CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NICHOLAS EMILIOU
présentées le 12 janvier 2023(1)
Affaire C‑510/21
DB
contre
Austrian Airlines AG
[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche)]
« Renvoi préjudiciel – Transport aérien – Convention de Montréal – Responsabilité des transporteurs aériens en cas de mort ou de lésion corporelle subie par des passagers – Caractère exclusif de la convention – Article 29 – Champ d’application – Actions relatives à des lésions corporelles subies par des passagers en conséquence d’“accidents” au sens de l’article 17, paragraphe 1 – Action en réparation fondée sur des règles nationales de responsabilité civile, relative à des lésions prétendument causées par les premiers soins inadéquats dispensés par le personnel de bord après un accident – Lien de causalité suffisant entre les lésions et l’accident – Action régie exclusivement par l’article 17, paragraphe 1 – Action “bloquée” par la convention »
I. Introduction
1. La convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (2) (ci-après la « convention de Montréal ») et le texte qui l’a précédée, la convention de Varsovie (3), ont donné lieu, au fil de leurs nombreuses années d’application, à d’importantes controverses devant les tribunaux. Une question, parmi celles qui sont au centre des débats, est de savoir dans quelle mesure ces conventions, qui régissent notamment la responsabilité des transporteurs aériens en cas de mort ou de lésion corporelle subie par des passagers, constituent un obstacle aux – ou, en d’autres termes, « bloquent, de par leur primauté » (« prempt » en anglais), les – actions en réparation reposant non pas sur leurs dispositions, mais sur le droit interne.
2. Cette controverse refait surface dans la présente affaire, qui concerne une action en dommages et intérêts intentée par DB contre Austrian Airlines AG (ci‑après « Austrian Airlines »). DB demande, sur le fondement du droit autrichien de la responsabilité civile, la réparation de préjudices qu’il a subis en tant que passager d’un vol international opéré par ce transporteur, qui seraient le résultat de l’absence d’administration de premiers soins appropriés de la part du personnel de bord après la chute d’une cafetière contenant du café brûlant, renversé sur lui pendant le vol. Dès lors qu’il n’a pas exercé son action au titre de la convention de Montréal et qu’il a, en tout état de cause, engagé une procédure après l’expiration du délai de recours prévu par celle-ci – mais dans le respect du délai plus long prévu par le droit autrichien pour les actions en responsabilité civile – la question cruciale qui se pose ici, et qui est au cœur des deux questions posées à la Cour par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche), est de savoir si cette convention a pour effet de « bloquer » une telle action. Dans les présentes conclusions, j’expliquerai pourquoi tel est en effet le cas.
II. Le cadre juridique
A. La convention de Montréal
3. Le troisième considérant de la convention de Montréal énonce que les États contractants « [reconnaissent] l’importance d’assurer la protection des intérêts des consommateurs dans le transport aérien international et la nécessité d’une indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation ».
4. Le cinquième considérant de cette convention précise que « l’adoption de mesures collectives par les États en vue d’harmoniser davantage et de codifier certaines règles régissant le transport aérien international est le meilleur moyen de réaliser un équilibre équitable des intérêts ».
5. L’article 17 de la convention de Montréal, intitulé « Mort ou lésion subie par le passager – Dommage causé aux bagages », prévoit, à son paragraphe 1, que « [l]e transporteur est responsable du préjudice survenu en cas de mort ou de lésion corporelle subie par un passager, par cela seul que l’accident qui a causé la mort ou la lésion s’est produit à bord de l’aéronef ou au cours de toutes opérations d’embarquement ou de débarquement ».
6. Aux termes de l’article 29 de cette convention, intitulé « Principe des recours », « [d]ans le transport de passagers, de bagages et de marchandises, toute action en dommages-intérêts, à quelque titre que ce soit, en vertu de la présente convention, en raison d’un contrat ou d’un acte illicite ou pour toute autre cause, ne peut être exercée que dans les conditions et limites de responsabilité prévues par la présente convention, sans préjudice de la détermination des personnes qui ont le droit d’agir et de leurs droits respectifs ».
7. L’article 35 de ladite convention, intitulé « Délai de recours », prévoit, à son paragraphe 1, que « [l]’action en responsabilité doit être intentée, sous peine de déchéance, dans le délai de deux ans à compter de l’arrivée à destination ».
B. Le droit de l’Union
8. L’article 3, paragraphe 1, du règlement (CE) no 2027/97 relatif à la responsabilité des transporteurs aériens en cas d’accident (4), tel que modifié par le règlement (CE) no 889/2002 (5) (ci-après le « règlement no 2027/97 »), précise que « [l]a responsabilité d’un transporteur aérien communautaire envers les passagers et leurs bagages est régie par toutes les dispositions de la convention de Montréal relatives à cette responsabilité ».
III. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles
9. Le 18 décembre 2016, DB a voyagé de Tel Aviv (Israël) à Vienne (Autriche) sur un vol opéré par Austrian Airlines, en vertu d’un contrat de transport aérien conclu avec cette compagnie.
10. Pendant le vol, une cafetière est tombée d’un chariot de service que le personnel de bord faisait circuler au milieu des rangées de sièges. Du café très chaud s’est déversé, ébouillantant DB. Le personnel de bord a ensuite dispensé une forme (6) de premiers soins aux lésions subies.
11. Le 31 mai 2019, sur le fondement des règles autrichiennes de responsabilité civile et dans le délai triennal prescrit par celles-ci (7), DB a intenté contre Austrian Airlines une action en dommages et intérêts devant le Handelsgericht Wien (tribunal de commerce de Vienne, Autriche), pour un montant de 10 196 euros ainsi que pour obtenir une déclaration constatant la responsabilité du transporteur pour tout préjudice futur découlant de cet accident. En substance, DB a fait valoir qu’il avait subi de graves brûlures et que, en droit autrichien, Austrian Airlines devait être tenue responsable non seulement de la maladresse de ses employés ayant conduit à la chute de la cafetière, mais aussi du caractère insuffisant et inadéquat, selon lui, des premiers soins qui ont ensuite été apportés à ses blessures (8).
12. Par jugement du 17 juin 2020, le Handelsgericht Wien (tribunal de commerce de Vienne) a rejeté le recours dans son entièreté. En substance, cette juridiction a considéré que l’action en question était régie exclusivement par la convention de Varsovie et que, conformément à cet instrument, elle était prescrite. En effet, en application de l’article 29 de cette convention, toute action en dommages et intérêts contre un transporteur aérien est soumise à un délai de prescription de deux ans et DB n’a introduit sa demande en justice qu’après l’expiration de ce délai.
13. Par arrêt du 28 octobre 2020, l’Oberlandesgericht Wien (tribunal régional supérieur de Vienne, Autriche) a confirmé ce jugement. Considérant la convention de Montréal applicable aux faits de l’espèce (9), il a jugé que l’action de DB relevait du champ d’application de l’article 17, paragraphe 1, de cette convention. En effet, les blessures de DB devaient être considérées comme causées par un « accident » s’étant produit à bord d’un aéronef au sens de cette disposition, à savoir la chute de la cafetière contenant du café brûlant, même si ces préjudices corporels auraient pu éventuellement être minimisés ou évités par l’administration de premiers soins appropriés. Ainsi, l’action de DB était prescrite parce qu’introduite en dehors du délai de recours de deux ans prévu par l’article 35 de ladite convention.
14. DB s’est pourvu en cassation devant l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême). Tout en admettant que la chute de la cafetière constituait un « accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal, il a fait valoir que les premiers soins, selon lui inappropriés, qui avaient ensuite été dispensés à ses lésions avaient représenté une cause distincte et autonome de préjudice ne relevant pas du champ d’application de cette disposition. Dès lors, dans la mesure où son action se fondait sur cette cause particulière, cette action n’était pas régie par ladite convention, mais par le droit autrichien en vertu duquel elle ne serait pas prescrite.
15. C’est dans ce contexte que l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les premiers soins dispensés à un passager à bord d’un aéronef à la suite d’un accident au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la [convention de Montréal] doivent-ils être considérés comme relevant du même événement accidentel que le fait dommageable lorsqu’ils ont entraîné des lésions corporelles distinctes des suites de l’accident proprement dites ?
2) Dans le cas où la première question appellerait une réponse négative :
L’article 29 de la convention de Montréal fait-il obstacle à une action en réparation du préjudice causé par les premiers soins dispensés lorsque celle‑ci est certes exercée avant l’expiration du délai de prescription prévu par le droit national, mais après l’expiration du délai de recours prévu à l’article 35 de cette convention ? »
16. La demande de décision préjudicielle, datée du 5 août 2021, a été reçue par la Cour le 19 août 2021. Des observations écrites ont été déposées par DB, Austrian Airlines, le gouvernement allemand, ainsi que par la Commission européenne. Il n’y a pas eu d’audience dans la présente affaire.
