « indifférents au résultat ». En effet, l’« acte clair » ne devient pas plus clair selon qu’il donne lieu à une déclaration d’incompatibilité ou de compatibilité par le juge national. La conséquence de l’appréciation est totalement dénuée de pertinence aux fins de la question de savoir s’il y a « acte clair » ou non.
39. En outre, la structure de l’organisation judiciaire de l’Union habilite, de manière claire et constante, les juridictions nationales à se prononcer, d’office, sur la compatibilité (ou l’incompatibilité) du droit national avec le droit de l’Union (25). Cette faculté fait partie du mandat conféré par le droit de l’Union à toutes les juridictions des États membres. Si ces juridictions considèrent qu’elles n’ont pas besoin de l’aide de la Cour sur une question particulière du droit de l’Union au titre de l’article 267, deuxième alinéa, TFUE ou si elles estiment qu’elles ne sont pas tenues d’une telle obligation au titre de l’article 267, troisième alinéa, TFUE, elles n’ont pas besoin de saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle. Affirmer le contraire est susceptible non seulement de contredire le contenu autonome de la portée de l’obligation de renvoi prévue par le droit de l’Union, mais aussi de rendre inopérant l’exercice du mandat indépendant des juridictions nationales dans l’application et le respect du droit de l’Union au niveau national (26).
40. Enfin, et cinquièmement, si la juridiction nationale supérieure ou constitutionnelle saisie d’une voie de recours extraordinaire commence à vérifier si la juridiction de dernière instance a appliqué correctement l’exception de l’« acte clair » issue de la jurisprudence Cilfit (arrêt du 6 octobre 1982, Cilfit e.a., 283/81, EU:C:1982:335), il est plutôt probable que cette juridiction de contrôle procédera elle-même à une interprétation du droit de l’Union (27). Toutefois, à ce moment-là, cette instance de contrôle juridictionnel devient une « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE. En outre, dans la mesure où cette instance de contrôle juridictionnel sera, par définition, une juridiction au sens de l’article 267, troisième alinéa, TFUE (28), elle héritera de l’ensemble des obligations et responsabilités liées à ce statut, y compris, le cas échéant, l’obligation de poser elle-même une question préjudicielle.
B. Sur le fond
1. Quelle est précisément l’« obligation de service public » en cause ?
41. D’après les explications fournies dans le dossier, je comprends que le régime mis en place par le législateur espagnol fonctionne de la manière suivante : les fournisseurs de dernier recours appliquent directement une réduction forfaitaire sur la facture d’électricité de certains consommateurs vulnérables. Il s’agit du « chèque social ». Les coûts de ce système sont alors pris en charge par plusieurs sociétés actives sur le marché de l’électricité en Espagne (dont les sociétés mères des fournisseurs de dernier recours). Il s’agit de la « contribution obligatoire ».
42. Bien qu’il semble y avoir eu un désaccord sur ce point dans les mémoires initiaux, en réponse à une question écrite de la Cour, toutes les parties considèrent qu’il n’existe qu’une seule « obligation de service public ». Cette obligation, énoncée à l’article 45, paragraphe 4, de la loi 24/2013, est composée de deux éléments constitutifs : i) le chèque social et ii) la contribution obligatoire. En d’autres termes, l’« obligation de service public » en cause est un « ensemble » composé de deux éléments.
43. Cet « ensemble » peut être perçu de deux manières. Soit l’on accepte la qualification du législateur telle quelle (même si cela implique plusieurs « obligations de service public » regroupées en une seule obligation), ou bien l’on divise l’« ensemble » désigné en ses éléments constitutifs et l’on procède à des appréciations de compatibilité séparées. Quelle que soit la manière d’aborder cette question, il doit exister un certain contrôle, de sorte que l’« obligation de service public » qui est désignée ne se compose pas de plusieurs mesures autonomes qui ne concernent qu’indirectement la même problématique.
44. Il ne s’agit pas seulement de contrôler la marge d’appréciation des États membres. En effet, il n’est guère nécessaire de souligner qu’il existe des limites à ce qui pourrait être « désigné » par un État membre comme relevant de la notion autonome d’« obligation de service public », telle que définie par le droit de l’Union. Par ailleurs, il existe aussi une raison tout à fait pratique : ainsi qu’il sera démontré plus loin dans les présentes conclusions, il devient logiquement quelque peu difficile d’évaluer la compatibilité d’un « ensemble » d’éléments multiples et divers compris dans une seule « obligation de service public » avec les exigences établies à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72. Quelle partie de « l’ensemble constitutif » doit être appréciée au regard du critère de proportionnalité ? Quelle partie devrait faire l’objet d’un examen périodique par les autorités nationales ? Pour quelle partie devrait-il y avoir compensation, le cas échéant ?
45. Le fait qu’il soit difficile de répondre à ces questions peut également expliquer pourquoi des « obligations de service public » « groupées » ne sont apparues jusqu’à maintenant qu’une seule fois dans la jurisprudence de la Cour. Dans l’arrêt Оvergas Mrezhi et Balgarska gazova asotsiatsia, l’affaire dont était saisie la Cour concernait certaines obligations de stockage de gaz naturel en vue de garantir la sécurité et la régularité de l’approvisionnement en gaz naturel en Bulgarie, dont le coût était répercuté sur les consommateurs en fixant le prix de ce gaz selon une méthodologie déterminée par le gouvernement (29). En revanche, la jurisprudence « traditionnelle » de la Cour relative à une « obligation de service public » « simple » beaucoup plus répandue comprenait des services spécifiques de transport public local dans la province de Naples (30) ; certains services de transport maritime entre les îles de Malte et de Gozo (31); plusieurs services de transport de voyageurs par autocar, véhicules électriques et ascenseurs mécaniques dans la ville de Lisbonne (32), ainsi que des services de distribution d’électricité en Italie (33).
