Affaire C‑896/19
Repubblika
contre
Il-Prim Ministru
(demande de décision préjudicielle, introduite par la Prim’Awla tal-Qorti Ċivili – Ġurisdizzjoni Kostituzzjonali)
Arrêt de la Cour(grande chambre) du 20 avril 2021
« Renvoi préjudiciel – Article 2 TUE – Valeurs de l’Union européenne – État de droit – Article 49 TUE – Adhésion à l’Union – Non-régression du niveau de protection des valeurs de l’Union – Protection juridictionnelle effective – Article 19 TUE – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Champ d’application – Indépendance des juges d’un État membre – Procédure de nomination – Pouvoir du Premier ministre – Participation d’une commission des nominations judiciaires »
1. Questions préjudicielles – Saisine de la Cour – Questions posées en vue du contrôle, par la juridiction nationale, de la conformité de dispositions de droit national au droit de l’Union – Contrôle réservé à la Cour dans le cadre d’un recours en manquement – Absence
(Art. 258, 259 et 267 TFUE)
(voir points 29, 31)
2. Questions préjudicielles – Compétence de la Cour – Questions visant des actes de droit de l’Union, l’applicabilité desdits actes à l’affaire au principal étant contestée – Inclusion – Condition – Contestation indissociablement liée aux réponses à donner aux questions préjudicielles
(Art. 267 TFUE)
(voir point 33)
3. États membres – Obligations – Établissement des voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective – Application dans le cadre d’un recours portant sur la conformité, au droit de l’Union, de dispositions nationales régissant la procédure de nomination des juges
(Art. 19, § 1, 2d al., TUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47)
(voir points 36-39, 46, disp. 1)
4. Droits fondamentaux – Droit à une protection juridictionnelle effective – Droit à un recours effectif – Invocabilité
(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47 et 51, § 1)
(voir points 41, 42, 44)
5. États membres – Obligations – Établissement des voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective – Respect du principe de l’indépendance des juges – Portée
(Art. 19, § 1, 2d al., TUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47)
(voir points 50-57)
6. Droit de l’Union européenne – Valeurs et objectifs de l’Union – Valeurs – Respect de l’État de droit – Portée – Adhésion à l’Union – Non-régression de la protection des valeurs de l’Union
(Art. 2, 19, § 1, 2d al. et 49 TUE)
(voir points 60-64)
7. États membres – Obligations – Établissement des voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective – Respect du principe de l’indépendance des juges – Constitution nationale conférant au Premier ministre un pouvoir décisif dans le processus de nomination des juges – Intervention d’un organe indépendant chargé d’évaluer les candidats et de fournir un avis – Admissibilité
(Art. 19, § 1, 2d al. TUE)
(voir points 66, 69-73, disp. 2)
Résumé
Les dispositions nationales d’un État membre qui confèrent au Premier ministre un pouvoir décisif dans la nomination des juges, tout en prévoyant l’intervention d’un organe indépendant chargé d’évaluer les candidats et de fournir un avis, ne sont pas contraires au droit de l’Union
Repubblika est une association ayant pour objet la promotion de la protection de la justice et de l’État de droit à Malte. À la suite de la nomination de nouveaux juges, intervenue en avril 2019, elle a introduit une action populaire devant la Prim’Awla tal-Qorti Ċivili - Ġurisdizzjoni Kostituzzjonali (première chambre du tribunal civil, siégeant comme juridiction constitutionnelle, Malte), en vue, notamment, de contester la procédure de nomination des juges maltais, telle que régie par la Constitution (1). Les dispositions constitutionnelles concernées, qui sont restées inchangées depuis leur adoption, en 1964, jusqu’à une réforme en 2016, confèrent au Il-Prim Ministru (Premier ministre, Malte) le pouvoir de présenter au président de la République la nomination d’un candidat à un tel poste. En pratique, le Premier ministre dispose ainsi d’un pouvoir décisif dans la nomination des juges maltais, qui, selon Repubblika, soulève des doutes quant à l’indépendance de ces juges. Néanmoins, les candidats doivent remplir certaines conditions, également prévues par la Constitution, et, depuis la réforme de 2016, une commission des nominations judiciaires a été instituée et est chargée d’évaluer les candidats et de fournir un avis au Premier ministre.
Dans ce contexte, la juridiction saisie a décidé d’interroger la Cour sur la conformité du système maltais de nomination des juges au droit de l’Union et, plus précisément, à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). Pour rappel, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE impose aux États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, une protection juridictionnelle effective et l’article 47 de la Charte énonce le droit à un recours juridictionnel effectif pour tout justiciable qui se prévaut, dans une espèce donnée, d’un droit qu’il tire du droit de l’Union.
