DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DE LA QUATRIÈME CHAMBRE DU TRIBUNAL

9 janvier 2025 (*)

« Concurrence – Abus de position dominante – Marché de la distribution d’applications de diffusion de musique en continu auprès des utilisateurs d’iPhone et d’iPad par l’intermédiaire de l’App Store – Intervention – Intérêt à la solution du litige – Demande de traitement confidentiel »

Dans l’affaire T‑260/24,

Apple Inc., établie à Cupertino, Californie (États-Unis),

Apple Distribution International Ltd, établie à Cork (Irlande),

représentées par Mes B. Meyring, A. Wachsmann, W. Leslie, L. Gam, C. Riis-Madsen et S. Frank, avocats, et par M. D. Beard, barrister,

parties requérantes,

contre

Commission européenne, représentée par MM. F. Castillo de la Torre, P. Berghe, G. Conte et Mme B. Ernst , en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE PRÉSIDENT DE LA QUATRIÈME CHAMBRE DU TRIBUNAL

rend la présente

Ordonnance

1        Par leur recours fondé sur l’article 263 TFUE, les requérantes, les sociétés Apple Inc. et Apple Distribution International Ltd, demandent, à titre principal, l’annulation de la décision C(2024) 1307 final de la Commission, du 4 mars 2024, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE dans l’affaire AT.40437 - Apple - Pratiques concernant l’App Store (musique en continu) (ci-après la « décision attaquée ») ou, à titre subsidiaire, l’annulation de l’article 3 de cette décision et/ou l’annulation ou la réduction du montant de l’amende infligée.

 Faits et procédure

2        Apple Inc., la première requérante, est une entreprise multinationale du secteur des technologies de l’information qui conçoit, fabrique et commercialise des appareils de communications mobiles et multimédias, des ordinateurs personnels et des lecteurs portables de musique numérique ainsi que des logiciels et des services numériques connexes. Apple Inc. fait partie du groupe Apple (ci-après « Apple »), lequel comprend également Apple Distribution International Limited, la deuxième requérante. Cette dernière société fournit des services relatifs à la plateforme de distribution numérique « App Store » développée par Apple (ci-après l’« App Store »), au moyen de laquelle des applications gratuites et payantes peuvent être proposées et téléchargées sur des appareils intelligents d’Apple. Cette plateforme permet ainsi des transactions entre des sociétés développant des applications numériques (ci-après, les « développeurs »), et des utilisateurs d’appareils intelligents qui téléchargent et utilisent ces contenus.

3        Afin de pouvoir proposer leurs applications aux utilisateurs d’appareils mobiles intelligents d’Apple reposant sur les systèmes d’exploitation iOS et iPadOS (iPhone et iPad) par l’intermédiaire de l’App Store, les développeurs doivent conclure un accord de licence avec Apple et se conformer aux conditions fixées par celui-ci.

4        Le 11 mars 2019, Spotify AB (ci-après, « Spotify »), une entreprise suédoise active dans la diffusion de musique en continu, a adressé une plainte à la Commission européenne en ce qui concerne certaines conditions prévues par l’accord de licence d’Apple. Spotify reprochait à Apple, en substance, (i) de contraindre les développeurs offrant du contenu numérique ou des abonnements payants dans leurs applications iOS, tels que des abonnements à des services de diffusion de musique en continu, d’utiliser le mécanisme d’achat en ligne à partir de l’application d’Apple (ci-après, « in-app purchase mechanism » ou « IAP ») et de lui verser ainsi une commission, et (ii) d’empêcher ces développeurs d’informer les utilisateurs dans leurs applications iOS des autres possibilités d’abonnement (souvent moins chères) en dehors de l’application, au travers par exemple de leur site web, et de permettre un choix effectif entre les mécanismes d’achat en ligne à partir de l’application et les mécanismes d’achat en dehors de l’application (ci-après, les « dispositions anti-steering»).

5        À la suite de cette plainte, la Commission a adressé des demandes de renseignements à Apple et à Spotify, ainsi qu’à plusieurs autres entreprises actives dans la diffusion de musique en continu, présentes dans l’EEE.

6        Le 16 juin 2020, la Commission a ouvert une procédure formelle d’examen à l’encontre d’Apple.

7        Le 30 avril 2021, la Commission a adressé une communication des griefs à Apple, l’informant qu’elle était parvenue à la conclusion préliminaire que les dispositions visées au point 4 ci-dessus, en tant qu’elles étaient imposées aux développeurs d’applications de diffusion de musique en continu, constituaient un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE.