46. Dans la présente affaire, il apparaît que la Cour est confrontée à une « obligation de service public » composée de deux éléments qui, d’un point de vue fonctionnel, peuvent concerner la même problématique, mais dont les finalités et les moyens sont tout à fait différents.
47. D’une part, il y a le chèque social, qui vise à aider certains consommateurs vulnérables en Espagne à régler leur facture d’électricité. Cet objectif est réalisé au moyen d’une remise de 25 % ou de 40 % sur le prix de marché de l’électricité. Une évaluation de la proportionnalité de cet élément pourrait consister à apprécier si le groupe de consommateurs vulnérables est suffisamment représentatif ou si la remise accordée est insuffisante pour atteindre l’objectif poursuivi.
48. D’autre part, il y a la contribution obligatoire, qui vise à financer le régime du chèque social. Cet objectif est atteint au moyen d’une obligation de financement imposée à certaines sociétés verticalement intégrées actives sur le marché espagnol de l’électricité. Ici, une analyse de la proportionnalité pourrait consister à évaluer la représentativité du groupe de sociétés soumis à cette obligation de financement ou le montant que chaque société doit verser.
49. Toutefois, il est très clair que le chèque social et la contribution obligatoire concernent des acteurs différents, des intérêts différents et des obligations différentes. Ces deux éléments sont liés fonctionnellement, car ils font tous deux partie d’un système plus global. Toutefois, ils peuvent difficilement être spontanément considérés comme constituant une seule mesure, notamment dans un contexte de discrimination (ou d’absence de discrimination) et de proportionnalité.
50. En toute connaissance de cause du droit national et du cadre factuel dans lequel s’inscrit la présente affaire, la juridiction de renvoi semble partager la conclusion commune des parties selon laquelle le libellé de l’article 45, paragraphe 4, de la loi 24/2013 indique que l’ensemble du régime a été qualifié d’« obligation de service public » et que tant le chèque social que la contribution obligatoire sont des éléments constitutifs de ce régime (34). Toutefois, en même temps, cette juridiction soulève ses questions uniquement par rapport à la compatibilité de la contribution obligatoire avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72. En d’autres termes, malgré l’existence apparente d’une seule « obligation de service public » (composée de deux éléments), la juridiction de renvoi semble accepter que la contribution obligatoire se détache, dans une certaine mesure, de l’« obligation de service public » dans son ensemble.
51. En résumé, je ne suis toujours pas sûr d’avoir compris ce que l’on attend de la Cour. Toutefois, dans l’analyse qui suit, je m’en remets à la situation de départ telle que définie par la juridiction de renvoi et je traiterai la contribution obligatoire comme étant un élément autonome (ou dissocié) d’un « ensemble » global d’« obligations de service public ». Cela étant dit, comme je l’expliquerai tout au long des présentes conclusions, cette approche donnera inéluctablement lieu à des questions supplémentaires lors de l’analyse des différents éléments de ce qui est exigé d’une véritable « obligation de service public » au titre de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72.
2. Sur la première question préjudicielle
52. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la contribution obligatoire, telle que définie par la loi 24/2013 et mise en œuvre par le décret royal 968/2014, est compatible avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72.
53. Compte tenu du fait que cette disposition concerne des « obligations de service public », j’examinerai d’abord si la contribution obligatoire satisfait aux critères relatifs à ces obligations (a). Ce n’est que si ce point est établi que je me pencherai sur la compatibilité de cette mesure avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 (b).
a) La contribution obligatoire relève-t-elle du champ d’application de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 ?
54. Le gouvernement espagnol observe que, à la lumière de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Engie Cartagena (35), se pose la question de savoir si la contribution obligatoire peut effectivement constituer une « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72.
55. À l’exception du gouvernement espagnol, toutes les parties intéressées considèrent que l’arrêt rendu dans l’affaire Engie Cartagena (36) n’affecte pas la nature de la contribution obligatoire en tant qu’« obligation de service public ». Ces parties font en effet valoir que, à l’inverse de la mesure qui était en cause dans l’affaire Engie Cartagena (C‑523/18), l’« obligation de service public » imposée dans la présente affaire n’est pas une mesure générale, mais plutôt une mesure désignée spécialement au titre de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72. De plus, l’« obligation de service public » qui consiste à appliquer directement le chèque social sur la facture d’électricité des consommateurs éligibles est intrinsèquement liée à la contribution obligatoire, les deux étant des « aspects indissociables d’une seule mesure », puisque la première est financée au moyen de la seconde.
56. Compte tenu du fait que l’arrêt Engie Cartagena (37) est largement invoqué par les parties, j’exposerai brièvement les détails de cette affaire (i). Ensuite, je me pencherai sur les considérations qui découlent de ladite affaire et sur leur incidence éventuelle dans la présente affaire, en examinant en particulier le point de savoir si la contribution obligatoire peut ou non être qualifiée de « taxe parafiscale » (ii), avant de conclure que, même si elle était considérée comme étant une taxe, cela ne signifierait pas qu’elle tomberait totalement en dehors du champ d’application de la directive 2009/72, notamment de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive (iii).
i) L’arrêt Engie Cartagena et la nature des « obligations de service public »
57. Engie Cartagena SL était une société active sur le marché de l’électricité en Espagne. Elle a intenté un recours tendant à l’annulation d’un arrêté l’obligeant à financer certains montants déterminés sur la base du Real Decreto-ley 14/2010 por el que se establecen medidas urgentes para la corrección del déficit tarifario del sector eléctrico (décret-loi royal 14/2010 adoptant des mesures d’urgence en vue de remédier au déficit tarifaire du secteur de l’électricité), du 23 décembre 2014 (BOE no 312, du 24 décembre 2014, p. 106386). Engie Cartagena figurait parmi les onze sociétés obligées de participer à ce financement en vue de réduire le déficit tarifaire dans le secteur de l’électricité en Espagne, lequel résultait de la mise en place d’un programme national d’action en matière d’économie et d’efficacité énergétique (38). Ce décret-loi qualifiait ce financement d’« obligation de service public ». À ce titre, la question qui était soumise à la Cour était, notamment, celle de savoir si ledit financement constituait une « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, des directives 2003/54 et 2009/72 (39).