IV. Analyse
17. La convention de Montréal est un traité qui établit certaines règles uniformes régissant le transport aérien international. Ayant été conclue par, entre autres, l’Union européenne (10), cette convention fait partie intégrante de l’ordre juridique de l’Union depuis la date de son entrée en vigueur pour cette organisation, à savoir le 28 juin 2004. De ce fait, depuis cette date, la Cour est compétente pour statuer à titre préjudiciel sur son interprétation (11).
18. Ainsi que l’observe la juridiction de renvoi, le vol en cause dans l’affaire au principal relève du champ d’application général de la convention de Montréal. En effet, DB a conclu un contrat de transport avec Austrian Airlines et ce contrat porte sur un « transport international » au sens de l’article 1er de cette convention, puisque le point de départ et le point de destination de ce vol sont situés sur le territoire de deux États parties, à savoir l’État d’Israël et la République d’Autriche (12).
19. Le chapitre III de ladite convention contient diverses dispositions relatives à la responsabilité des transporteurs aériens. En particulier, l’article 17, paragraphe 1, traite de leur responsabilité en cas de mort ou de « lésion corporelle » subie par un passager, tel que DB, à bord d’un aéronef (13) au cours d’un vol international.
20. Les actions en dommages et intérêts visées par cette disposition sont soumises à un délai de prescription de deux ans, fixé par l’article 35, paragraphe 1, de la convention, qui commence à courir à la date d’arrivée du vol à destination (14). En l’espèce, il n’est pas contesté que DB a assigné en justice Austrian Airlines près de trois ans après l’atterrissage à Vienne du vol au cours duquel il a subi les lésions (15). Ainsi, en vertu du droit conventionnel, et indépendamment du bien‑fondé de son action, DB n’aurait plus de voie de recours à sa disposition puisque cette action serait tout simplement prescrite.
21. Toutefois, comme je l’ai indiqué en introduction des présentes conclusions, le problème central est de savoir si la convention de Montréal empêche aussi DB d’intenter une action en responsabilité civile à l’encontre d’Austrian Airlines sur le fondement de son droit interne.
22. La juridiction de renvoi explique, à cet égard, qu’en droit autrichien, le délai de prescription généralement applicable aux actions en responsabilité civile est de trois ans (16). En vertu de ce droit, l’action de DB ne serait pas prescrite et pourrait être examinée sur le fond, étant alors appréciée au regard des conditions de responsabilité énoncées dans ce droit. Partant, en droit national, le demandeur pourrait disposer d’un recours contre la défenderesse.
23. Au vu de ces circonstances, et afin de fournir autant d’orientations que possible, je commencerai mon analyse, dans un premier temps, avec la seconde question de la juridiction de renvoi relative, en substance, à l’effet dit « exclusif » ou de « blocage » de la convention de Montréal (A). À mes yeux, il est nécessaire d’apporter d’entrée de jeu des clarifications sur cette problématique afin de permettre au lecteur de mieux comprendre la pertinence de la première question – qui porte, en substance, sur le point de savoir si les lésions corporelles subies par DB doivent être considérées comme causées par un « accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de cette convention. Cette première question sera donc discutée dans un second temps (B).
A. La portée de l’effet de « blocage » de la convention de Montréal (seconde question)
24. Ainsi qu’il ressort de la section précédente, lorsque des passagers subissent des préjudices lors d’un vol international, la convention de Montréal leur confère, dans certaines circonstances, un droit d’action – c’est-à-dire un fondement juridique pour mettre en jeu la responsabilité du transporteur. L’article 17, paragraphe 1 (17), de cette convention vise plus précisément la situation dans laquelle un passager décède ou subit des « lésions corporelles » en raison d’un « accident » (18) survenu à bord de l’aéronef. Dans de telles circonstances, une action peut être intentée en application de cette disposition contre le transporteur aérien responsable du vol en cause, dont le succès dépend des conditions énoncées dans la convention – au nombre desquelles le délai de prescription fixé par son article 35, paragraphe 1.
25. Par ailleurs, les préjudices subis par les passagers sur les vols internationaux sont susceptibles d’engendrer des droits d’action au titre du droit interne. En effet, un certain nombre de faits dommageables se produisant à bord d’un aéronef peuvent, en théorie, être qualifiés d’inexécutions contractuelles, de faute dans le cadre du régime général de la responsabilité civile, etc. – chacune de ces actions étant bien entendu assortie d’un ensemble de conditions qui lui est propre, y compris d’un délai de prescription à l’intérieur duquel l’action doit être intentée.
26. Ces diverses actions concernent parfois des questions distinctes. Si un passager a acheté à l’avance un repas devant lui être servi pendant le vol et que le transporteur ne lui fournit pas ce repas, cela constitue en principe une inexécution contractuelle fondant un droit d’action en droit interne. Cependant, dans une telle situation, il n’existe ni « lésion corporelle » ni « accident » et donc pas d’action au titre de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal. En revanche, les droits d’action peuvent se « cumuler » dans certaines circonstances. Le même événement dommageable, tel que le fait pour un membre du personnel de bord de renverser par inadvertance une boisson brûlante sur un passager, entraînant des lésions corporelles pour celui-ci, peut à la fois être considéré, par exemple, comme constitutif i) d’une négligence au sens du droit interne de la responsabilité délictuelle, ii) d’une violation de l’obligation de sécurité découlant du contrat de transport, et iii) d’un « accident » au titre de cette disposition conventionnelle (19). Dans un tel scénario, le demandeur aurait théoriquement le choix du fondement juridique pour agir à l’encontre du transporteur, et son avocat, en juriste avisé, opterait bien entendu pour celui qui est le plus favorable aux intérêts du demandeur – un choix des plus évidents lorsque, par exemple, l’une des actions en justice se heurte à la prescription mais pas l’autre (ou les autres).
27. Les rédacteurs de la convention de Montréal se sont penchés sur la question des différents régimes de responsabilité, parfois concurrents, susceptibles de s’appliquer aux transporteurs aériens en cas de dommages causés aux passagers. Afin de s’y attaquer, ils ont entendu conférer un certain effet « exclusif » au régime de responsabilité institué par la convention et, en particulier, à son article 17, paragraphe 1. Pour l’indiquer, ils ont inséré une disposition spécifique dans la convention, à savoir l’article 29 qui énonce, dans la partie pertinente, que « [d]ans le transport de passagers [...] toute action en dommages-intérêts, à quelque titre que ce soit, en vertu de la présente convention, en raison d’un contrat ou d’un acte illicite ou pour toute autre cause, ne peut être exercée que dans les conditions et limites de responsabilité prévues par la présente convention ».
28. Cela étant, la clarté apportée sur la question n’a pas été totale, c’est le moins que l’on puisse dire. En effet, cette dernière disposition, tout comme avant elle l’article 24 de la convention de Varsovie (20), a suscité de vives controverses, ainsi que l’a souligné la juridiction de renvoi dans la présente affaire.
29. Une première controverse d’ordre interprétatif, portant sur le mécanisme de l’exclusivité, peut être évoquée brièvement. D’un côté, l’article 29 pourrait se lire comme prévoyant que, lorsque la convention de Montréal s’applique à titre exclusif, une action ne peut être intentée qu’en vertu de cette convention, à l’exclusion catégorique de tout droit d’action fondé sur le droit interne. De l’autre côté, cet article pourrait également se comprendre en ce sens que, dans une telle situation, le demandeur peut se prévaloir d’un droit d’action au titre du droit interne, mais que, s’il le fait, les conditions et limites de responsabilité prévues par la convention devront néanmoins être respectées. Si la seconde interprétation correspond, à mon sens, à la lecture la plus naturelle de cette disposition (21), c’est la première interprétation qui semble constituer le courant majoritaire (22). Quoi qu’il en soit, cette controverse n’a que peu, voire pas du tout, de conséquences pratiques. Les deux méthodes confèrent en réalité le même effet impératif à la convention : lorsqu’elle s’applique à titre exclusif, la responsabilité du transporteur ne peut exister que si, et dans la mesure où, cet instrument le prévoit, et le demandeur ne saurait contourner ledit instrument en invoquant le droit interne au soutien de son action.
30. Bien plus importante est la controverse autour de la portée de l’exclusivité de la convention de Montréal – c’est-à-dire la question de savoir quelles actions en responsabilité contre le transporteur aérien tombent sous le coup de son caractère exclusif. Cela appelle un examen plus détaillé.
31. Comme l’indique la juridiction de renvoi, deux conceptions s’affrontent à ce sujet. Selon une première conception, que je qualifierai de « large », la convention de Montréal régit de façon exclusive toutes les actions susceptibles d’être exercées contre les transporteurs aériens, quelle que soit la manière dont elles ont été présentées par les demandeurs, au titre de tout préjudice subi par un passager au cours d’un vol international relevant du champ d’application général de cette convention (23), indépendamment de sa cause. Dans cette optique, les transporteurs ne sauraient voir leur responsabilité engagée que dans les hypothèses visées à l’article 17, paragraphe 1, c’est-à-dire en cas de mort ou de « lésions corporelles » subies par des passagers, causées par un « accident ». Dans les autres situations – si, par exemple, un passager a subi une perte financière, ou lorsque les lésions ont une cause autre qu’un « accident » – non seulement il n’existe pas de voie de recours en vertu de cette disposition, mais toute éventualité de recours de droit interne se trouve également exclue en vertu de l’article 29 de ladite convention.
