Affaire T‑791/19
Sped-Pro S.A.
contre
Commission européenne
Arrêt du Tribunal dixième chambre élargie) du 9 février 2022
« Concurrence – Abus de position dominante – Marché des services de transport ferroviaire de marchandises – Décision de rejet d’une plainte – Article 7 du règlement (CE) no 773/2004 – Délai raisonnable – Intérêt de l’Union à poursuivre l’examen d’une plainte – Détermination de l’autorité la mieux placée pour examiner une plainte – Critères – Erreur manifeste d’appréciation – Défaillances systémiques ou généralisées en ce qui concerne le respect de l’État de droit – Risque de violation des droits d’un plaignant en cas de rejet d’une plainte – Obligation de motivation »
1. Concurrence – Procédure administrative – Obligations de la Commission – Respect d’un délai raisonnable – Application à l’examen d’une plainte dénonçant un abus de position dominante ayant abouti à l’adoption d’une décision de rejet
(Art. 102 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 41, § 1, et 52, § 1 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7, § 1 et 2 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 7, § 1 et 2 ; communication de la Commission 2004/C 101/05, points 55, 56, 61 et 62)
(voir points 20-28)
2. Concurrence – Procédure administrative – Examen des plaintes – Obligations de la Commission – Respect d’un délai raisonnable – Violation – Conséquences – Annulation de la décision de rejet – Condition – Incidence sur la possibilité du plaignant de défendre sa position lors de cette procédure – Appréciation
(Art. 101 et 102 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7, § 1 et 2 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 7, § 2)
(voir points 29-34)
3. Concurrence – Procédure administrative – Examen des plaintes – Appréciation de l’intérêt de l’Union attaché à l’instruction d’une affaire – Pouvoir discrétionnaire de la Commission – Limites – Contrôle juridictionnel – Portée
(Art. 17, § 1, 2e phrase, TUE ; art. 101, 102 et 105, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7, § 1 et 2 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 7, § 2 ; communication de la Commission 2004/C 101/05, points 10, 14 et 15)
(voir points 38-41, 44-68)
4. Concurrence – Procédure administrative – Examen des plaintes – Décision de classement motivée par la possibilité pour le plaignant de s’adresser aux instances nationales – Légalité – Condition – Possibilité de sauvegarde des droits du plaignant par les instances nationales – Existence de défaillances systémiques ou généralisées de nature à compromettre l’indépendance de ces instances – Facteur pertinent
(Art. 101, 102 et 105, § 1, TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7, § 1 et 2 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 7)
(voir point 90)
5. Concurrence – Procédure administrative – Examen des plaintes – Appréciation de l’intérêt de l’Union attaché à l’instruction d’une affaire – Pouvoir discrétionnaire de la Commission – Limites – Obligation d’examiner les éléments de fait et de droit portés à sa connaissance par le plaignant – Éléments visant à démontrer des défaillances systémiques ou généralisées de l’État de droit dans l’État membre concerné – Inclusion – Admissibilité d’une application par analogie de l’analyse valant pour l’exécution d’un mandat d’arrêt européen
(Art. 2 et 19, § 1, 2d al. TUE ; art. 101, 102 et 105, § 1, TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47, 2e al. ; règlement no 1/2003, art. 4, 5 et 7)
(voir points 76-88, 91, 92)
6. Concurrence – Procédure administrative – Examen des plaintes – Motivation des décisions de classement – Obligation – Portée
(Art. 296 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 7, § 1 et 2 ; règlement de la Commission no 773/2004, art. 7, § 2)
(voir points 96-105)
Résumé
Le Tribunal annule la décision de la Commission rejetant une plainte à l’encontre de PKP Cargo, société contrôlée par l’État polonais, pour un prétendu abus de sa position dominante sur le marché des services de transport ferroviaire de marchandises en Pologne
Il examine pour la première fois l’incidence de défaillances systémiques ou généralisées de l’État de droit dans un État membre sur la détermination de l’autorité de concurrence la mieux placée pour examiner une plainte
Dans le cadre de l’exercice d’activités dans le secteur de la prestation de services d’expédition, la société de droit polonais Sped-Pro S.A. (ci-après la « requérante ») a eu recours aux services de transport ferroviaire de marchandises fournis par PKP Cargo S.A., société contrôlée par l’État polonais.