8        Le 28 février 2023, la Commission a envoyé à Apple une communication des griefs révisée, qui remplaçait la communication des griefs du 30 avril 2021. Dans cette communication des griefs révisée, la Commission ne se prononçait plus sur la légalité de l’obligation d’utiliser le mécanisme IAP. En revanche, elle a considéré que, en imposant les dispositions anti-steering aux développeurs d’applications de diffusion de musique en continu, Apple avait enfreint l’article 102 TFUE et l’article 54 de l’accord EEE.  

9        Le 4 mars 2024, la Commission a adopté la décision attaquée. Dans cette décision, la Commission a conclu que les dispositions anti-steering constituaient une violation unique et continue de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE. En conséquence, la Commission a infligé aux requérantes une amende de 1 840 984 000 euros.

10      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 16 mai 2024, les requérantes ont introduit un recours visant l’annulation de la décision attaquée ou, à titre subsidiaire, l’annulation de l’article 3 de cette décision et/ou l’annulation ou la réduction du montant de l’amende infligée.

11      Par acte déposé au greffe du Tribunal le 9 août 2024, Spotify a demandé à intervenir au soutien des conclusions de la Commission.

12      Par acte déposé au greffe du Tribunal le 30 août 2024, la Commission a indiqué qu’elle n’avait pas d’objection à ce qu’il soit fait droit à cette demande.

13      Par acte déposé au greffe du Tribunal le 5 septembre 2024, les requérantes ont indiqué qu’elles s’opposaient à la demande d’intervention.

 En droit

14      À l’appui de sa demande en intervention, Spotify fait valoir qu’elle possède un intérêt direct et spécifique à la solution du litige. En effet, Apple lui aurait imposé directement les dispositions anti-steering, qui font l’objet de la décision attaquée. Ces dispositions, qui constitueraient des conditions commerciales déloyales, auraient entraîné à la fois une dégradation de l’expérience utilisateur et des prix plus élevés pour ses utilisateurs. Ce préjudice causé aux utilisateurs aurait également eu une incidence sur Spotify elle-même, comme l’aurait reconnu la décision attaquée. Ainsi, Spotify serait le bénéficiaire direct de la mesure corrective imposée par cette décision, qui impose aux requérantes de mettre fin à l’infraction dans un délai raisonnable en supprimant les dispositions anti-steering de ses conditions générales. Le respect effectif de la décision attaquée aurait également une incidence sur la capacité de Spotify à exercer une concurrence effective, ce qui impliquerait que la situation économique et juridique de Spotify serait affectée par la solution du litige.

15      Spotify souligne également sa participation active à la procédure administrative devant la Commission, y compris le dépôt de la plainte qui a conduit à l’adoption de la décision attaquée, ainsi que les nombreuses références aux enquêtes menées par Spotify dans cette décision.

16      Pour leur part, les requérantes soutiennent que Spotify n’a pas démontré son intérêt direct et actuel à la solution du litige. En effet, un tel intérêt supposerait que les conclusions présentées par Spotify au cours de la procédure soient susceptibles de modifier sa situation juridique. Or, dans la décision attaquée, la Commission n’aurait pas suivi les arguments avancés par Spotify au cours de la quasi-totalité de la procédure, selon lesquels Apple se serait livrée à un abus d’exclusion. De plus, la décision attaquée n’aurait nullement conclu que les dispositions anti-steering ont porté préjudice à Spotify ou à d’autres fournisseurs de services d’écoute de musique en continu. La décision attaquée ne constaterait pas davantage que Spotify est un bénéficiaire direct de la mesure corrective imposée. Seuls les utilisateurs des appareils Apple concernés en seraient les bénéficiaires directs.

17      L’article 40, deuxième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, applicable au Tribunal en vertu de l’article 53, premier alinéa, du même statut, prévoit que toute personne peut intervenir dans un litige soumis au juge de l’Union, autre qu’un litige entre États membres, entre institutions de l’Union ou entre États membres, d’une part, et institutions de l’Union, d’autre part, si elle peut justifier d’un intérêt à la solution du litige.

18      La notion d’intérêt à la solution du litige, au sens de ladite disposition, doit se définir au regard de l’objet même du litige et s’entendre comme un intérêt direct et actuel au sort réservé aux conclusions elles-mêmes, et non comme un intérêt par rapport aux moyens soulevés. En effet, par « solution » du litige, il faut entendre la décision finale demandée au juge saisi, telle qu’elle serait consacrée dans le dispositif de l’arrêt. Il convient, notamment, de vérifier que l’intervenant est touché directement par l’acte attaqué et que son intérêt à la solution du litige est certain (voir ordonnance du 23 septembre 2019, Google et Alphabet/Commission, T‑604/18, non publiée, EU:T:2019:743, point 43 et jurisprudence citée).