32. Selon une seconde conception, que je qualifierai d’« étroite », la convention de Montréal ne régit pas toutes les actions à l’encontre des transporteurs aériens pouvant découler d’un transport aérien international, mais seulement les actions relatives au décès de passagers ou à des lésions corporelles causés par des « accidents », comme envisagé à l’article 17, paragraphe 1. Lorsqu’une action, quelle que soit la manière dont elle a été présentée par le demandeur, répond objectivement à cette définition, l’article 29 de cette convention empêche ce dernier de se prévaloir des conditions et limites de responsabilité plus favorables prévues par le droit interne. En revanche, les autres types de préjudices subis par les passagers à bord d’un aéronef restent étrangers au champ d’application de la convention : alors qu’aucune voie de recours n’est disponible au titre de cet instrument, il est loisible au demandeur d’intenter une action à l’encontre du transporteur sur le fondement du droit interne.
33. Dans le cas d’espèce, la question de savoir laquelle, de la première ou de la seconde conception, est correcte a une incidence directe sur la pertinence de la première question posée par la juridiction de renvoi aux fins de la solution du litige au principal.
34. En effet, si l’on retenait la conception large de l’exclusivité de la convention de Montréal, il importerait peu, pour déterminer si l’action de DB peut être intentée sur le fondement du droit autrichien, de savoir si ses lésions ont été causées par un « accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1, ou par autre chose. Dans cette optique, une telle action serait considérée comme régie exclusivement par la convention – et « bloquée » par cet instrument en tant que prescrite – pour la seule raison qu’elle concerne des lésions subies par un passager au cours d’un vol international relevant du champ d’application général de cette convention, quelle que soit leur cause effective (24).
35. Si, à l’inverse, on se ralliait à la conception étroite, la question de la cause des lésions de DB serait déterminante pour le sort de son action. Selon ce point de vue, cette action ne serait alors à considérer comme régie et « bloquée » par la primauté de la convention de Montréal qu’à la condition que les lésions du demandeur soient liées à un « accident ». À défaut, l’action de droit national pourrait suivre son cours.
36. Ainsi, du point de vue de la logique, la seconde question, relative à la portée de l’exclusivité de la convention de Montréal, aurait pu être posée en premier. Cela étant, l’ordre dans lequel la juridiction de renvoi a choisi de poser ses questions s’explique parfaitement du point de vue pratique. En effet, cette question complexe et sensible (1) n’a pas besoin d’être entièrement résolue dans la présente affaire, car, comme je l’expliquerai, une action telle que celle de DB est « bloquée » en toute hypothèse (2).
1. La complexité et la sensibilité de la question
37. D’aucuns pourraient être tentés de considérer que la question de la portée de l’exclusivité de la convention de Montréal a été réglée. Bien que la Cour n’ait jamais pris position à cet égard (25), les juridictions nationales d’autres États parties à la convention l’ont fait. La conception large a été retenue par rien moins que la Supreme Court of the United Kingdom (Cour suprême du Royaume‑Uni) dans son arrêt Sidhu (26) et la Supreme Court of the United States (Cour suprême des États‑Unis d’Amérique) dans son arrêt Tseng, bientôt suivies par plusieurs autres juridictions suprêmes ou supérieures dans le monde (27). Si les arrêts Sidhu et Tseng concernaient la convention de Varsovie, la solution a été transposée (28) à la convention de Montréal. En outre, de nombreux auteurs spécialistes de ces questions se sont prononcés en sa faveur dans la doctrine (29). De manière compréhensible, Austrian Airlines soutient, elle aussi, devant la Cour qu’il s’agit de la position exacte et admise en la matière.
38. J’ai déjà indiqué, dans les conclusions que j’ai présentées dans l’affaire Austrian Airlines (Exonération de la responsabilité du transporteur aérien) (30), que, dès lors que la Cour n’est que l’une des nombreuses juridictions à travers le monde ayant compétence pour interpréter la convention de Montréal, et dès lors que l’application uniforme de cette convention dans tous les États parties est un idéal à réaliser, il convient que la Cour prenne en considération les décisions rendues par les juridictions de ces États parties et leur accorde l’importance qu’elles doivent avoir.
39. Il n’en demeure pas moins évident que la Cour ne devrait pas suivre ces jurisprudences nationales sans esprit critique (31). Un examen prudent de la ratio decidendi sous-tendant les solutions retenues dans d’autres États parties, ainsi que des conséquences pratiques qui en découlent, s’impose toujours.
40. À cet égard, la tendance dessinée par les arrêts Sidhu et Tseng n’a pas fait l’unanimité. À l’époque où il a été rendu, l’arrêt Tseng a été vu par certains comme opérant un renversement significatif de la jurisprudence constituée d’un bon nombre de décisions en sens contraire, prononcées par des juridictions inférieures aux États-Unis (32). De plus, comme l’indique DB, ces arrêts sont encore critiqués par une partie de la doctrine (33). En réalité, DB, le gouvernement allemand et la Commission suggèrent – expressément ou implicitement – que si la Cour devait aborder cette question dans la présente affaire, elle devrait s’écarter de ces décisions nationales et se ranger plutôt à la conception étroite.
41. Il est certain que la controverse découle, en premier lieu, du fait que la portée de l’exclusivité de la convention de Montréal représente, du point de vue de la théorie, une question complexe. Les règles d’interprétation applicables, telles que codifiées dans la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (34), ne conduisent pas à une réponse univoque. D’un côté, la conception large, telle qu’avalisée par les arrêts Sidhu et Tseng, repose sur une interprétation solide et de bonne foi des termes de la convention de Montréal dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Les deux juridictions suprêmes ont également eu recours aux travaux préparatoires pour confirmer cette interprétation. De l’autre côté, cependant, les mêmes éléments pourraient, à mon sens, parfaitement étayer la position inverse.
42. En ce qui concerne les termes de la convention de Montréal, et plus spécifiquement de l’article 29, les partisans de la conception large soulignent que sa formulation ne se limite pas aux lésions causées par des « accidents » mais se réfère plus généralement aux actions en dommages et intérêts découlant du « transport de personnes » – expression dont il faudrait déduire que toutes les actions relatives aux préjudices corporels subis par des passagers sont concernées (35). À l’inverse, les partisans de la conception étroite soulignent, comme le fait DB devant la Cour, que rien dans le texte de cet article 29 n’impose expressément l’exclusion, au détriment des passagers, de tout droit d’action fondé sur le droit interne dans le cas où il n’existe aucun « accident ». En effet, un résultat aussi radical ne pourrait résulter que d’une formulation claire et dépourvue de toute ambiguïté (36), et non d’un raisonnement implicite.
43. L’objet et le but de la convention de Montréal sont eux aussi équivoques. Nul ne conteste que, étant donné son titre même et son préambule (37), cet instrument visait à unifier seulement « certaines règles » relatives au transport aérien international – il traite certaines des questions soulevées par le transport aérien, pas toutes. Cependant, il existe un désaccord fondamental sur ce que recouvre exactement son but, s’agissant de la responsabilité des transporteurs aériens.
44. Les partisans de la conception large font valoir que la responsabilité des transporteurs aériens, en général, est une question que la convention de Montréal visait à traiter. Selon eux, les règles énoncées dans son chapitre III constituent un système complet de voies de recours dans le cadre du transport aérien international. Le but principal de cette convention serait de réaliser l’uniformité du droit en la matière. Ces règles définiraient les circonstances – à entendre comme les seules circonstances – dans lesquelles les transporteurs devraient pouvoir être tenus responsables de préjudices subis par les passagers. En restreignant le type d’action susceptible d’être exercée à leur encontre, la convention, et en particulier l’article 29, garantirait aux transporteurs aériens la sécurité juridique. Elle leur offrirait la possibilité de déterminer et de calculer à l’avance la charge d’indemnisation pesant sur eux – un élément essentiel aux fins, notamment, de l’assurance. Cet objectif d’uniformité et de sécurité serait mis en échec si les passagers pouvaient introduire d’autres actions contre eux (38).
45. À l’instar de DB et du gouvernement allemand, les partisans de la conception étroite rétorquent que, à leur avis, la convention de Montréal n’était destinée, en réalité, à unifier la responsabilité des transporteurs que dans certaines situations, notamment en cas d’accidents en lien avec un aéronef. Effectivement, le risque que les transporteurs aient à faire face à une responsabilité entraînant des conséquences débilitantes en cas d’accidents d’avion représentait l’une des préoccupations ayant conduit à l’adoption de la convention de Varsovie en 1929 (39). Elle n’était pas censée soustraire les transporteurs à toute responsabilité dans d’autres circonstances. Ainsi compris, l’article 29 de la convention de Montréal aurait pour seule finalité d’empêcher le demandeur, lorsqu’il exerce une action objectivement liée à un « accident », de contourner les conditions et limites de responsabilité qui y sont définies en invoquant le droit interne au soutien de son action. L’application uniforme de la convention n’exigerait rien de plus (40).