Le 4 novembre 2016, la requérante a déposé une plainte à l’encontre de PKP Cargo auprès de la Commission européenne. Dans cette plainte, elle soutenait que PKP Cargo avait abusé de sa position dominante sur le marché des services de transport ferroviaire de marchandises en Pologne par son prétendu refus de conclure avec elle un contrat de coopération pluriannuel aux conditions du marché.
Le 12 août 2019, la Commission a rejeté la plainte par la décision C(2019) 6099 final (1) (ci-après la « décision attaquée »), au motif, en substance, que l’autorité de concurrence polonaise était mieux placée pour l’examiner.
C’est dans ces circonstances que la requérante a saisi le Tribunal d’un recours visant à obtenir l’annulation de la décision attaquée. Au soutien de son recours, elle a soulevé trois moyens, tirés, respectivement, d’une violation de son droit à voir son affaire traitée dans un délai raisonnable et d’un défaut de motivation de la décision attaquée, d’une violation du principe de l’État de droit en Pologne, et d’erreurs manifestes dans l’appréciation de l’intérêt de l’Union à poursuivre l’examen de la plainte.
Par son arrêt du 9 février 2022, le Tribunal fait droit au recours et annule la décision attaquée dans son intégralité. À cette occasion, il examine pour la première fois l’incidence de défaillances systémiques ou généralisées de l’État de droit dans un État membre sur la détermination de l’autorité de concurrence la mieux placée pour examiner une plainte. Il apporte également des précisions importantes au sujet des circonstances dans lesquelles une violation du délai raisonnable est susceptible d’entraîner l’annulation d’une décision de rejet d’une plainte en matière de concurrence.
Appréciation du Tribunal
En premier lieu, en ce qui concerne le principe du délai raisonnable, le Tribunal rappelle, d’une part, que l’observation d’un délai raisonnable dans la conduite des procédures administratives en matière de politique de la concurrence constitue un principe général du droit de l’Union. L’article 41, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne réaffirme également le principe du délai raisonnable d’une procédure administrative. Ainsi, le Tribunal souligne que la Commission a l’obligation de statuer sur une plainte en matière de concurrence dans un délai raisonnable. Pour autant, le Tribunal précise, d’autre part, que la violation du principe du délai raisonnable n’est susceptible d’entraîner l’annulation d’une décision de rejet d’une plainte que lorsque la partie requérante démontre que le dépassement du délai raisonnable a eu une incidence sur la possibilité de défendre sa position lors de cette procédure, ce qui serait notamment le cas si ledit dépassement l’avait empêchée de recueillir ou de faire valoir devant la Commission des éléments de fait ou de droit relatifs aux pratiques anticoncurrentielles dénoncées ou à l’intérêt de l’Union à instruire l’affaire.
À la lumière de ces principes, le Tribunal considère que, en l’espèce, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur le respect par la Commission du principe du délai raisonnable, dès lors que la requérante n’a fourni aucun élément susceptible de démontrer que le dépassement allégué de ce délai a eu une incidence sur la possibilité de défendre sa position lors de cette procédure. En conséquence, le Tribunal juge non fondé le grief tiré d’une violation du principe du délai raisonnable.
En deuxième lieu, en ce qui concerne l’appréciation de l’intérêt de l’Union à poursuivre l’examen de la plainte, le Tribunal souligne que, en l’occurrence, la Commission n’a commis aucune erreur manifeste d’appréciation en considérant que les pratiques dénoncées concernaient principalement le marché des services de transport ferroviaire de marchandises en Pologne, que l’autorité de concurrence polonaise avait acquis une connaissance détaillée du secteur, et que, sur la base de ces facteurs, cette autorité était mieux placée pour examiner la plainte. En outre, le Tribunal précise que c’est à tort que la requérante soutient que, en l’espèce, la Commission aurait dû tenir compte également d’autres facteurs aux fins de l’appréciation de l’intérêt de l’Union à instruire l’affaire. En conséquence, le moyen tiré d’erreurs manifestes dans l’appréciation de l’intérêt de l’Union à poursuivre l’examen de la plainte est également rejeté comme non-fondé.
En troisième lieu, s’agissant de la question du respect du principe de l’État de droit en Pologne, le Tribunal examine l’argument de la requérante selon lequel la Commission était mieux placée pour examiner la plainte, compte tenu des défaillances systémiques ou généralisées de l’État de droit en Pologne, et, notamment, du manque d’indépendance de l’autorité de concurrence polonaise et des juridictions nationales compétentes en la matière.
