Affaire T‑486/21
OE
contre
Commission européenne
Arrêt du Tribunal (quatrième chambre) du 7 septembre 2022
« Fonction publique – Fonctionnaires – Télétravail – Demande de remboursement de frais de téléphone et de connexion à Internet – Rejet de la demande – Exception d’illégalité – Recevabilité partielle – Article 71 et annexe VII du statut – Devoir de sollicitude – Principe d’égalité et de non-discrimination – Droit au respect de la vie privée »
1. Procédure juridictionnelle – Intervention – Exception d’irrecevabilité non soulevée par la partie défenderesse – Irrecevabilité – Fins de non-recevoir d’ordre public – Examen d’office par le juge
(Règlement de procédure du Tribunal, art. 129 et 142, § 1 et 3)
(voir points 28-31)
2. Recours des fonctionnaires – Moyen tiré d’une violation du principe d’égalité de traitement – Charge de la preuve – Renversement de la charge de la preuve – Conditions
(Statut des fonctionnaires, art. 1er quinquies, § 5)
(voir points 40-45, 99)
3. Recours des fonctionnaires – Exception d’illégalité – Caractère incident – Invocation de l’exception à titre principal dans le cadre du recours principal – Recevabilité
(Art. 277 TFUE)
(voir point 52)
4. Fonctionnaires – Remboursement de frais – Portée – Frais professionnels résultant d’un régime de télétravail imposé pour affronter la pandémie de COVID-19 – Exclusion – Obligation pour le législateur de l’Union de prévoir le remboursement desdits frais – Absence – Autonomie des institutions pour l’adoption de mesures de remboursement différentes à l’égard de leurs fonctionnaires
(Statut des fonctionnaires, art. 71 et annexe VII)
(voir points 55-63, 65, 67-72)
5. Fonctionnaires – Devoir de sollicitude incombant à l’administration – Portée – Contrôle juridictionnel – Limites
(voir points 75-80)
6. Recours des fonctionnaires – Moyens – Moyen tiré d’une violation du principe d’égalité de traitement – Invocation d’une prétendue discrimination du fait des différences entre les mesures adoptées par les institutions dans le cadre du régime de télétravail imposé pour affronter la pandémie de COVID-19 – Rejet
(Statut des fonctionnaires, art. 90 et 91)
(voir points 105-107)
7. Fonctionnaires – Remboursement de frais – Frais professionnels résultant d’un régime de télétravail imposé pour affronter la pandémie de COVID-19 – Décision de rejet d’une demande tendant à l’obtention d’un accès à Internet afin de pallier ces frais – Violation du droit au respect de la vie privée et familiale – Critères d’appréciation
(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 7 et 52, § 1)
(voir points 109-111)
8. Fonctionnaires – Responsabilité non contractuelle des institutions – Conditions – Préjudice – Charge de la preuve
(voir points 121-124)
Résumé
Le 17 mars 2020, les personnes vivant en Belgique ont été placées en confinement en raison de la pandémie de COVID-19.
La requérante, fonctionnaire au sein de la Commission européenne au moment des faits, a ainsi été amenée, comme la quasi-totalité du personnel de cette institution, à exercer ses fonctions en télétravail à compter de cette date.
Estimant que les frais supplémentaires de téléphonie et d’Internet encourus durant les mois de septembre et d’octobre 2020 étaient dus au régime de télétravail décidé par la Commission, elle a présenté une demande tendant, en substance, d’une part, au remboursement de ces frais et, d’autre part, à l’obtention d’un accès à Internet à titre professionnel.
Par décision du 18 décembre 2020 (ci-après la « décision attaquée »), l’Office pour les infrastructures et la logistique à Bruxelles (OIB) de la Commission a rejeté cette demande, au motif que les règles de remboursement des frais engagés pour l’équipement du bureau à domicile n’incluaient pas les frais d’Internet et d’appels téléphoniques.
La réclamation introduite par la requérante contre la décision attaquée ayant été rejetée, cette dernière a saisi le Tribunal d’un recours en annulation.