46. Les partisans de la conception étroite mettent également l’accent sur une différence d’objectif entre les conventions de Varsovie et de Montréal. Comme l’indiquent DB et la Commission, alors que la première a été adoptée pour favoriser l’essor de l’industrie naissante du transport aérien, la seconde visait à renforcer la protection du consommateur dans le transport aérien international (41). Quelle qu’aurait dû être l’approche exacte dans le cadre de la convention de Varsovie, la conception large de l’exclusivité ne pourrait pas, ne serait-ce que pour cette raison, être transposée à la convention de Montréal (42). Les partisans de la conception large rétorquent que, au-delà de la protection du consommateur, la convention de Montréal visait à réaliser un « équilibre équitable » entre les intérêts des passagers et ceux des transporteurs (43). Cet équilibre serait inhérent au régime de responsabilité de la convention. Contre les transporteurs aériens, les passagers disposeraient de recours limités. Cependant, lorsque ces recours existent, leur mise en œuvre serait aisée et rapide, en grande partie grâce au régime de responsabilité sans faute qui y est prévu (44).
47. Les travaux préparatoires des deux conventions n’atténuent pas la controverse puisqu’ils sont, eux aussi, ambigus quant à l’intention de leurs rédacteurs vis-à-vis de l’exclusivité. En effet, les travaux préparatoires de la convention de Varsovie ne laissent pas apparaître clairement une intention tranchée de la part des délégués sur cette question (45). Ceux de la convention de Montréal ne sont pas éclairants non plus. La seule affirmation directe et substantielle à cet égard, émanant du président de la conférence, est sujette à interprétation (46).
48. En second lieu, la controverse entourant la portée de l’exclusivité de la convention de Montréal s’explique par les conséquences pratiques importantes – et souvent dramatiques – de la conception large. Dans l’arrêt Sidhu, des passagers détenus pendant trois semaines par les forces irakiennes après l’atterrissage de leur avion à l’aéroport international du Koweït en août 1990, dans les premières heures suivant l’invasion du Koweït par les forces armées irakiennes, se sont vus privés de recours. Tout comme l’a été, dans l’arrêt Tseng, une passagère qui avait été soumise à une fouille de sécurité potentiellement abusive à l’aéroport international John F. Kennedy à New York de la part du personnel de la compagnie aérienne, avant d’embarquer sur un vol à destination de Tel Aviv. Dans d’autres décisions, des passagers dont les handicaps n’avaient pas été dûment pris en compte par la compagnie aérienne, en violation directe des exigences du droit de l’Union (47), ou qui auraient fait l’objet de discriminations pour des motifs prohibés, tels que leur appartenance raciale, de la part des transporteurs ont également été privés de recours (48). Des violations contractuelles manifestes, telles qu’un défaut de fourniture de repas commandés à l’avance, comme évoqué au point 26 ci-dessus, sont également restées sans compensation (49). En effet, dans toutes ces affaires, les actions dirigées contre les transporteurs responsables ont été considérées comme exclusivement régies par la convention de Varsovie ou celle de Montréal parce qu’elles avaient pour origine un transport aérien international. Toutefois, dans la mesure où il n’existait ni « lésion corporelle » ni « accident », aucune réparation ne pouvait être obtenue dans le cadre de la convention en question. Les demandeurs n’ont pas pour autant été autorisés à agir sur le fondement du droit interne.
49. Les partisans de la conception étroite insistent sur le caractère inéquitable de ces résultats. La conception large reviendrait, dans de nombreuses situations, à placer les passagers face à un déni de justice. En dehors des cas de figure peu nombreux envisagés dans la convention de Montréal elle-même, les transporteurs seraient mis à l’abri de toute forme de responsabilité, quels qu’en soient la source et le but, y compris la responsabilité qui résulterait normalement du non‑respect d’obligations légales et/ou de droits fondamentaux des passagers. En effet, la violation de ces obligations et droits ne pourrait pas être sanctionnée – en droit privé – à leur égard (50). Les tenants de la conception large affirment que ces résultats ne sont rien d’autre qu’une conséquence nécessaire de l’uniformité et de la sécurité juridique que la convention visait à réaliser. Tout en reconnaissant parfois l’existence d’une injustice à l’égard des passagers, en particulier dans les affaires de discrimination, ils soulignent, non sans raison, qu’il n’appartient pas aux tribunaux de reformuler un traité international pour le rendre plus juste (51).
50. Tout bien considéré, la question de la portée de l’exclusivité de la convention de Montréal appellerait une réflexion sérieuse de la part de la Cour. Il est vrai que, comme le soutient la Commission, dans ses arrêts IATA et ELFAA (52) et Nelson e.a. (53), la Cour a déjà effleuré le sujet, adoptant, pour ainsi dire, une approche prudente. Cependant, si la Cour a jugé, dans ces arrêts, qu’il n’y avait pas de conflit entre la convention de Montréal et le règlement (CE) no 261/2004 (54), elle a pour l’essentiel esquivé la question, en jugeant que le premier de ces instruments ne concernait que les actions individuelles en dommages et intérêts, tandis que le second comporte des obligations d’assistance aux passagers et d’indemnisation forfaitaire. Cela étant, l’accueil hostile qui a été fait à ces deux arrêts, que l’on rencontre dans une partie significative de la doctrine, souligne encore la nature sensible du débat (55).
2. Il n’est pas nécessaire que la Cour prenne position dans la présente affaire
51. Une chose émerge néanmoins clairement dans la nébulosité de toute cette controverse : comme je l’ai indiqué précédemment, il n’est pas nécessaire que la Cour se positionne complètement sur la question de la portée de l’exclusivité de la convention de Montréal dans la présente affaire.
52. En effet, puisque la conception large englobe la conception étroite, elles coïncident sur un aspect minimal. En vertu de l’article 29 de la convention de Montréal, une action contre un transporteur aérien, quelle que soit la manière dont elle a été présentée par le demandeur, qui a trait objectivement à la mort ou à des lésions corporelles subies par un passager lors d’un vol international relevant du champ d’application général de la convention, en raison d’un accident survenu à bord de l’aéronef, tel qu’envisagé par l’article 17, paragraphe 1, de cette convention, est sans le moindre doute régie exclusivement par cet instrument. En pareille hypothèse, il est généralement admis que le demandeur ne peut pas contourner les conditions et limites de responsabilité fixées dans cet instrument en invoquant le droit interne au soutien de son action (56). Ce n’est que pour les actions qui n’impliquent ni la mort ni des lésions corporelles de passagers, ni d’accident, que les deux conceptions divergent : selon la conception étroite, le demandeur peut agir sur le fondement du droit interne ; selon la conception large, cette possibilité d’agir lui est refusée (57).
53. Or, dans la présente affaire, ainsi que je vais l’expliquer dans la section qui suit, une action telle que celle intentée par DB contre Austrian Airlines a trait objectivement à des lésions corporelles d’un passager, causées par un accident au sens dudit article 17, paragraphe 1. Aussi la Cour n’a-t-elle pas besoin de choisir entre les conceptions large et étroite. Quelle que soit la thèse correcte, cette action est, en tout état de cause, régie exclusivement par la convention et « bloquée » par cette dernière en tant que prescrite (58).
54. À mon avis, si la Cour se limitait ici à ce constat évident et s’abstenait de prendre définitivement position sur la question plus vaste de la portée de l’exclusivité de la convention de Montréal, elle ferait preuve d’une louable retenue judiciaire. Il pourrait se présenter à l’avenir des affaires dans lesquelles la Cour devra s’atteler à cette tâche difficile. L’exemple des actions pour discrimination intentées par des passagers contre des transporteurs aériens pourrait être porté devant elle. Si cela se produisait, il serait bon que la question soit alors tranchée par la grande chambre se prononçant après avoir soigneusement considéré les aspects exposés ci-dessus.
B. Des lésions telles que celles subies par DB doivent être considérées comme causées par un « accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal (première question)
55. J’ai déjà indiqué dans la section précédente qu’une action telle que celle intentée par DB contre Austrian Airlines est, selon moi, régie exclusivement par la convention de Montréal puisqu’elle a trait objectivement au cas de figure envisagé par l’article 17, paragraphe 1, de cette convention. Il s’ensuit que le demandeur ne peut pas contourner le délai de prescription de deux ans fixé dans la convention en invoquant le droit interne au soutien de son action. Je vais à présent expliciter ma position à cet égard.