Dans la décision attaquée, la Commission a vérifié si de telles défaillances faisaient obstacle à ce qu’elle rejette la plainte au motif que l’autorité de concurrence polonaise était mieux placée pour l’examiner. À cette fin, elle a appliqué, par analogie, l’analyse en deux étapes exigée dans le cadre de l’exécution des mandats d’arrêt européen afin de sauvegarder le droit fondamental à un procès équitable, conformément à l’arrêt Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire) (2), laquelle consiste à évaluer, dans un premier temps, l’existence d’un risque réel de violation de ce droit lié à un manque d’indépendance des juridictions de l’État membre en question, en raison de défaillances systémiques ou généralisées dans cet État, et, dans un second temps, la réalité du risque effectivement encouru par la personne concernée, au regard des circonstances concrètes du cas d’espèce.
À cet égard, premièrement, le Tribunal souligne que le respect des exigences de l’État de droit est un facteur pertinent dont la Commission doit tenir compte, aux fins de la détermination de l’autorité de concurrence la mieux placée pour examiner une plainte et que, à cette fin, la Commission était fondée à appliquer par analogie l’analyse en question. En effet, quand bien même il existe des différences entre les circonstances à l’origine de l’arrêt précité et celles à l’origine de la présente affaire, plusieurs considérations de principe justifient l’application par analogie des enseignements découlant dudit arrêt aux fins de la détermination de l’autorité de concurrence la mieux placée pour examiner une plainte dénonçant une infraction aux articles 101 et 102 TFUE. À cet égard, le Tribunal relève, tout d’abord, que, à l’instar de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, la coopération, aux fins de l’application des articles 101 et 102 TFUE, entre la Commission, les autorités de concurrence des États membres et les juridictions nationales repose sur les principes de reconnaissance mutuelle, de confiance mutuelle et de coopération loyale. Ensuite, le Tribunal constate que la jurisprudence impose déjà à la Commission, avant de rejeter une plainte pour défaut d’intérêt de l’Union, de s’assurer que les instances nationales soient en mesure de sauvegarder d’une façon satisfaisante les droits du plaignant. Enfin, le Tribunal souligne que le droit fondamental à un procès équitable devant un tribunal indépendant garanti par l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte revêt également, tout comme dans l’arrêt précité, une importance particulière pour l’application efficace des articles 101 et 102 TFUE, les juridictions nationales étant appelées, d’une part, à contrôler la légalité des décisions des autorités de concurrence nationales et, d’autre part, à appliquer directement ces dispositions.
Deuxièmement, le Tribunal souligne que l’examen effectué par la Commission de la seconde étape de l’analyse susvisée n’était pas conforme au droit de l’Union. En l’occurrence, la requérante avait fait valoir, durant la procédure administrative, un faisceau d’indices concrets qui, selon elle, pris dans leur ensemble, seraient susceptibles de démontrer qu’il existait des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait un risque réel de violation de ses droits si son affaire devait être examinée par les instances nationales. Ces indices étaient tirés, notamment, du contrôle exercé par l’État sur PKP Cargo, de la dépendance du président de l’autorité de concurrence polonaise à l’égard du pouvoir exécutif, du fait que la société mère de PKP Cargo ferait partie des membres d’une association dont l’objectif serait de défendre et de promouvoir la réforme du système judiciaire en Pologne, de la politique clémente dont PKP Cargo aurait bénéficié de la part de l’autorité de concurrence polonaise, des recours formés par le procureur général à l’encontre de décisions de cette même autorité concernant PKP Cargo, et de l’incapacité des juridictions nationales compétentes en matière de droit de la concurrence de pallier les défaillances de l’autorité de concurrence polonaise en raison de leur propre manque d’indépendance. Or, dans la décision attaquée, la Commission n’a pas examiné ces indices et s’est limitée, en substance, à affirmer que ceux-ci n’étaient pas étayés. Constatant que la Commission n’a pas examiné de manière concrète et précise les différents indices avancés par la requérante au cours de la procédure administrative, le Tribunal juge que la Commission a méconnu ses obligations découlant de l’arrêt précité ainsi que son obligation de motivation.