La Cour, réunie en grande chambre, juge que le droit de l’Union ne fait pas obstacle à des dispositions constitutionnelles nationales telles que les dispositions de droit maltais relatives à la nomination des juges. En effet, ces dispositions ne semblent pas susceptibles de conduire à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité des juges qui soit propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer aux justiciables dans une société démocratique et un État de droit.
Appréciation de la Cour
Dans un premier temps, la Cour juge que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE a vocation à s’appliquer en l’espèce, dès lors que le recours tend à contester la conformité, au droit de l’Union, de dispositions de droit national qui régissent la procédure de nomination de juges appelés à statuer sur des questions d’application ou d’interprétation du droit de l’Union, et dont il est allégué qu’elles sont susceptibles d’affecter leur indépendance. En ce qui concerne l’article 47 de la Charte, la Cour indique que, s’il n’est pas applicable en tant que tel (2) dans la mesure où Repubblika ne se prévaut pas d’un droit subjectif qu’elle tirerait du droit de l’Union, il doit néanmoins être pris en considération aux fins de l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.
Dans un second temps, la Cour juge que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ne s’oppose pas à des dispositions nationales qui confèrent à un Premier ministre un pouvoir décisif dans le processus de nomination des juges, tout en prévoyant l’intervention, dans ce processus, d’un organe indépendant chargé, notamment, d’évaluer les candidats à un poste de juge et de fournir un avis à ce Premier ministre.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour souligne d’abord, de manière générale, que, parmi les exigences d’une protection juridictionnelle effective auxquelles doivent satisfaire les juridictions nationales susceptibles de statuer sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union, l’indépendance des juges revêt une importance fondamentale, notamment, pour l’ordre juridique de l’Union, et ce, à divers titres. En effet, elle est essentielle au bon fonctionnement du mécanisme de renvoi préjudiciel, prévu à l’article 267 TFUE, qui ne peut être activé que par une instance indépendante. Par ailleurs, elle relève du contenu essentiel du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective et à un procès équitable prévu à l’article 47 de la Charte.
Ensuite, la Cour rappelle sa jurisprudence récente (3), dans laquelle elle a apporté des précisons sur les garanties d’indépendance et d’impartialité des juges, requises en vertu du droit de l’Union. Ces garanties supposent notamment l’existence de règles qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité des juges à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif, et quant à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent.
Enfin, la Cour souligne que, aux termes de l’article 49 TUE, l’Union regroupe des États qui ont librement et volontairement adhéré aux valeurs communes visées à l’article 2 TUE, telles que l’État de droit, qui respectent ces valeurs et qui s’engagent à les promouvoir. Dès lors, un État membre ne saurait modifier sa législation, particulièrement en matière d’organisation de la justice, de manière à entraîner une régression de la protection de la valeur de l’État de droit, valeur qui est concrétisée, notamment, par l’article 19 TUE. Dans cette perspective, les États membres doivent s’abstenir d’adopter des règles qui viendraient porter atteinte à l’indépendance des juges.
Ces précisions faites, la Cour considère, d’une part, que la création, en 2016, de la commission des nominations judiciaires renforce, au contraire, la garantie de l’indépendance des juges maltais par rapport à la situation qui découlait des dispositions constitutionnelles en vigueur lors de l’adhésion de Malte à l’Union européenne. À cet égard, la Cour indique que, en principe, l’intervention d’un tel organe peut être de nature à contribuer à une objectivisation du processus de nomination des juges, en encadrant la marge de manœuvre dont dispose le Premier ministre en la matière, à condition que cet organe soit lui-même suffisamment indépendant. En l’occurrence, la Cour constate l’existence d’une série de règles qui apparaissent de nature à garantir cette indépendance.
D’autre part, la Cour souligne que, si le Premier ministre dispose d’un pouvoir certain dans la nomination des juges, l’exercice de ce pouvoir est encadré par les conditions d’expérience professionnelle, prévues par la Constitution, devant être remplies par les candidats aux postes de juge. En outre, si le Premier ministre peut décider de présenter au président de la République la nomination d’un candidat non proposé par la commission des nominations judiciaires, il est alors tenu de communiquer ses raisons, notamment au pouvoir législatif. Selon la Cour, pour autant qu’il n’exerce ce pouvoir qu’à titre exceptionnel et qu’il se tienne au respect strict et effectif de l’obligation de motivation, son pouvoir n’est pas de nature à créer des doutes légitimes quant à l’indépendance des candidats choisis.