58. La Cour a répondu par la négative. Premièrement, elle a relevé que cette notion nécessitait une interprétation autonome du droit de l’Union (40). Elle a ensuite examiné les conditions énoncées à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, à savoir l’existence d’une « obligation de service public » et sa compatibilité avec l’article 106 TFUE (41). Elle a expliqué que, puisque la première disposition permet de déroger aux règles de la concurrence, la notion d’« obligation de service public » doit être comprise comme constituant une intervention dans le fonctionnement du marché afin d’atteindre un objectif d’intérêt général. Cela obligerait les entreprises actives dans le secteur de l’électricité à agir d’une certaine manière sur le marché et sur le fondement de critères imposés par les autorités publiques (42). Une telle interprétation serait corroborée par les définitions de cette notion telles qu’elles apparaissent dans d’autres actes du droit de l’Union, et en particulier ceux relevant des domaines de compétence visés à l’article 4 TFUE (43).
59. La Cour en a conclu que la liberté d’agir de ces entreprises sur ce marché serait ainsi limitée en ce sens que, au regard de leur seul intérêt commercial, elles n’auraient pas fourni certains biens ou services, ou ne les auraient pas fournis dans la même mesure ou dans les mêmes conditions (44). Or, les sommes dues par les entreprises concernées ne leur imposaient aucune exigence qui limiterait leur liberté à agir sur le marché de l’électricité. Elles devaient seulement verser des fonds afin de réduire le déficit tarifaire des autorités espagnoles. Dès lors, une telle contribution ne pouvait relever de la notion d’« obligations de service public », au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 (45).
60. L’arrêt rendu dans l’affaire Engie Cartagena (C‑523/18) a ainsi démontré et affirmé l’esprit de la notion d’« obligations de service public » telle que reflétée, notamment, dans l’énumération figurant à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72. Les exemples qui sont repris dans cette énumération correspondent à certaines mesures publiques qui interfèrent avec le libre fonctionnement d’un marché en obligeant des entreprises sélectionnées actives sur ce marché à fournir certains biens ou services ou à s’abstenir d’agir d’une manière qui s’écarte d’un comportement commercial « normal » sur un marché par ailleurs concurrentiel (46).
61. Toutefois, le dénominateur commun de cette énumération est évident : les exemples fournis concernent différents types de conduites qui s’écartent d’une façon ou d’une autre, dans l’intérêt commun, d’un comportement économique normal. Les types de mesures envisagés ne concernent pas principalement des mesures monétaires, par lesquelles le Trésor public demanderait simplement de l’argent pour le « porte-monnaie public ». Dès lors, des obligations de financement ou d’autres obligations de paiement ne relèveraient donc pas du champ d’application de cette notion (47).
ii) Une obligation de service public ou une taxe parafiscale ?
62. Dans le contexte de l’arrêt du 19 décembre 2019, Engie Cartagena (C‑523/18, EU:C:2019:1129), c’est à juste titre que le gouvernement espagnol exprime des doutes quant à la nature de la contribution obligatoire.
63. Ainsi que l’ont expliqué la juridiction de renvoi et les parties, la contribution obligatoire prend la forme d’une obligation financière, imposée par l’article 45, paragraphe 4, de la loi 24/2013 et mise en œuvre par les articles 2 et 3 du décret royal 968/2014. De cette manière, le législateur espagnol cherche à couvrir les coûts engendrés par le chèque social sans qu’ils soient mis à la charge des consommateurs ou du système électrique dans son ensemble. Cette obligation financière est personnalisée au moyen d’un arrêté annuel indiquant les sociétés redevables et le pourcentage des recettes globales requis. Le versement de ces sommes n’est lié à aucune obligation d’exécution. Ces sociétés n’ont pas à fournir certains biens ou services qu’elles n’auraient pas fournis ou qu’elles n’auraient pas fournis dans la même mesure ou dans les mêmes conditions si elles ne considéraient que leur propre intérêt commercial. En effet, sous l’angle de l’appréciation de la « liberté d’agir sur le marché de l’électricité », les activités des entreprises concernées ne sont nullement affectées. Leurs activités commerciales ne sont pas plus affectées qu’elles le seraient pour tout autre impôt ou paiement fiscal.
64. Compte tenu de ces informations, il semble possible d’argumenter que la contribution obligatoire ne fait que financer, mais ne constitue pas elle-même, une intervention publique dans le fonctionnement du marché de l’électricité espagnol afin d’accomplir une « obligation de service public » reconnue au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72. À ce titre, cette obligation pourrait être distinguée de celle en cause dans l’arrêt Оvergas Mrezhi et Balgarska gazova asotsiatsia – l e seul autre « ensemble » d’« obligations de service public » figurant jusqu’à maintenant dans la jurisprudence de la Cour –, puisque, dans cette affaire, le gouvernement bulgare semble en réalité avoir limité la liberté des opérateurs sur le marché du gaz bulgare en fixant le prix du gaz qui pouvait être facturé aux consommateurs (48).
65. À l’instar de la Cour dans l’arrêt du 19 décembre 2019, Engie Cartagena (C‑523/18, EU:C:2019:1129), et sous réserve de vérification, il pourrait effectivement être soutenu que la contribution obligatoire imposée par le législateur espagnol à l’article 45, paragraphe 4, de la loi 24/2013, et mise en œuvre au moyen des articles 2 et 3 du décret royal 968/2014, ne remplirait pas les conditions d’une « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72.
66. Si tel est toutefois le cas, quelle est alors la nature exacte de la contribution obligatoire ?
67. Les parties ont décrit à la Cour la contribution obligatoire comme équivalant à une obligation financière, imposée par l’État à un certain nombre de sociétés, de verser une certaine somme d’argent servant à financer un service déterminé imposé par l’État.