56. Dans l’affaire au principal, il est constant que l’action de DB concerne des « lésions corporelles » – à savoir des brûlures graves – qui ont été subies par un passager – à savoir lui-même – lors d’un vol international relevant du champ d’application général de la convention de Montréal – ainsi qu’il a été exposé au point 18 des présentes conclusions – et que le (ou les) événement(s) ayant conduit à ces blessures ont eu lieu à bord de l’aéronef. Le seul point en litige est de savoir si ces lésions doivent, en droit, être considérées comme ayant été causées par un « accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1.
57. À cet égard, je rappelle que, lors du vol transportant DB à Vienne, une cafetière est tombée par inadvertance d’un chariot de service que le personnel de bord faisait circuler au milieu des rangées de sièges. Du café bouillant s’est déversé sur DB, lui laissant de graves brûlures (59).
58. Comme l’observe la juridiction de renvoi, un tel incident malheureux peut assurément être qualifié d’« accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal. Il en est ainsi que l’on applique la définition de cette notion donnée il y a plusieurs années de cela par la Supreme Court of the United States (Cour suprême des États-Unis) dans l’arrêt Air France v. Saks (60) – « un événement ou fait inattendu ou inhabituel, extérieur au passager » – ou la nouvelle définition retenue par la Cour dans l’arrêt Niki Luftfahrt – « un événement involontaire dommageable imprévu » (61). De toute évidence, lorsqu’une personne embarque à bord d’un aéronef, elle ne s’attend pas à ce qu’une cafetière contenant du café brûlant soit renversée sur elle lors du vol (62).
59. Cette conclusion n’est pas contestée par DB (63). Cependant, devant les juges d’appel et devant la juridiction de renvoi, le demandeur a présenté son action comme ayant trait non pas à cet « accident », mais à ce qui s’est produit après. En effet, selon le raisonnement juridique dont se prévaut DB, son action a pour origine une autre cause, à savoir le caractère prétendument (64) insuffisant et inadéquat des premiers soins que le personnel de bord a prodigués à ses lésions (65), en violation de l’obligation de prendre soin diligemment des passagers qui pèse sur ces transporteurs. Cette cause serait distincte de l’« accident » initial et aurait entraîné une lésion séparée, à savoir l’aggravation de ses brûlures. Ce ne serait que de ce préjudice particulier qu’il demande réparation.
60. Ainsi, selon DB, son action – telle qu’il l’a conçue et argumentée – concerne seulement des lésions corporelles qui ont été causées non pas par la chute « accidentelle » de la cafetière contenant du café très chaud, mais par la réaction subséquente du personnel de bord. Partant, cette action ne serait pas régie par l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal et pourrait dès lors être examinée sur le fondement du droit autrichien, selon les modalités – en particulier le délai de prescription – fixées par ce droit.
61. Au vu de cette argumentation, la juridiction de renvoi se demande, dans sa première question, si la chute de la cafetière contenant du café brûlant et les premiers soins dispensés ensuite par l’équipage en relation avec ces brûlures doivent être considérés comme des causes distinctes de lésions, ou comme faisant partie d’un seul et même « accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal.
62. À mon avis, il convient de reformuler légèrement cette première question. En effet, l’affaire au principal, considérée à la lumière de l’argumentation de DB, soulève très clairement une question de causalité. Fondamentalement, la question de savoir si l’action du demandeur relève ou non de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal et se trouve, de ce fait, régie exclusivement par cet instrument, dépend du point de savoir si l’accident initial survenu à bord de l’aéronef, à savoir la chute de la cafetière, peut être considéré comme ayant « causé », au sens de cette disposition, les lésions dont il demande réparation, puisque les premiers soins dispensés par l’équipage sont intervenus dans l’intervalle. Cette question doit être examinée en tant que telle (66). Il ne serait pas approprié de la traiter de façon quelque peu indirecte, dans le cadre de la notion d’« accident », en se demandant si ces deux facteurs distincts sont à considérer comme formant un seul et même événement aux fins de cette disposition (67).
63. Je vais donc expliquer dans les développements qui suivent pour quelles raisons la chute « accidentelle » de la cafetière doit, aux fins de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal, être considérée, en droit, comme ayant « causé » les lésions corporelles qui forment l’objet de l’action de DB, indépendamment du fait que l’administration des premiers soins ultérieurement peut avoir également contribué à ces préjudices (1) (68). De plus, dans la mesure où Austrian Airlines a soulevé devant la Cour la question de savoir si, en tout état de cause, ce second événement pourrait également, en soi, être qualifié d’« accident » au sens de cette disposition, je l’aborderai brièvement par souci d’exhaustivité (2).
1. La chute « accidentelle » de la cafetière doit être considérée juridiquement comme ayant « causé » les lésions corporelles subies aux fins de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal
64. À titre liminaire, il convient de souligner que, bien que l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal ne précise pas dans quels cas un accident donné peut être considéré comme ayant « causé » la mort ou les lésions corporelles d’un passager, et bien que cette convention en général ne définisse pas ce terme, il ne devrait pas être interprété par référence au droit national applicable au contrat de transport en cause (69) comme le suggèrent DB et Austrian Airlines. En effet, compte tenu de l’objectif d’uniformité poursuivi par cette convention (70), et dans la mesure où celle-ci n’en dispose pas autrement (71), il convient plutôt de donner à cette notion une interprétation autonome, selon les règles d’interprétation prévues par la convention de Vienne (72). L’indépendance par rapport au droit interne ne doit toutefois pas conduire à ignorer totalement celui-ci. S’agissant d’une notion du droit de la responsabilité aussi fondamentale que la causalité – dont les éléments constitutifs peuvent difficilement se déduire, en toute honnêteté intellectuelle, du « sens ordinaire » de ce terme, du « contexte » dans lequel il est employé et des « objet et but » de la convention de Montréal – il y a lieu également de s’inspirer des principes généraux communs aux droits des États parties (73).
65. Or, conformément à ces règles d’interprétation et à la lumière de ces principes, je suis d’avis, comme l’ensemble des intervenants devant la Cour, que, pour déterminer dans chaque cas d’espèce si l’« accident » pertinent peut être considéré comme ayant « causé » le préjudice du passager faisant l’objet de l’action, il y a lieu d’appliquer successivement deux critères complémentaires.
66. Comme l’indiquent Austrian Airlines, le gouvernement allemand et la Commission, le premier critère découle directement du sens courant du verbe « causer » employé à l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal, à savoir « faire se produire quelque chose ». Ce critère est d’ordre factuel. Il correspond à ce que l’on désigne, dans le droit des États parties, par la causalité « sine qua non » ou la théorie de l’« équivalence des conditions ». En application d’un tel critère, tout comportement ou événement constituant, en fait, une condition nécessaire d’un préjudice donné – c’est-à-dire sans lequel il n’aurait pas été subi – est réputé avoir causé celui-ci. Puisque tout préjudice est le résultat d’une combinaison de facteurs contribuant chacun à sa survenance (74), on estime, en application de ce critère, qu’il n’y a pas une, mais de multiples causes. En effet, tous ces facteurs sont considérés comme des causes factuelles du préjudice – ou comme des « maillons » dans la chaîne causale qui a conduit à celui-ci (75).
67. Ainsi, aux fins de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal, le premier critère est rempli lorsque l’« accident » en cause représente, en fait, une condition nécessaire des lésions du passager formant l’objet de l’action – en d’autres termes, lorsque sans cet événement, le préjudice n’aurait pas été subi. Cela signifie aussi qu’il suffit que l’« accident » soit un des facteurs ayant contribué à la survenance de ce préjudice – un « maillon » dans la « chaîne causale » ayant conduit à celui-ci. Comme l’a observé la juridiction de renvoi, cette approche a été expressément avalisée, notamment, par la Supreme Court of the United States (Cour suprême des États-Unis) dans l’arrêt Air France v. Saks (76).
68. À mon avis, ce premier critère est conforme tant à l’objectif de protection du consommateur (77) qu’à l’objectif d’uniformité poursuivis par la convention de Montréal. À cet égard, prenons l’exemple hypothétique d’un dommage corporel subi par un passager, produit par une combinaison de – au moins – deux facteurs, à savoir i) l’état de santé antérieur du passager en question, qui le rendait prédisposé aux crises cardiaques, et ii) le stress extrême provoqué par l’atterrissage « accidentel » en urgence d’un aéronef, qui a provoqué une telle crise. En pareil cas, d’une part, le premier critère décrit ci-dessus contribue à ce que la victime puisse obtenir facilement réparation (78) au titre de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal, puisque le seul fait que cet accident soit un « maillon » dans la « chaîne causale » ayant conduit au décès ou aux lésions corporelles du passager est suffisant. Si, au contraire, il fallait que l’« accident » soit la « cause suffisante » ou même la « cause dominante » des lésions du passager, cela compliquerait sérieusement son action. Ce premier critère alternatif pourrait exclure toute réparation dans l’exemple donné (79). Le second pourrait générer de l’incertitude. En effet, le choix entre les deux facteurs cités ci-dessus pourrait s’avérer discutable et, dans cette mesure, ouvrir le champ à d’âpres débats entre les parties, qui seraient finalement tranchés par le juge avec une certaine part d’arbitraire (80). D’autre part, le critère « sine qua non » contribue également à l’application uniforme de cette convention. En effet, le fait qu’une action soit ou non régie par l’article 17, paragraphe 1, dépend de l’existence d’un rapport objectif entre les lésions du passager et un « accident », et non de la manière dont l’action a été présentée par le demandeur, ou de la défense opposée par le transporteur aérien – un point sur lequel je reviendrai plus loin.
