Affaire T‑322/19
Aisha Muammer Mohamed El-Qaddafi
contre
Conseil de l’Union européenne
Arrêt du Tribunal (cinquième chambre) du 21 avril 2021
« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises au regard de la situation en Libye – Gel des fonds – Liste des personnes, entités et organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Restrictions d’entrée et de passage en transit sur le territoire de l’Union européenne – Liste des personnes faisant l’objet de restrictions d’entrée et de passage en transit sur le territoire de l’Union – Maintien du nom du requérant sur les listes – Délai de recours – Recevabilité – Obligation de motivation – Erreur d’appréciation »
1. Recours en annulation – Délais – Point de départ – Acte entraînant des mesures restrictives à l’égard d’une personne ou d’une entité – Acte publié et communiqué aux destinataires – Date de communication de l’acte – Communication à l’intéressé au moyen d’une publication au Journal officiel de l’Union européenne – Admissibilité – Conditions – Impossibilité pour le Conseil de procéder à une notification
[Art. 263, 6e al., et 275, 2d. al., TFUE ; règlement de procédure du Tribunal, art. 102, § 1 ; décision du Conseil (PESC) 2015/1333 ; règlement du Conseil 2016/44]
(voir points 52, 55, 58, 61-63)
2. Droit de l’Union européenne – Principes – Droit à une protection juridictionnelle effective – Mesures restrictives à l’encontre de la Libye – Gel des fonds et des ressources économiques – Décision subséquente ayant maintenu le nom du requérant sur la liste des personnes visées par ces mesures – Obligation de notification
[Art. 263, 4e al., TFUE ; décision du Conseil (PESC) 2015/1333 ; règlement du Conseil 2016/44]
(voir points 56, 57)
3. Recours en annulation – Moyens – Insuffisance de motivation – Moyen distinct de celui portant sur la légalité au fond
(Art. 256 et 296 TFUE)
(voir points 76, 77)
4. Actes des institutions – Motivation – Obligation – Portée – Mesures restrictives en raison de la situation en Libye – Décision s’inscrivant dans un contexte connu de l’intéressé – Admissibilité d’une motivation sommaire – Raisons individuelles, spécifiques et concrètes ayant motivé le maintien de l’intéressé sur les listes des personnes faisant l’objet desdites mesures
[Art. 296 TFUE ; décision du Conseil (PESC) 2015/1333 ; règlement du Conseil 2016/44]
(voir points 81-84)
5. Union européenne – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Mesures restrictives en raison de la situation en Libye – Portée du contrôle – Preuve du bien-fondé de la mesure – Obligation de l’autorité compétente de l’Union d’établir, en cas de contestation, le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre des personnes ou des entités concernées
[Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47 ; décision du Conseil (PESC) 2015/1333 ; règlement du Conseil 2016/44]
(voir points 101, 102)
6. Procédure juridictionnelle – Autorité de la chose jugée – Portée
(voir point 112)
7. Recours en annulation – Arrêt d’annulation – Effets – Annulation partielle d’un règlement concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de la Libye – Prise d’effet de l’annulation du règlement à compter de l’expiration du délai de pourvoi ou du rejet de celui-ci
[Art. 263, 4e al., 275, 2d al., 280 et 288 TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 60 ; décision du Conseil (PESC) 2015/1333 ; règlement du Conseil 2016/44]
(voir point 123)
Résumé
À la suite de la guerre en Libye en 2011 et de la chute du régime de Muammar Khadafi, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté, le 26 février 2011, la résolution 1970 (2011) instaurant des mesures restrictives à l’encontre de la Libye ainsi que des personnes et des entités ayant participé à la commission de violations graves des droits de l’homme, y compris à des attaques contre des populations civiles (1). Le Conseil de l’Union européenne a, pour sa part, adopté, les 28 février et 2 mars 2011, des mesures restrictives en raison de la situation en Libye (2), lesquelles prévoient que les États membres prennent les mesures nécessaires pour empêcher l’entrée ou le passage en transit sur leur territoire des personnes visées par la résolution 1970 (2011) ainsi que le gel de leurs fonds, autres avoirs financiers et ressources économiques. Après l’adoption, en 2014 et 2015, par le Conseil de sécurité des Nations unies, de nouvelles mesures restrictives à l’encontre des personnes et entités qui mettent en danger la paix, la stabilité ou la sécurité en Libye, ou la réussite de sa transition politique (3), le Conseil a adopté de nouveaux actes (4) aux fins, notamment, d’étendre les critères de désignation initiaux.