68. À mon avis, tout comme la phrase de Shakespeare « une rose embaumerait autant sous un autre nom », cette description s’apparente à une taxe parafiscale. Dans la présente affaire, cette qualification acquiert de l’importance du fait que la directive 2009/72 ne constitue pas un acte de droit de l’Union visant à rapprocher les dispositions fiscales des États membres. En fait, la base juridique en vertu de laquelle cette directive a été adoptée, l’article 95, paragraphe 1, TCE (devenu article 114 TFUE), explique spécifiquement, dans son paragraphe 2, qu’elle ne s’applique pas aux taxes (49).
69. En réponse à une question écrite posée aux parties, EDP España, Iberdrola et la Commission relèvent que la nature de la contribution obligatoire n’est pas telle qu’elle constituerait une taxe. Elles font observer que les fonds perçus au moyen de cette mesure font partie des recettes de l’État espagnol. De ce point de vue, la contribution obligatoire s’apparente plus à une mesure réglementaire qu’à une taxe et relève donc clairement du champ d’application de la directive 2009/72.
70. Ces explications ne me convainquent pas.
71. Au regard du droit de l’Union, la détermination de la nature d’une taxe constitue une appréciation autonome effectuée par la Cour en fonction des caractéristiques objectives de l’imposition et indépendamment de la qualification qui lui est donnée dans le droit national (50).
72. Certes, de manière analogue à ce qui semblait être le cas dans l’arrêt Engie Cartagena, les informations contenues dans la demande de décision préjudicielle ne permettent pas à la Cour de déterminer (avec certitude) si cette contribution obligatoire a une telle nature (51). Toutefois, les informations limitées figurant dans le dossier indiquent que la contribution obligatoire répond aux caractéristiques principales d’une taxe.
73. En premier lieu, il ressort de la décision de renvoi que la méthode de répartition des coûts résultant du chèque social est établie dans la loi espagnole, notamment dans le décret-loi royal 9/2013. La décision de renvoi précise également que des arrêtés ministériels successifs (arrêté IET/350 du 7 mars 2014 et arrêté IET/1451 du 8 septembre 2016), pris en application du décret-loi royal 9/2013 et du décret royal 968/2014, répartissent les coûts exacts entre les sociétés concernées.
74. En deuxième lieu, il apparaît que les sociétés désignées en application de ces arrêtés sont qualifiées de « contribuables » (communs) de la contribution obligatoire. Il apparaît également que ce montant ne peut pas être transféré vers une autre personne (52). En outre, il semblerait que le paiement de ce montant soit rendu obligatoire par la loi dès lors que la commission nationale des marchés et de la concurrence est chargée de liquider lesdites cotisations. Cela implique également, à mon avis, que les sociétés concernées seraient poursuivies par cette autorité ou éventuellement par d’autres organismes des États membres pour non-paiement de leur contribution (53).
75. En troisième lieu, il ressort clairement de la décision de renvoi que la contribution obligatoire est destinée à financer les coûts résultant du chèque social (54). Ainsi, de par sa structure, la contribution obligatoire est une mesure instituée dans l’intérêt général, conformément aux critères d’attribution prévus par la loi 24/2013, telle que mise en œuvre par le décret-loi royal 9/2013. Elle cherche à récolter des fonds en vue de combler le « déficit tarifaire » résultant de la décision politique de proposer des prix de l’électricité inférieurs aux consommateurs vulnérables en Espagne. Contrairement à ce que soutiennent Agri‑Energía, EDP España, Viesgo et la Commission dans leur réponse à une question écrite de la Cour, le fait que cette contribution puisse ne pas être destinée au budget général national, mais à un usage particulier, ne joue aucun rôle dans cette appréciation (55).
iii) La prémisse qui sous-tend l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 : un marché compétitif qui ne donne lieu à aucune discrimination entre entreprises
76. Si la juridiction de renvoi devait confirmer ce qui précède, cela aurait-il pour conséquence que la contribution obligatoire ne relèverait pas du champ d’application de la directive 2009/72, comme le soutient le gouvernement espagnol (56) ?
77. Je ne pense pas que tel soit le cas.
78. La raison pour laquelle une mesure revêt un caractère fiscal ainsi que l’hésitation qui s’ensuit à interférer avec la taxation interne des États membres n’excluent pas qu’un examen des effets de ces mesures au regard du droit de l’Union puisse avoir lieu. Il en est d’autant plus ainsi, comme le soulignent Agri‑Energía, EDP España, Endesa, Iberdrola, Naturgy et Viesgo, lorsque le mode de financement d’une « obligation de service public » peut avoir une incidence sur le fonctionnement du marché intérieur de l’électricité (57).
79. En l’espèce, le législateur espagnol intervient sur le marché de l’électricité en Espagne en transférant le coût du chèque social vers seulement un petit nombre d’entreprises actives sur ce marché. Un tel dispositif n’est pas exclu en soi (58), d’autant plus que la directive 2009/72, dans sa forme actuelle, n’envisage pas une harmonisation complète du marché de l’électricité dans l’Union.
80. Toutefois, malgré l’absence d’harmonisation intégrale, ainsi qu’EDP España, Endesa, Iberdrola et Naturgy le relèvent en substance en réponse à une question écrite posée par la Cour, cela ne dispense pas la contribution obligatoire d’être elle-même conforme aux « règles communes » de la directive 2009/72, et notamment de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive. Cette disposition impose aux États membres de veiller, sur le fondement de leur organisation institutionnelle et dans le respect du principe de subsidiarité, à ce que les entreprises d’électricité soient gérées conformément à l’objectif, notamment, de réaliser un marché de l’électricité concurrentiel et de manière à ce qu’il n’y ait aucune discrimination entre entreprises (59).