69. Cela étant, ainsi que l’ensemble des parties et intervenants l’ont tous souligné devant la Cour, aux fins de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal, le critère « sine qua non » évoqué ci-dessus ne peut pas être appliqué sans limites. Sinon, la portée de cette disposition et, en définitive, l’étendue de la responsabilité du transporteur à ce titre seraient excessives.
70. À cet égard, considérons le cas hypothétique suivant : un aéronef transportant une équipe nationale de football à la Coupe du monde connaît une avarie « accidentelle » de l’un de ses moteurs et procède à un atterrissage d’urgence. Les joueurs ne sont pas blessés durant cet atterrissage, mais sont, de façon compréhensible, choqués. Le traumatisme de cet « accident » prend de l’ampleur au fil de la semaine suivante jusqu’à ce que, au cours d’un match, un des joueurs, devenu distrait, rate le ballon, perde l’équilibre et se torde la cheville – blessure susceptible de donner lieu au versement de dommages-intérêts conséquents étant donné les répercussions néfastes qu’elle aurait certainement sur l’aptitude du joueur à continuer de participer à cet événement sportif.
71. Peut-être que, sans cet « accident » initial, le joueur n’aurait pas subi le préjudice corporel en question. Néanmoins, ce serait étendre de manière déraisonnable la portée de la disposition de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal que de considérer que des lésions telles que celle-ci, qui ne se rapportent que de manière très éloignée à un « accident », sont régies par cette disposition. En outre, si les transporteurs aériens devaient être tenus responsables, dans ce cadre, de conséquences aussi lointaines d’un accident survenu à bord de leurs appareils, cela pourrait faire peser sur eux une charge très lourde en termes de réparation, qu’il serait difficile de prévoir et de chiffrer. L’« équilibre équitable » des intérêts des passagers et des transporteurs, recherché par les rédacteurs de la convention, ne pourrait être préservé (81). À titre de comparaison, dans les droits des États parties, il est généralement admis, ainsi que DB le fait observer, que le critère de la cause « sine qua non » n’est pas suffisant pour cantonner la responsabilité dans des limites raisonnables (82).
72. Pour cette raison, un second critère devrait, dans tous les cas, être appliqué. Il s’agit d’un critère juridique qui, de ce fait, implique un choix de politique juridique. Cela consiste à déterminer si, au-delà du simple fait que le critère « sine qua non » est rempli, le lien de causalité entre l’« accident » et les lésions d’un passager est suffisamment significatif pour qu’il semble justifié et raisonnable, au regard de l’objet et du but de la convention de Montréal, d’appliquer l’article 17, paragraphe 1, et de juger le transporteur responsable au titre de cette disposition. Ce critère correspond à ce que l’on appelle la « cause adéquate » dans les pays de droit civil et la « proximate cause » dans les pays de common law.
73. D’une façon générale, dans les droits des États parties (83), parmi tous les facteurs ayant contribué à un préjudice particulier, un comportement ou un événement donnés seront considérés comme une cause « adéquate » (84) (ou « proximate cause » (85)) et, donc, comme une cause dudit préjudice susceptible d’être valablement invoquée en justice, si ce dernier est un résultat « naturel » de la première. Le critère secondaire classique consiste à vérifier si le préjudice en question était une conséquence « prévisible » dudit comportement ou événement – c’est-à-dire si, rétrospectivement, un hypothétique observateur externe aurait pu raisonnablement prévoir, à la lumière de toutes les circonstances et de l’expérience tirée du passé, que ce comportement ou événement causerait un tel préjudice. Un autre critère secondaire, mentionné par le gouvernement allemand, consiste à vérifier si le préjudice peut être considéré comme la matérialisation d’un risque inhérent au comportement ou à l’événement en question (86). Aucun des critères secondaires n’est rempli lorsqu’il apparaîtrait improbable que le comportement ou l’événement concerné entraînerait ce préjudice et que cela ne s’est produit qu’en raison d’une séquence d’événements particulièrement atypique ou tout à fait extraordinaire. Ce critère juridique ne devrait pas être appliqué de façon abstraite mais en gardant à l’esprit l’intention politique claire et rationnelle qui le sous-tend : si les individus doivent en principe répondre de leurs actes dommageables, la responsabilité civile ne saurait raisonnablement s’étendre aux conséquences lointaines de ces actes.
74. Dans le contexte de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal, comme toutes les parties et tous les intervenants l’ont suggéré de façon univoque (87), cela implique que la portée de cette disposition et l’étendue de la responsabilité du transporteur à ce titre sont limitées aux lésions qui représentent des conséquences prévisibles de l’« accident » en question – ou, en d’autres termes, aux lésions qui constituent la matérialisation d’un risque inhérent à cet événement. Ces lésions doivent être considérées, en droit, comme ayant été « causées » par l’« accident » en question, aux fins de cette disposition. En revanche, les lésions qui paraissent, rétrospectivement, être des conséquences improbables de l’« accident » et ne sont survenues qu’en raison d’une séquence d’événements particulièrement atypique ou tout à fait extraordinaire ne doivent pas être considérées comme telles. Ici encore, les juridictions des États-Unis, en particulier, suivent cette approche. Selon elles, pour que le rapport de causalité exigé par l’article 17, paragraphe 1, existe, il faut que le demandeur prouve non seulement que ledit « accident » fait partie de la « chaîne causale » ayant conduit à son préjudice, mais aussi que cet accident a causé le préjudice de façon « proximale » (88).
75. Dans l’affaire au principal, il est indéniable que le premier critère décrit ci‑dessus est rempli. Cela a déjà été établi par la juridiction de renvoi. Il est évident, d’un point de vue factuel, que sans la chute accidentelle de la cafetière, DB n’aurait pas subi les préjudices corporels dont il demande réparation – et il en est ainsi même si l’on accepte le raisonnement de DB selon lequel les brûlures initiales subies seraient à distinguer de leur « aggravation » subséquente (89). En effet, comme cette juridiction ainsi que les intervenants l’ont observé, si l’on supprime de l’équation la chute de la cafetière, DB n’aurait pas été brûlé et il va de soi que ses brûlures, (alors) inexistantes, n’auraient pas pu être « aggravées » ensuite.
76. Assurément, la défaillance dont l’équipage aurait fait preuve dans l’administration de premiers soins appropriés pourrait – si elle était établie – être considérée comme un autre « maillon » dans la « chaîne causale » ayant conduit à l’« aggravation » alléguée. À supposer i) que l’équipage ait été légalement tenu de réagir d’une manière déterminée au fait que DB a été brûlé, en raison d’une obligation de prendre soin diligemment des passagers (90) et/ou des normes du secteur (91), ii) qu’il ne l’ait pas fait, et iii) que dans le cas contraire, cela aurait atténué les brûlures de DB, l’on pourrait probablement considérer que, sans cette défaillance, ces lésions n’auraient pas été subies dans la forme qu’elles ont finalement prise – elles n’auraient pas été « aggravées » au sens où DB le prétend. Cette considération est toutefois sans incidence. Comme je l’ai indiqué au point 67 des présentes conclusions, pour que le premier critère soit rempli, il suffit que l’« accident » soit un des facteurs ayant contribué à la survenance des lésions en question : il n’est pas nécessaire qu’il en constitue la seule cause.
77. Le second critère est également rempli ici, en dépit des efforts de DB pour convaincre la Cour du contraire. En substance, le demandeur soutient que la chute « accidentelle » de la cafetière ne pourrait pas être considérée comme la cause « adéquate » des lésions invoquées – l’« aggravation » de ses brûlures – dans la mesure où elles n’étaient pas des conséquences prévisibles de cet « accident ». Selon DB, cette aggravation n’est survenue qu’en raison d’un enchaînement atypique d’événements. En effet, ce qui se produit typiquement après qu’une personne a été ébouillantée à bord d’un aéronef, c’est qu’elle reçoit des premiers soins suffisants et appropriés, empêchant ses blessures de s’aggraver. La défaillance extraordinaire de l’équipage à cet égard, en l’occurrence, jouerait le rôle d’une « cause de substitution », interrompant la « chaîne » remontant en amont jusqu’à l’« accident » initial.