Par son arrêt, le Tribunal rejette le recours et se prononce pour la première fois sur l’éventuel remboursement des coûts engagés par les fonctionnaires et agents de l’Union dans le cadre du régime de télétravail imposé pour lutter contre la pandémie de COVID-19.
Appréciation du Tribunal
Le Tribunal commence par examiner l’exception d’illégalité soulevée par la requérante à l’encontre de l’article 71 et de l’annexe VII du statut des fonctionnaires de l’Union européenne (ci-après le « statut »), cet article prévoyant le droit au remboursement des frais professionnels exposés par un fonctionnaire dans les conditions fixées à cette annexe.
Se penchant sur la recevabilité de ce moyen, il s’attache à une première fin de non-recevoir, tirée de l’imprécision dudit moyen. S’il déclare recevable le premier argument de la requérante tiré de l’inadaptation de ces deux dispositions aux circonstances résultant de la pandémie de COVID-19, il n’en va pas de même du second argument tiré d’une rupture d’égalité entre fonctionnaires.
Ainsi, le Tribunal rappelle que le principe d’égalité exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’une différenciation ne soit objectivement justifiée. Par ailleurs, en présence de règles statutaires et compte tenu du large pouvoir d’appréciation dont dispose le législateur de l’Union à cet effet, ce principe n’est méconnu que lorsque ce dernier procède à une différenciation arbitraire ou manifestement inadéquate par rapport à l’objectif poursuivi par la réglementation en cause. Dès lors, il incombe, par principe, à la partie requérante de prouver, d’une part, qu’elle a été traitée différemment par rapport à d’autres personnes se trouvant dans une situation comparable et, d’autre part, que cette différentiation est arbitraire ou manifestement inadéquate. Or, en l’espèce, la requérante n’a identifié ni les avantages financiers qu’elle vise, ni les catégories de fonctionnaires qui devraient être comparées, ni les éléments visant à démontrer que la différenciation alléguée serait arbitraire ou manifestement inadéquate.
Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’invocation de l’article 1er quinquies, paragraphe 5, du statut, qui prévoit un aménagement de la charge de la preuve, en ce sens qu’il incombe à l’institution de prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe d’égalité de traitement dès lors qu’un fonctionnaire, s’estimant lésé par le non-respect à son égard du principe d’égalité de traitement, établit des faits permettant de présumer l’existence d’une discrimination. En effet, cette disposition vise une violation du principe d’égalité résultant de l’application du statut et n’a pas vocation à s’appliquer lorsque la prétendue violation résulte du statut lui-même.
Rejetant une deuxième fin de non-recevoir tirée de la méconnaissance du caractère incident des exceptions d’illégalité, le Tribunal précise que le caractère incident de l’exception d’illégalité ne fait pas obstacle à ce qu’elle soit invoquée à titre principal dans le cadre d’un recours, les autres moyens ne l’étant qu’à titre subsidiaire.
Le Tribunal conclut toutefois au rejet, sur le fond, de cette exception d’illégalité. Ainsi, il observe que le législateur de l’Union ne pouvait prévoir la pandémie de COVID-19 et la nécessité, pour y faire face, d’organiser un régime de télétravail lorsqu’il a modifié en dernier lieu la substance du statut en 2013 (1). Néanmoins, tout législateur doit, d’une part, vérifier que les règles qu’il a posées répondent encore aux besoins pour lesquels elles ont été conçues et, d’autre part, modifier celles qui ne sont plus en adéquation avec le contexte nouveau dans lequel elles doivent produire leurs effets. Le législateur dispose pour autant d’une large marge d’appréciation dans le cadre de cette vérification, de même que pour adapter, le cas échéant, le statut.