81. Pour les raisons exposées dans les présentes conclusions, en m’appuyant en particulier sur les orientations de la Cour dans l’arrêt du 19 décembre 2019, Engie Cartagena (C‑523/18, EU:C:2019:1129), la question de savoir si la contribution obligatoire remplit les conditions d’une « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 peut encore prêter à discussion. En fait, je considère qu’il y a lieu de penser que la contribution obligatoire pourrait constituer une taxe parafiscale au regard du droit de l’Union.
82. Toutefois, si la juridiction de renvoi parvenait à cette conclusion, cela ne signifie pas qu’une telle taxe échapperait entièrement au champ d’application de la directive 2009/72, comme le suggère en substance le gouvernement espagnol. L’examen serait simplement transféré de l’article 3, paragraphe 2, à l’article 3, paragraphe 1, de cette directive. De plus, si les critères spécifiques de l’évaluation à effectuer au titre de chacune de ces dispositions sont différents, la prémisse qui sous-tend ces deux dispositions est la même, et est liée à l’article 3, paragraphe 1, de ladite directive : de manière générale, il ne doit pas y avoir de distorsions de concurrence par les États membres sur le marché de l’électricité. Si des interventions sont nécessaires, elles doivent être minimales (et, en ce sens, proportionnées) et adoptées sur un fondement non discriminatoire, en maintenant l’égalité la plus élevée possible en matière de droits et d’obligations pour toutes les entreprises actives sur le marché.
83. En conclusion, je n’entends pas suggérer que le chèque social, pris isolément, ne puisse pas satisfaire aux conditions de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, ni même qu’il constitue une taxe. Ce point n’a pas été soumis à la Cour et les parties ne semblent pas non plus le contester. Ce qui importe, c’est que la seule circonstance que la destination finale des recettes provenant d’une contribution financière (obligatoire) puisse contribuer à la réalisation d’une « véritable » « obligation de service public » ne suffit pas à rendre cette contribution elle-même pertinente pour atteindre cet objectif (et donc conforme à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72) (60).
84. Le contraire dénaturerait totalement la notion d’« obligations de service public » en supposant que la simple affectation des fonds provenant de toute contribution financière pourrait en déterminer la nature et le traitement au regard du droit de l’Union (61). Cela permettrait également que le financement d’une « obligation de service public » devienne une « obligation de service public » à part entière, par opposition à un simple mécanisme visant à rassembler les fonds nécessaires pour indemniser les prestataires de l’« obligation de service public » elle-même au titre de leur activité (62).
b) Compatibilité avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72
85. Si la contribution obligatoire devait être considérée comme relevant du champ d’application de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, un examen de sa compatibilité devient alors nécessaire.
86. L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 exige que les mesures adoptées en tant qu’« obligations de service public » soient « clairement définies, transparentes, non discriminatoires et vérifiables et [garantissent] aux entreprises d’électricité de l’Union un égal accès aux consommateurs nationaux » (63).
87. D’emblée, je dois renvoyer une nouvelle fois aux problématiques que j’ai soulevées aux points 42 à 50 des présentes conclusions. Mon évaluation préliminaire sera bien évidemment effectuée en partant de l’hypothèse selon laquelle la contribution obligatoire est susceptible de faire partie d’une « obligation de service public » plus large, mais qu’elle peut malgré tout être dissociée aux fins de toute appréciation au titre des conditions de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, même si cette directive semble être rédigée en vue d’apprécier des « obligations de service public » uniques et non pas groupées, ou des parties dissociées d’« obligations de service public ».
88. Cette hypothèse ayant été clarifiée, je relève que toutes les parties, à l’exception du gouvernement espagnol, font valoir que la contribution obligatoire, dans sa forme actuelle, est discriminatoire. Ces parties citent le libellé de l’article 45, paragraphe 4, de la loi 24/2013, selon lequel le financement du chèque social est pris en charge par les sociétés verticalement intégrées qui exercent simultanément les activités de production, de distribution et de commercialisation de l’électricité (ci-après les « critères de sélection »). Même si elle ne désigne pas nominativement les entreprises, cette disposition prévoit des éléments clairs et identifiables propres à certaines entités actives sur le marché de l’électricité en Espagne. Dans le même temps, elle exclut de la contribution obligatoire les sociétés verticalement intégrées qui remplissent deux ou moins des critères de sélection dans le secteur de l’électricité en Espagne. En pratique, l’article 45, paragraphe 4, de la loi 24/2013 fait ainsi peser la charge du financement du chèque social presque exclusivement sur quatre groupes d’entreprises actifs sur le marché de l’électricité espagnol. Ce traitement rendrait cette contribution discriminatoire.
89. Pour sa part, le gouvernement espagnol soutient que la mesure n’est pas discriminatoire et qu’elle est, en tout état de cause, objectivement justifiée. L’exposé des motifs du décret-loi royal 9/2013 indique que les entreprises qui remplissent les critères de sélection se trouvent dans une « position unique » pour mieux couvrir le coût du chèque social dès lors qu’elles peuvent en supporter la charge dans le cadre de leurs activités commerciales principales sur le marché de l’électricité.
90. Il convient de rappeler que la condition de non-discrimination, telle que prévue à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, a pour objectif que l’« obligation de service public » en cause lie toutes les sociétés opérant dans le même secteur de manière à ne pas affecter la concurrence dans ce secteur (64). Par conséquent, les obligations découlant de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 doivent être imposées de manière générale, et non à certaines entreprises en particulier (65). Bien que l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 ne prévoie pas la possibilité de justifier objectivement tout traitement discriminatoire, l’exigence qui en découle est une expression particulière du principe général d’égalité (66). Ainsi, sur le plan pratique, il importe peu de savoir si les mêmes types de considérations sont soulevés au niveau de l’appréciation de la comparabilité ou « en aval » au niveau des justifications (67). En définitive, toute justification objective doit viser à, et être susceptible de, garantir la réalisation de l’objectif d’intérêt économique général poursuivi par la réglementation en cause (68) et être proportionnée à ce but (69).
91. À la lumière de ces conditions, je considère que les problèmes suivants pourraient se poser en lien avec la contribution obligatoire.