78. Cet argument ne résiste cependant pas à un examen approfondi. En premier lieu, une fois encore, même si les brûlures initiales de DB devaient être distinguées de leur « aggravation », cette dernière serait clairement une conséquence prévisible des brûlures, puisque ladite « aggravation » aurait pu résulter – ou ici, a peut-être résulté – de l’évolution naturelle des blessures. En d’autres termes, ainsi que l’affirme le gouvernement allemand, le risque d’« aggravation » des brûlures était inhérent à la chute « accidentelle » de la cafetière. Les premiers soins dispensés par l’équipage visaient, précisément, à éviter la matérialisation de ce risque. Ainsi, il existe un rapport clair et étroit de « cause à effet » entre les lésions de DB – si, on le rappelle, il était possible ou nécessaire de faire une distinction entre ces lésions – et l’« accident » concerné.
79. À cet égard, imaginons un scénario, sans rapport avec le transport de passagers, mais très parlant à mon avis. Une personne fait tomber par négligence une bougie allumée sur le rideau de la maison de son voisin. Un incendie s’ensuit. Les pompiers appelés en intervention ne disposent pas, par négligence, du matériel nécessaire et ne parviennent pas à lutter correctement contre les flammes. Finalement, la maison brûle. Selon le raisonnement de DB, cela serait considéré comme une conséquence improbable de la chute de la bougie parce que, si les pompiers s’étaient correctement acquittés de leur obligation de diligence et avaient réussi à éteindre le feu, le dommage causé à la maison aurait été moindre. La faille logique est évidente. Il était clairement prévisible que la chute d’une bougie sur un rideau puisse finalement aboutir à ce que la maison soit rasée par les flammes. En d’autres termes, ce résultat final faisait partie du « périmètre de risque » inhérent à cette action.
80. En second lieu, contrairement à ce que prétend DB, si, dans la présente affaire, la réaction de l’équipage à la chute de la cafetière, à condition qu’il puisse être établi qu’elle a été déficiente, peut certainement, comme je l’ai déjà indiqué, être considérée comme une autre cause d’« aggravation » de ses lésions, elle ne pourrait cependant pas aller jusqu’à « interrompre la chaîne » remontant jusqu’à l’« accident » déclencheur. Tel ne serait le cas, ainsi qu’il ressort clairement des points 73 et 74 des présentes conclusions, que si le comportement de l’équipage avait été particulièrement atypique ou tout à fait extraordinaire, au point que ce comportement – et les lésions finalement subies – apparaîtraient rétrospectivement improbables à un hypothétique observateur (92). Ce n’est que dans ce cas que, en termes de politique juridique, il serait déraisonnable d’imputer ces lésions à cet « accident ». La barre est placée assez haut, elle n’est pas franchie dans une situation telle que celle de l’affaire au principal.
81. En effet, comme le font remarquer avec raison Austrian Airlines, le gouvernement allemand et la Commission, le fait qu’un membre d’équipage, qui peut n’avoir reçu qu’une formation médicale réduite et a d’autres obligations envers les passagers dont il doit s’acquitter, ne fournisse pas à un passager blessé, dans l’instant potentiellement stressant qui suit un « accident », les soins médicaux et l’attention requis, pourrait difficilement apparaître rétrospectivement comme improbable à un tel observateur externe (93). Cela n’est pas si « atypique » ou « extraordinaire ». Cela peut arriver, l’expérience nous montrant que les gens font des erreurs dans de telles circonstances. De même, une abstention négligente de réapprovisionner la trousse de premiers secours avant un vol pourrait difficilement être considéré comme tel (94).
82. Un exemple similaire serait celui d’une personne heurtée par un véhicule conduit imprudemment par une autre, avec pour résultat une jambe cassée nécessitant une intervention chirurgicale. Au cours de l’opération, le chirurgien ne fait pas preuve de la diligence requise et ne parvient pas à réduire la blessure, ou l’aggrave, voire cause une blessure distincte. En général, dans les droits des États parties, de telles erreurs médicales n’« interrompent pas la chaîne » remontant en amont jusqu’à l’imprudence initiale du conducteur parce qu’elles ne sont pas particulièrement atypiques ni véritablement exceptionnelles, au point d’apparaître, rétrospectivement, comme improbables, parce que, malheureusement, de telles choses arrivent (95).
83. À mon avis, cette interprétation du lien de causalité requis aux fins de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal, dans une situation telle que celle de l’affaire au principal, est parfaitement conforme à l’économie, à l’objet et au but de cette convention.
84. En premier lieu, dans le régime de responsabilité institué par la convention de Montréal, en cas de « lésion corporelle » subie par un passager, la question de savoir si le personnel du transporteur a pris, en cas d’« accident », les mesures nécessaires pour prévenir le préjudice n’est appelée à jouer un rôle qu’au stade de la défense, en vertu de l’article 21, paragraphe 2, sous a), de cette convention, aux fins de la limitation de responsabilité du transporteur aérien au titre de l’article 17, paragraphe 1 (96). Ainsi, en toute logique, cet aspect ne devrait pas être pris en compte à un stade antérieur, lorsqu’il s’agit d’apprécier si l’« accident » peut être considéré comme ayant « causé » le préjudice et donc si, oui ou non, l’action en cause est régie par cette dernière disposition.
85. En deuxième lieu, cette interprétation contribue à l’« équilibre équitable des intérêts » des passagers et des transporteurs, recherché par les rédacteurs de la convention de Montréal. Elle garantit que, lorsqu’une action en dommages et intérêts a été intentée en vertu de l’article 17, paragraphe 1, de cette convention, dans le délai de prescription de deux ans prévu par celle-ci, le demandeur peut être indemnisé, en vertu de cette disposition, de l’ensemble des conséquences dommageables découlant de façon « proximale » de l’« accident » en question, y compris celles qui auraient pu se produire, en partie, du fait de l’administration subséquente de premiers soins inadéquats ou insuffisants (97). De surcroît, une telle responsabilité ne serait pas excessive, mais justifiée et raisonnable, compte tenu de l’importance de l’« accident » dans cette configuration (98).
86. En troisième lieu, je suis d’avis, comme la juridiction de renvoi et la Commission, que cette même interprétation contribue aussi à l’application uniforme de la convention de Montréal. À cet égard, comme je l’ai indiqué dans la première section de mon analyse, cet instrument institue un régime de responsabilité impératif. C’est pourquoi, comme il a été précisé au point 68 des présentes conclusions, la question de savoir si une action relève de l’article 17, paragraphe 1, de la convention devrait être tranchée non pas en fonction de la façon dont elle est présentée, mais objectivement, à la lumière des faits réels. Mon interprétation garantit justement que, dès lors qu’une action concerne des lésions objectivement et étroitement liées à un « accident », un conseil avisé ne puisse pas contourner la convention, et en particulier le délai de prescription de deux ans pour saisir la justice, en séparant habilement, comme DB a tenté de le faire (99), ces lésions de cet événement (100).
2. La défaillance de l’équipage dans l’administration de premiers soins adéquats et suffisants constitue-t-elle un « accident » ?
87. Dans ses observations, Austrian Airlines a fait valoir que, même si l’on pouvait, en droit, considérer que la chute de la cafetière n’a pas « causé » les lésions invoquées par DB, cela serait sans incidence. En effet, selon le transporteur, l’élément que le demandeur présente comme étant la « cause » réelle desdites lésions, à savoir les premiers soins dispensés par le personnel de bord, peut être qualifié lui‑même d’« accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal. Ainsi, en tout état de cause, l’action de DB, même si l’on retenait une conception étroite de l’exclusivité de cet instrument (101), relèverait de son champ d’application, et se heurterait donc à un effet de blocage en tant que prescrite.
88. Cette question diffère substantiellement de la question posée par la juridiction de renvoi. Ce n’est plus une question de causalité en soi, mais une question de qualification d’un comportement particulier de l’équipage. En outre, cette question n’a pas été débattue au fond devant la Cour. En fait, elle n’a été abordée que de façon superficielle par DB et Austrian Airlines dans leurs observations. Surtout, comme je vais l’expliquer au point suivant, il n’est pas nécessaire, pour les besoins de la présente affaire, de la traiter. Pour toutes ces raisons, j’inviterai respectueusement la Cour à ne pas entrer dans ce débat. Pour le cas où elle choisirait néanmoins de le faire, je me pencherai brièvement sur la question, à titre subsidiaire.
89. D’une façon générale, lorsque – comme c’est le cas dans l’affaire au principal – un « accident » se produit durant un vol international, tel que la chute par inadvertance d’une cafetière contenant du café chaud, répandu sur un passager et entraînant des lésions corporelles, il n’y a pas lieu de se demander si la défaillance subséquente de l’équipage dans l’apport de premiers soins appropriés aux blessures répond également à la qualification d’accident. Comme il a été dit dans la section précédente, le fait que l’« accident » initial ait contribué de façon « adéquate » ou « proximale » à ces lésions est suffisant aux fins de l’article 17, paragraphe 1 – que ce soit pour condamner le transporteur à indemniser la victime ou, comme dans l’affaire au principal, pour rejeter cette demande comme « bloquée » par la primauté de la convention. Il serait superflu d’examiner plus en profondeur la chaîne causale conduisant aux lésions, à la recherche d’un ou plusieurs autres accidents (102).