La requérante, ressortissante libyenne, est la fille de l’ancien dirigeant libyen M. Muammar Kadhafi. Elle a été inscrite sur les listes annexées aux actes du Conseil d’abord en raison de son association étroite avec le régime, puis de voyages effectués en violation de la résolution 1970 (2011). Après avoir procédé au réexamen des listes de noms des personnes et entités concernées, le Conseil a, par la décision 2017/497 et le règlement 2017/489 (5), puis, en maintenant les mêmes motifs à l’encontre de la requérante, par la décision 2020/374 et le règlement 2020/371 (6), maintenu l’inscription du nom de la requérante sur ces listes, en application de la résolution 1970 (2011) stipulant l’interdiction de voyager et le gel des avoirs. La requérante a attaqué ces actes.
Le Tribunal annule ces actes en tant qu’ils concernent la requérante, au motif que les actes attaqués sont dépourvus de base factuelle. Concernant la recevabilité du recours, le Tribunal juge notamment qu’il revient au Conseil de communiquer aux personnes concernées les décisions modificatives d’une inscription sur les listes, même en l’absence d’une obligation dérivant directement des actes attaqués en l’espèce.
Appréciation du Tribunal
Concernant la recevabilité du recours, dont la tardiveté était alléguée par le Conseil, le Tribunal rappelle tout d’abord que, si l’entrée en vigueur des actes attaqués a lieu en vertu de leur publication au Journal officiel de l’Union européenne, le délai pour l’introduction d’un recours en annulation contre les actes attaqués en vertu de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, court, pour chacune des personnes visées, à compter de la date de communication qui doit lui être faite. Le Tribunal précise à ce sujet que, si la décision 2015/1333 et le règlement 2016/44, sur la base desquels les actes attaqués ont été adoptés, ne prévoient pas l’obligation expresse pour le Conseil de notifier aux personnes concernées les actes par lesquels il a maintenu l’inscription de leur nom sur les listes, l’obligation de notification résulte du principe de protection juridictionnelle effective, y compris dans le cas d’une décision de maintien de l’inscription, et ce indépendamment de la question de savoir si des éléments nouveaux fondaient ladite décision de maintien. En l’espèce, les actes attaqués ne sont pas adoptés à des intervalles réguliers et, compte tenu du défaut de prévisibilité quant à leur adoption, si le délai de recours devait courir à compter de leur seule publication, les personnes concernées devraient vérifier continuellement le Journal officiel, ce qui serait de nature à entraver leur accès au juge de l’Union. Le Tribunal en conclut que le Conseil ne peut pas valablement prétendre que le délai de recours en l’espèce avait commencé à courir, pour la requérante, à partir de la date de publication des actes attaqués au Journal officiel.
S’agissant des modalités selon lesquelles le Conseil était tenu de communiquer les actes à la requérante aux fins d’établir le point de départ du délai de recours, le Tribunal rappelle ensuite que la communication indirecte de tels actes par la publication d’un avis au Journal officiel n’est autorisée que dans les cas où il est impossible pour le Conseil de procéder à une communication individuelle. Les actes attaqués n’ayant pas fait l’objet d’un avis publié au Journal officiel et le Conseil n’ayant pas été dans l’impossibilité de communiquer lesdits actes à la requérante ou à son avocate, dûment mandatée pour recevoir une telle notification pour le compte de sa cliente, le Tribunal considère, au vu du dossier, que la communication individuelle des actes de 2017 a eu lieu par une lettre du 25 mars 2019 et que la requérante a pu prendre connaissance des actes de 2020, au plus tôt, par une réponse du Conseil du 13 juillet 2020, dans le cadre d’une mesure d’organisation de la procédure du Tribunal. Le Tribunal en conclut que le recours n’était dès lors pas tardif.