92. Premièrement, il semble vrai que la contribution obligatoire, en raison de la manière dont elle est imposée, est susceptible d’entraver la concurrence sur le marché de l’électricité espagnol en créant une inégalité entre les entreprises actives dans ce secteur (70). Cette inégalité découle de l’imposition de la contribution obligatoire aux seules entreprises qui remplissent les critères de sélection tout en excluant de cette obligation d’autres entreprises actives sur le même marché, c’est-à-dire les sociétés verticalement intégrées qui remplissent deux ou moins des critères de sélection (à savoir les concurrents directs) (71).
93. Deuxièmement, l’objectif qui justifie (et qui conduit à) cette inégalité de traitement apparaît insatisfaisant. En effet, même si l’objectif de la contribution obligatoire (par opposition au chèque social) était d’offrir des tarifs d’électricité subventionnés à des catégories de consommateurs vulnérables, ce qui n’a pas été allégué en l’espèce, la différence de traitement ne serait pas pour autant justifiée. Ainsi que le relèvent toutes les parties, à l’exception du gouvernement espagnol, les « critères de sélection » de la contribution obligatoire sont sans rapport avec l’objectif consistant à offrir le chèque social aux groupes de consommateurs vulnérables répondant à certaines caractéristiques sociales, de consommation et de pouvoir d’achat. En effet, cet objectif n’est nullement affecté par le type ou le nombre de sociétés qui prennent en charge les coûts découlant de ce régime. En réalité, les groupes de consommateurs vulnérables demeurent éligibles à ce régime indépendamment de la question de savoir qui contribue à la prise en charge des coûts qui en découlent.
94. Troisièmement, même si l’on devait supposer que l’objectif de la contribution obligatoire n’était pas d’offrir des prix de l’électricité subventionnés, mais qu’il était plutôt aligné sur une vision de politique de redistribution selon laquelle les sociétés « plus riches » sont apparemment appelées à contribuer davantage que les sociétés « plus pauvres », j’aurais malgré tout des doutes sur la question de savoir si cet objectif est effectivement satisfait. Tel serait notamment le cas si les critères de sélection et l’explication qui les accompagne aboutissaient à une différence de traitement en fonction de la capacité financière potentielle de ces sociétés. En effet, la juridiction de renvoi explique que certaines des entreprises tenues de payer la contribution obligatoire ont peu de poids dans le secteur global, tandis que, dans le même temps, il existe d’autres entreprises qui paraissent plus en mesure de supporter les coûts du chèque social (soit parce qu’elles détiennent une part plus importante du marché de l’électricité, réalisent un chiffre d’affaires plus élevé ou exercent une ou deux des activités utilisées pour désigner les entités contribuables). Ce décalage par rapport à la réalité économique du marché semble également avoir été compris par l’administration de l’État qui, comme l’a expliqué la juridiction de renvoi au cours de la procédure au principal, a admis que des synergies et des économies d’échelle peuvent également exister pour les entreprises ne remplissant pas les critères de sélection.
95. En résumé, il existe un problème clair de discrimination entre les entreprises pour lesquelles aucune justification raisonnable ne semble exister. Seul un petit nombre de sociétés actives sur le marché doivent payer la facture finale, en fonction de critères qui ne sont pas liés directement à l’intérêt économique général tel que mentionné. Ainsi, ces sociétés paient non seulement pour la politique sociale d’un État membre, mais, de manière indirecte, financent également leurs concurrents directs actifs sur le même marché.
96. La juridiction de renvoi a apparemment déjà examiné toutes ces questions, ce qui a abouti à une déclaration d’incompatibilité des règles nationales avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72. Ainsi qu’il a déjà été exposé dans la présente section, la qualification exacte de la contribution obligatoire pourrait en effet faire l’objet de discussions, en particulier si, comme l’a souligné la juridiction de renvoi dans ses questions, cette contribution était effectivement dissociée du chèque social. Toutefois, outre ce conflit taxinomique, force est également de constater que la logique et la prémisse tant de l’article 3, paragraphe 1, que de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 sont essentiellement similaires. Ainsi, en termes pragmatiques, l’appréciation d’une mesure nationale est susceptible d’aboutir au même résultat au titre de chacune de ces deux dispositions, les raisons exposées par la juridiction de renvoi la rendant incompatible si cette évaluation est effectuée au titre de l’un ou de l’autre intitulé.
97. Par conséquent, j’estime que la question de la qualification de la contribution obligatoire doit être renvoyée à la juridiction de renvoi, cette juridiction ayant une connaissance complète du droit national et des faits, lesquels m’échappent peut-être. En ce qui concerne la question spécifique soulevée par cette juridiction, qui a effectivement trait à une « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, je propose à la Cour de répondre à la première question comme suit :
L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui impose, sans justification objective découlant clairement de la nature de l’intérêt économique général poursuivi, une contribution financière obligatoire seulement à certaines entreprises d’électricité exerçant des activités de production, de distribution et de commercialisation afin de financer un régime qui applique des remises réglementées sur le prix de l’électricité directement à la facture d’électricité des consommateurs éligibles.
3. Sur la seconde question préjudicielle
98. Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la contribution obligatoire est compatible avec l’exigence de proportionnalité, telle qu’énoncée à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, en ce qu’elle n’est pas limitée dans le temps et qu’elle ne fournit pas de compensation aux entreprises contribuables.
99. Compte tenu de la réponse proposée à la première question préjudicielle, il n’y a pas lieu de répondre à cette seconde question.
100. Toutefois, dans la mesure où ladite question peut, quant au fond, être néanmoins utile à la juridiction de renvoi, j’aborderai la question de savoir si, d’une manière générale, l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 autorise une « obligation de service public » sans limite temporelle ni structure compensatoire. Cette évaluation doit bien entendu se faire sous la même réserve que j’ai exposée aux points 42 à 50 et 87 des présentes conclusions. Conformément à cette réserve, je propose d’évaluer la seconde question préjudicielle en examinant d’abord la proportionnalité de la mesure (a), avant d’examiner la nécessité d’indemniser les prestataires de dernier recours pour l’accomplissement d’une « obligation de service public » (b).
a) Le respect du principe de proportionnalité
101. L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 ne mentionne pas directement, dans son libellé, l’exigence de proportionnalité afférente aux « obligations de service public » imposées en application de cette disposition.