90. Cette question ne devient pertinente que dans les situations – qui diffèrent de celle de l’affaire au principal – où des passagers souffrent d’un problème médical au cours de vols internationaux, tel qu’un AVC ou une crise cardiaque, qui n’est pas provoqué par un événement anormal mais survient seulement en tant que conséquence d’un état de santé antérieur venant à se manifester à bord. En effet, de tels problèmes de santé ne sont en général pas considérés comme des « accidents » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal puisqu’ils ne sont pas « extérieurs » aux passagers concernés (103), mais leur sont purement « internes » (104). Dans ce contexte, l’argument a été avancé – soit par les passagers soit par les compagnies aériennes, en fonction du contexte (105) – que l’absence de réaction adéquate de l’équipage au problème médical en question – soit parce qu’il l’a ignoré soit parce qu’il n’a pas prodigué des premiers soins suffisants ou ne disposait pas, à bord, du matériel pour le faire, ou encore a décidé à tort de ne pas dérouter l’aéronef vers un aéroport proche en vue d’un traitement immédiat, etc. – constitue en soi un « accident » ayant contribué en définitive aux lésions corporelles ou au décès du passager concerné.
91. Il existe plusieurs décisions, en particulier des juridictions des États-Unis, sur cette question spécifique. Cette jurisprudence n’est cependant pas entièrement homogène. En effet, DB et Austrian Airlines invoquent chacun des décisions au soutien de leurs positions opposées.
92. Dans un premier ensemble de décisions, que DB présente comme formant le « courant majoritaire », ces juridictions ont rejeté l’argument selon lequel l’absence de fourniture de soins médicaux appropriés de la part de l’équipage, ou de possession du matériel médical adéquat à bord, ou le refus de dérouter l’aéronef vers à un aéroport proche, pourraient constituer en eux-mêmes des « accidents » au sens de l’article 17, paragraphe 1 (106).
93. Néanmoins, une deuxième série de décisions, qu’Austrian Airlines présente comme le véritable « courant majoritaire », et qui prend naissance avec l’arrêt pionnier Husain (107) de la Supreme Court of the United States (Cour suprême des États-Unis), prévoit, à l’inverse, que la réaction de l’équipage au problème médical d’un passager peut, dans certaines situations, constituer un « accident » en soi. Tel est le cas lorsque le personnel du transporteur s’écarte des normes du secteur en matière de soin et/ou des politiques et procédures de la compagnie aérienne, qui exigent qu’il adopte un comportement particulier dans les circonstances concernées – fournir de l’oxygène en cas de crise cardiaque, etc. –, dans une mesure suffisante pour que sa réaction puisse être jugée « inhabituelle » et/ou « inattendue » (108).
94. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, je ne pense pas que la Cour devrait prendre position sur cette question dans la présente affaire, notamment parce que cela est, je le répète, sans incidence aux fins de l’affaire au principal. Toutefois, si elle devait le faire, je recommanderais une certaine prudence. Le raisonnement de la Supreme Court of the United States (Cour suprême des États-Unis) dans l’arrêt Husain étire, à mon avis, la notion d’« accident » de façon très importante. Le fait que le comportement de l’équipage puisse, en lui-même, être considéré comme constituant un « accident » soulève déjà certaines difficultés conceptuelles (109). Cependant, l’aspect le plus problématique dans cette interprétation est l’idée sous‑jacente selon laquelle la nature « inhabituelle ou inattendue » (ou « imprévue ») d’un tel « événement » dépend du point de savoir si l’équipage a dérogé à un comportement donné, requis légalement – autrement dit, du point de savoir s’il a été négligent ou imprudent au sens de la responsabilité délictuelle.
95. En effet, cette approche risque de transformer l’appréciation de l’existence d’un « accident » – chose qui devrait être simple – en une longue controverse impliquant des évaluations complexes en fait et en droit. À cet égard, s’il est admis, dans de nombreux droits, que les transporteurs ont une obligation de diligence et de soin envers les passagers, et bien qu’il existe des normes du secteur sur les questions médicales (110), ce qui est requis dans une situation donnée, à l’exception de rares cas évidents comme dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Husain, est souvent discutable (111). Avant tout, je rappelle que la notion d’« accident » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal est censée être une notion objective. La négligence ou l’imprudence de la part du transporteur n’est, en principe, pas pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si un événement donné peut être qualifié d’« accident » (112). Comme il a été indiqué au point 84 ci-dessus, cela ne devrait jouer un rôle qu’au stade de la défense, conformément à l’article 21, paragraphe 2, sous a), de cette convention. De ce point de vue, l’arrêt Husain a été critiqué car il aurait pour effet de déplacer le point focal, lors de l’appréciation de l’existence d’un « accident », de la nature de l’événement ayant causé le préjudice vers la défaillance alléguée du transporteur dans l’évitement du préjudice.
96. Cela étant, tout bien considéré, ce qui devrait, selon moi, guider ultimement la Cour pour interpréter la notion d’« accident » dans de telles situations (113) – et une autre raison pour laquelle elle devrait réserver sa décision sur cette question à une affaire future – est la position qu’elle prendra finalement, un jour, quant à l’étendue de l’exclusivité de la convention de Montréal.
97. D’une part, si la Cour devait retenir la conception large de cette exclusivité, il lui faudrait juger qu’une défaillance de l’équipage dans la réaction adéquate à un problème médical touchant un passager constitue un « accident », en dépit des difficultés conceptuelles soulevées par une telle interprétation. En effet, la solution contraire priverait les passagers victimes de toute voie de recours – car aucune action ne pourrait être intentée au titre de l’article 17, paragraphe 1, et une action en responsabilité quasi délictuelle de droit interne se heurterait à l’effet de blocage de la convention – alors qu’ils ont subi un préjudice partiellement imputable au comportement du personnel du transporteur. Un tel résultat pourrait difficilement correspondre à l’« équilibre équitable des intérêts » des transporteurs aériens et des passagers. En outre, les compagnies aériennes ne seraient plus aussi fortement incitées à s’acquitter de leur obligation de diligence et de soin ni à respecter les normes du secteur applicables puisqu’elles ne seraient pas responsables envers les victimes en cas de violation.
98. En réalité, l’arrêt Husain devrait être lu sous cet angle. Il a été rendu après la décision prononcée par la même Cour suprême, l’arrêt Tseng, en vertu de laquelle un passager a soit un droit d’action dans le cadre de la convention de Montréal, soit aucun droit d’action du tout. En faisant entrer dans la notion d’« accident » les cas de réaction négligente de l’équipage aux problèmes médicaux, cette juridiction a fait en sorte que les victimes de tels comportements puissent obtenir réparation (114).
99. D’autre part, si la Cour devait retenir la conception étroite de l’étendue de l’exclusivité de la convention de Montréal, je suggérerais alors de conserver l’interprétation « traditionnelle » du terme « accident » employé à l’article 17, paragraphe 1. Dans ce cas, juger que l’absence de diligence de l’équipage dans le traitement de passagers malades ne peut pas être, en soi, qualifiée d’accident exclurait, certes, la possibilité d’agir au titre de cet instrument. Toutefois, cela ouvrirait en même temps la voie aux actions en responsabilité sur le fondement du droit interne. Ainsi, ces situations ne resteraient pas sans solution.
V. Conclusion
100. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions posées par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche) comme suit :
1) L’article 29 de la convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, conclue à Montréal le 28 mai 1999, signée par la Communauté européenne le 9 décembre 1999 et approuvée au nom de celle-ci par la décision 2001/539/CE du Conseil, du 5 avril 2001 (convention de Montréal),
doit être interprété en ce sens que :
une action contre un transporteur aérien, quelle que soit la manière dont elle est présentée par le demandeur, qui est objectivement liée à des lésions corporelles subies par un passager, lors d’un vol international relevant du champ d’application général de cette convention, parce qu’un accident s’est produit à bord de l’aéronef, au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la convention, est exclusivement régie par cet instrument. En conséquence, les conditions et limites de responsabilité qui y sont prévues, y compris le délai de prescription de deux ans fixé à l’article 35, paragraphe 1, de ladite convention, s’appliquent impérativement à une telle action. Cette réponse est sans préjudice de la question de savoir si d’autres types de préjudices subis par les passagers relèvent également exclusivement de la convention.
2) L’article 17, paragraphe 1, de la convention de Montréal
doit être interprété en ce sens que :
aux fins de l’article 17, paragraphe 1, de cette convention, un « accident » doit être considéré comme ayant « causé » les lésions corporelles d’un passager lorsque i) sans cet événement, lesdites lésions n’auraient pas été subies et ii) ces dernières ont été une conséquence prévisible du premier, indépendamment du fait qu’un autre facteur, tel que l’administration subséquente de premiers soins inappropriés par le personnel de bord, ait pu également contribuer aux lésions en question.