Or, en l’espèce, la requérante n’apporte pas d’arguments ni d’éléments de preuves suffisants qui, compte tenu de cette large marge d’appréciation, démontreraient manifestement l’inadaptation de l’article 71 et de l’annexe VII du statut ou l’éventuelle obligation du législateur de les modifier. De surcroît, même à supposer que le remboursement des frais professionnels résultant d’un régime de télétravail s’impose, il convient de prendre en considération la complexité du processus de modification du statut, les longs délais de mise en œuvre des processus d’amélioration de la législation qui s’ensuivent ainsi que le contexte des restrictions d’urgence nécessaires pour affronter la pandémie de COVID-19 à la date d’adoption de la décision attaquée. Au vu de ces considérations, il ne peut être fait grief aux institutions de l’Union de ne pas avoir modifié le statut au cours de ladite pandémie et ce d’autant moins que lesdites institutions ont adopté des mesures en urgence.
S’agissant du moyen tiré, à titre subsidiaire, de la violation de l’article 71 du statut, en ce que la décision de rejet de la réclamation a retenu que cette disposition ne prévoit pas le remboursement des frais d’Internet et de téléphonie, le Tribunal relève que si cet article vise effectivement à éviter que les fonctionnaires ne supportent seuls les frais liés à l’exercice de leurs fonctions, c’est dans les conditions fixées à l’annexe VII du statut, énumérant les prestations financières remboursables de manière exhaustive, que le remboursement des frais est dû. En outre, contrairement à ce que soutient la requérante, ni la décision du comité économique et social européen (CESE) du 9 juin 2021 allouant à son personnel une indemnité mensuelle pour couvrir les coûts générés par le télétravail, ni les lignes directrices de la Commission relatives au télétravail pendant la pandémie de COVID-19, prévoyant le remboursement, sous conditions, de frais liés à l’achat de l’équipement bureautique à domicile, ne contredisent le caractère limitatif de ces dispositions. En effet, si le principe d’unicité de la fonction publique emporte que tous les fonctionnaires et agents de l’Union sont soumis à un statut unique et doivent donc se voir appliquer de la même manière l’article 71 et l’annexe VII dudit statut, ce principe n’implique pas que les institutions doivent user à l’identique du pouvoir d’appréciation qui leur est reconnu par ledit statut. Au contraire, le principe d’autonomie dont jouissent les institutions, en tant qu’employeurs, dans la gestion de leur personnel, peut valablement justifier les différences entre les mesures limitées qu’elles ont adoptées pour éviter que les membres de leur personnel ne supportent seuls les frais exposés dans l’exercice de leurs fonctions dans le cadre du télétravail. Cette considération s’impose d’autant plus que lesdites mesures ont dû être adoptées en urgence dans les circonstances exceptionnelles liées au système de télétravail généralisé et obligatoire imposé par les États membres pour faire face à la pandémie de COVID-19.
En ce qui concerne le moyen tiré d’une violation du principe de non-discrimination en raison du traitement plus favorable réservé aux fonctionnaires et agents du CESE, le Tribunal estime que les lignes directrices sur le télétravail de la Commission et la décision du CESE du 9 juin 2021 constituent l’expression du principe d’autonomie en matière de traitement de leurs fonctionnaires dans la situation exceptionnelle liée à la pandémie de COVID-19, de sorte que les différences entre les mesures prises par les institutions, organes ou organismes de l’Union ne sauraient être invoquées à l’appui d’un moyen tiré de la violation du principe d’égalité de traitement.
Quant au moyen tiré d’une violation du droit au respect de la vie privée, consacré à l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le Tribunal relève que l’existence ou non d’une limitation à ce droit doit être appréciée au regard de son impact réel sur la personne concernée et qu’il ne saurait y avoir d’ingérence dans l’exercice d’un droit lorsque le rapport entre celui-ci et la mesure en cause est, comme en l’espèce, trop indirect ou aléatoire pour être pris en considération. Dans ce contexte, la requérante se contente de faire valoir, sans apporter aucun élément, que le contrat qu’elle a souscrit auprès de son fournisseur d’accès aurait limité son accès à Internet à un usage privé et personnel et que cette prohibition aurait inéluctablement des répercussions sur son droit au respect de sa vie privée et de son domicile.
Pour finir, le Tribunal rejette la demande de réparation du préjudice moral prétendument subi par la requérante, faute de preuves suffisantes quant à l’existence ou l’étendue du préjudice allegué.