102. Cet article exige néanmoins qu’il soit tenu « pleinement compte », notamment, de l’article 86 du traité CE (devenu article 106 TFUE) (72). À l’instar de l’article 14 TFUE, du protocole (no 26) sur les services d’intérêt général (JO 2012, C 326, p. 308) et de l’article 36 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), cette disposition concerne la conformité des « services d’intérêt économique général » avec le traité (73). En d’autres termes, l’article 106, paragraphe 2, TFUE vise à concilier l’intérêt des États membres à utiliser certaines entreprises en tant qu’instrument de politique économique ou sociale avec l’intérêt de l’Union au respect des règles de concurrence et à la préservation de l’unité du marché intérieur (74).
103. C’est en vertu de cette référence, croisée au libellé de l’article 106 TFUE, que toute atteinte aux règles de concurrence et à l’unité du marché intérieur ne peut intervenir « que dans la seule mesure nécessaire à la réalisation de l’objectif d’intérêt économique général qu’elles poursuivent et, par conséquent, durant une période nécessairement limitée dans le temps » (75).
104. Ainsi, toute atteinte aux conditions de concurrence sur le marché de l’électricité d’un État membre et, partant, à l’unité du marché intérieur de l’électricité, même si elle résulte d’une « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, doit respecter le principe de proportionnalité (76).
105. Le principe de proportionnalité a été interprété dans des contextes similaires, en ce qui concerne d’autres directives visant à établir des règles communes pour le marché intérieur, comme exigeant un lien clair entre i) la réalisation de l’objectif poursuivi par l’État membre concerné, ii) l’élément temporel et iii) le champ d’application personnel de la mesure concernée (77).
106. La juridiction de renvoi attire l’attention sur la deuxième de ces exigences et se demande si le recours valable à une « obligation de service public », au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, ne devrait pas être limité dans le temps.
107. Il convient de rappeler que la notion d’« obligation de service public », au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, correspond à des mesures d’intervention publique dans le fonctionnement du marché de l’électricité (78). Cette intervention restreint nécessairement la liberté de certaines entreprises à agir sur le marché de l’électricité (79). À son tour, une telle restriction a un impact sur l’objectif général de la directive 2009/72, qui est de poursuivre la réalisation d’un marché intérieur de l’électricité entièrement et effectivement ouvert et concurrentiel dans lequel tous les consommateurs peuvent choisir librement leurs fournisseurs et dans lequel tous les fournisseurs peuvent fournir librement leurs produits à leurs clients (80).
108. C’est ici que l’articulation avec l’article 106 TFUE entre en jeu. Telle qu’interprétée dans l’arrêt Federutility e.a., cette disposition exige que toute intervention sur les forces de l’offre et de la demande « doit être limitée, pour ce qui concerne sa durée, à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elle poursuit afin, notamment, de ne pas pérenniser une mesure qui, par sa nature même, constitue une entrave à la réalisation d’un marché intérieur [de l’électricité] opérationnel » (81). Lors de l’examen de la compatibilité avec l’article 106 TFUE, la juridiction de renvoi devrait donc examiner si, et dans quelle mesure, le droit national applicable requiert un « réexamen périodique, à des périodes rapprochées, de la nécessité [pour le gouvernement d’intervenir dans le secteur de l’électricité] et des modalités de son intervention en fonction de l’évolution du secteur [de l’électricité] » (82).
109. Bien entendu, il appartient au juge national d’appliquer ces principes. Toutefois, à supposer que l’analyse se focalise exclusivement sur la contribution obligatoire (83), compte tenu de ce qui a été soumis à la Cour sur ce point, il apparaît qu’un réexamen périodique du champ d’application personnel (à savoir les contribuables) de la compensation obligatoire n’est imposé ni par la loi 24/2013 ni par le décret royal 968/2014. Au contraire, les parties expliquent que le seul élément de ce régime qui semble faire l’objet d’un examen régulier est constitué des pourcentages de répartition des montants à financer au moyen de la contribution obligatoire, lesquels sont adaptés annuellement.
110. Si ces observations sont exactes, l’exigence de proportionnalité susmentionnée ne serait pas respectée si la contribution obligatoire, résultant de la loi 24/2013, telle que mise en œuvre par le décret royal 968/2014, était illimitée et n’était soumise à aucun mécanisme de contrôle. En effet, le principe de proportionnalité exige qu’il y ait un reflet de l’évolution des coûts (84). Sous réserve de confirmation par la juridiction de renvoi, cette exigence ne semble pas remplie dans la présente affaire.
111. Je précise que ces principes ne doivent pas être compris comme remettant en cause le pouvoir des États membres de définir ce qui est « digne » d’une « obligation de service public ». En ce qui concerne le secteur de l’électricité, les considérants 47 et 50 de la directive 2009/72 reconnaissent expressément l’autonomie des États membres pour définir et désigner les « obligations de service public » au niveau national, en tenant compte du contexte national (85). Ainsi, lorsqu’ils agissent en application de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 pour déterminer l’étendue et l’organisation de ces services, les États membres disposent d’un pouvoir d’appréciation raisonnable (86).