Sur le fond, s’agissant, en premier lieu, du défaut allégué de motivation des actes attaqués, le Tribunal constate que les actes attaqués font état de la raison pour laquelle le Conseil a maintenu le nom de la requérante sur les listes litigieuses en mars 2017 et en mars 2020, qui correspond aux justifications qui avaient été mentionnées pour procéder à l’inscription de son nom sur les listes annexées aux actes de 2011 et ensuite sur lesdites listes litigieuses. Le Tribunal retient que le Conseil a fourni des informations à la requérante en faisant référence, d’une part, aux déclarations que celle-ci aurait effectuées publiquement en 2011 et en 2013, appelant à renverser les autorités libyennes légitimes et à venger la mort de son père, et, d’autre part, à la situation d’instabilité existant encore en Libye, tout en réaffirmant la nécessité d’empêcher des individus associés à l’ancien régime de M. Kadhafi de continuer à fragiliser la situation en Libye. Le Tribunal en conclut que la requérante a pu comprendre que son nom avait été maintenu sur les listes litigieuses en raison de son inscription en vertu de la résolution 1970 (2011), des déclarations qui font partie du contexte dans lequel les actes attaqués s’inséraient et du fait que le Conseil jugeait ces mesures encore nécessaires.
S’agissant, en second lieu, du défaut allégué de base factuelle justifiant le maintien du nom de la requérante sur les listes, le Tribunal constate que les actes attaqués ne font pas état d’autres justifications pour le maintien du nom de la requérante sur les listes litigieuses en mars 2017 et en mars 2020 que celles mises en avant pour procéder à l’inscription de son nom sur les listes annexées aux actes de 2011 et à l’application de la résolution 1970 (2011). Il relève que bien que les motifs sur lesquels les actes attaqués s’appuient, à savoir le fait d’être la fille de Muammar Kadhafi et son association étroite avec le régime de ce dernier, n’ont pas été contestés en temps utile devant le juge de l’Union, le Conseil n’était aucunement déchargé de son obligation d’établir que le maintien de son nom sur les listes litigieuses reposait sur une base factuelle suffisamment solide.
En outre, le Tribunal observe que le Conseil se borne à renvoyer aux déclarations que la requérante aurait effectuées publiquement en 2011, immédiatement après la divulgation des rapports concernant la mort de M. Kadhafi et de M. Mutassim Kadhafi, et en 2013. Le Tribunal relève que plusieurs années se sont écoulées depuis que ces déclarations ont été rapportées dans la presse et portées à la connaissance du Conseil, sans que ce dernier avance la moindre indication quant aux raisons pour lesquelles le contenu desdites déclarations aurait attesté que la requérante représentait encore une menace, sanctionnée dans le cadre des objectifs de la résolution 1970 (2011), nonobstant les changements intervenus entre-temps concernant sa situation individuelle. À cet égard, il observe que, depuis les actes d’inscription de 2011 et les actes d’inscription subséquents, la requérante ne résidait plus en Libye et le dossier ne fait état ni d’une quelconque participation de sa part à la vie politique libyenne ni de déclarations autres que celles qui lui ont été attribuées en 2011 et en 2013. Malgré ces changements concernant sa situation individuelle, le Conseil n’explique pas les raisons pour lesquelles celle-ci représentait, en 2017 et en 2020, soit lors de l’adoption des actes attaqués, une menace pour la paix et la sécurité internationales dans la région. Le Tribunal conclut que, compte tenu de l’ensemble de ces considérations, les critiques de la requérante, tirées du fait que les actes attaqués sont dépourvus de base factuelle justifiant le maintien de son nom sur les listes litigieuses, sont fondées et que le Conseil a commis une erreur d’appréciation de nature à entraîner l’annulation des décisions 2017/497 et 2020/374 et des règlements 2017/489 et 2020/371.