112. Ce n’est qu’au niveau de sa mise en œuvre que le droit de l’Union impose certaines conditions. Celles-ci ont trait, premièrement, à la question de savoir si la désignation par les États membres relève de la notion autonome du droit de l’Union d’« obligation de service public », telle qu’énoncée à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 (87). Si tel est le cas, les conditions énoncées à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 doivent s’appliquer (88). Ce n’est que lorsque la « compensation de service public » alléguée remplit les exigences liées à une véritable « obligation de service public », au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, qu’il devient nécessaire d’examiner cette obligation au regard des conditions énoncées dans cette disposition.
b) La compensation et les « obligations de service public »
113. Ainsi qu’il a été démontré dans la section précédente des présentes conclusions, il n’est pas toujours aisé d’apprécier si l’« obligation de service public » est proportionnée, si elle est considérée comme étant un ensemble. Toutefois, si la contribution obligatoire devait être considérée comme étant une obligation de service public autonome (ou bien en tant qu’élément « dissocié » d’une « obligation de service public » plus large), qui devrait donc être examinée séparément et à part entière, c’est au regard de l’existence d’un devoir de compensation éventuel que la présente discussion cesse d’être « stimulante », pour devenir « étrange ».
114. En effet, se pose alors la question de savoir si les requérantes peuvent prétendre à une compensation au titre du paiement de la contribution obligatoire. En d’autres termes, la directive 2009/72 impose-t-elle aux États membres l’obligation de verser de l’argent au titre d’un paiement d’argent ? Il s’agit encore, à mon sens, d’une raison supplémentaire pour laquelle il est difficile de considérer la contribution obligatoire, en tant que telle, comme étant une « obligation de service public » (89).
115. Quoi qu’il en soit, si la seconde question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi devait être abordée in abstracto, dans l’hypothèse où il s’agit d’une véritable « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72, cette disposition exige-t-elle une structure compensatoire ?
116. Le gouvernement espagnol et la Commission expliquent qu’il n’existe pas d’obligation automatique de prévoir une compensation dans les cas où il existe une « obligation de service public » au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72.
117. De manière générale et abstraite, je partage effectivement ce point de vue : il est clair que l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72 ne donne pas lieu à une telle obligation. De même, une telle obligation ne saurait découler de l’article 106 TFUE, auquel cette disposition est liée, ou d’autres instruments du droit de l’Union concernant les services d’intérêt économique général (90). En effet, ainsi qu’il a été constamment reconnu dans la jurisprudence de la Cour, les États membres disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour décider de l’octroi ou non d’une compensation (91), sous réserve des principes découlant de l’arrêt Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg (92).
118. Bien qu’elle soit contestée par toutes les parties, sauf le gouvernement espagnol et la Commission, il conviendrait d’étendre cette même conclusion à l’article 3, paragraphe 6, de la directive 2009/72. Cette disposition concerne une situation où une compensation a été octroyée et soumet l’octroi d’une telle compensation à la condition de non-discrimination.
119. En effet, toute lecture raisonnable de l’article 3, paragraphe 6, de la directive 2009/72 amène à conclure que cette disposition ne comporte pas, à elle seule, d’obligation dans le cas particulier du secteur de l’électricité d’octroyer une compensation pour l’exercice d’une « obligation de service public » (93). De même, une telle obligation ne saurait découler de l’objectif général poursuivi par la directive 2009/72. Cela m’amène à conclure qu’une mesure qui ne prévoit pas de compensation pour l’exercice d’une (véritable) « obligation de service public » n’est pas en elle-même incompatible avec l’article 3, paragraphe 6, de la directive 2009/72.
120. Au contraire, les principes découlant d’une lecture combinée de l’article 3, paragraphe 2, et de l’article 3, paragraphe 6, de la directive 2009/72 sont tels que toutes les entreprises actives sur le marché de l’électricité sont traitées de manière égale en ce qui concerne tant les coûts d’accomplissement de cette « obligation de service public » que les compensations éventuelles qu’un État membre pourrait octroyer. De la sorte, il n’y a aucune distorsion du marché concerné et l’objectif de la directive 2009/72 est préservé.
121. Je fais ces observations en émettant deux réserves.
122. Premièrement et, de nouveau, comme déjà exposé aux points 117 à 119 des présentes conclusions, la directive 2009/72 peut admettre une certaine limitation de la liberté d’opérer sur le marché intérieur de l’électricité dans l’intérêt général de l’exécution d’une « obligation de service public ». Toutefois, elle ne le fait qu’en ce qui concerne les véritables « obligations de service public » et non pas en ce qui concerne des « ensembles » de mesures vaguement liées qui contiennent (ce qui ressemble beaucoup à) une taxe parafiscale. Dans le cas contraire, comme je l’ai expliqué aux points 113 et 114 des présentes conclusions, l’ensemble de l’appréciation de la proportionnalité devient circulaire : une mesure proportionnelle nécessite-t-elle vraiment une compensation monétaire pour le fait de verser de l’argent ?
123. Deuxièmement, les coûts liés à l’accomplissement de l’« obligation de service public » doivent être raisonnables. Évidemment, les États membres ne sauraient contraindre une entreprise active sur un certain marché à se séparer, de facto, de sa propriété sous couvert de la mise en œuvre d’une « obligation de service public » du seul fait que le cadre juridique spécifique de l’article 106 TFUE et de la directive 2009/72 impose en soi une compensation en contrepartie de l’exécution d’une telle obligation (94).
124. En d’autres termes, il est concevable que, même en traitant de manière égale toutes les entreprises sur le marché et en les soumettant à la même charge, cette charge serait elle-même simplement trop lourde. Il est concevable que ce n’est que dans des cas exceptionnels, lorsqu’il n’y aurait plus de « juste équilibre » entre l’intérêt général et l’intérêt particulier, qu’une ingérence dans le contenu essentiel du droit de propriété puisse se produire, en violation de l’article 17 de la Charte et de l’article 1er du protocole no 1 à la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (95).
V. Conclusion
125. Je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle posée par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) comme suit :
L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui impose, sans justification objective découlant clairement de la nature de l’intérêt économique général poursuivi, une contribution financière obligatoire seulement à certaines entreprises d’électricité exerçant des activités de production, de distribution et de commercialisation afin de financer un régime qui applique des remises réglementées sur le prix de l’électricité directement à la facture d’électricité des consommateurs éligibles.