19      À cet égard, il convient de rappeler que, par le passé, le juge de l’Union a admis l’intervention de certaines entreprises dans des affaires relatives à un abus de position dominante, en particulier dans des cas, comme en l’espèce, où l’intervention concernait le cocontractant actuel ou potentiel obligé, dans le cadre d’une relation commerciale dont le contenu est défini, en partie, par la décision attaquée (voir ordonnance du 23 septembre 2019, Google et Alphabet/Commission, T‑604/18, non publiée, EU:T:2019:743, point 105 et jurisprudence citée).

20      En outre, la participation active à la procédure administrative devant la Commission tout comme le dépôt d’une plainte ayant conduit à l’enquête de la Commission et à l’adoption de la décision attaquée sont des éléments susceptibles d’établir, dans certaines circonstances, l’existence d’un intérêt à la solution du litige (voir ordonnance du 23 septembre 2019, Google et Alphabet/Commission, T-604/18, non publiée, EU:T:2019:743, point 44 et jurisprudence citée).

21      En l’espèce, il ressort de la décision attaquée que la Commission a infligé une sanction aux requérantes en raison d’un abus de position dominante sur le marché de la fourniture, aux développeurs tels que Spotify, de plateformes consacrées à la distribution d’applications de diffusion de musique auprès des utilisateurs d’appareils mobiles intelligents iPhone et iPad d’Apple dans l’EEE. Selon la Commission, les dispositions anti-steering imposées par Apple aux développeurs, tels que Spotify, constituaient une violation unique et continue de l’article 102 TFUE et de l’article 54 EEE. La Commission a dès lors infligé une amende aux requérantes et leur a ordonné de mettre un terme à l’infraction, qui porte sur les dispositions anti-steering des conditions générales applicables à l’utilisation de l’AppStore par les fournisseurs de services de diffusion de musique en continu énoncées, notamment, dans les accords de licence avec ces fournisseurs.

22      Dans ce contexte, Spotify, en tant que fournisseur de services de diffusion de musique en continu qui utilise l’AppStore et qui se voit imposer les dispositions anti-steering dans le cadre de ses rapports contractuels avec les requérantes, a démontré avoir un intérêt direct et certain à la solution du litige, dès lors que cette solution affecte significativement sa position juridique en tant que contractant, mais aussi sa stratégie commerciale et la manière dont il communique avec ses propres clients.

23      Certes, dans la communication des griefs révisée du 28 février 2023, la Commission a finalement limité la portée des griefs soulevés contre les requérantes aux seules dispositions anti-steering, en écartant les arguments de Spotify relatifs au mécanisme IAP. Toutefois, la qualification juridique, par Spotify, du comportement reproché aux requérantes dans sa plainte et au cours d’une partie de la procédure administrative est sans incidence sur son intérêt à agir, dès lors que, en tout état de cause, la conduite mise en cause par Spotify portait clairement sur les dispositions anti-steering qui lui étaient imposées par les requérantes.

24      Par ailleurs, il est vrai que, aux considérants 825 et 826 de la décision attaquée, la Commission a souligné le préjudice que les dispositions anti-steering causaient aux utilisateurs d’appareils iOS. Toutefois, elle a aussi indiqué avant tout qu’il s’agissait de conditions de transaction non équitables imposées unilatéralement par Apple aux fournisseurs de services de diffusion de musique en continu. En ce sens, comme le souligne la jurisprudence citée au point 19 ci-dessus, Spotify a vu sa situation juridique affectée à la suite de l’altération de sa relation commerciale et contractuelle avec Apple par le biais des dispositions anti-steering. Contrairement à ce que laissent entendre les requérantes, il s’agit bien d’une affectation négative de sa position juridique en tant que contractant des requérantes, qui se voit imposer des conditions non équitables affectant ses relations avec ses clients dans sa propre application.  

25      En outre, il n’est nullement contesté entre les parties que Spotify a déposé une plainte auprès de la Commission dans laquelle elle dénonçait, notamment, l’application des dispositions anti-steering. Il n’est pas non plus contesté que Spotify a activement participé à la procédure administrative ayant mené à l’adoption de la décision attaquée, au cours de laquelle elle a notamment pris part à divers entretiens avec la Commission et a réalisé des enquêtes dont les résultats ont été pris en compte dans cette décision.

26      Partant, Spotify a démontré qu’elle disposait d’un intérêt direct, actuel et certain à ce que la décision attaquée ne soit pas annulée.

27      Il ressort de ce qui précède que Spotify justifie d’un intérêt à la solution du litige et qu’elle doit, par conséquent, être admise à intervenir dans la présente affaire au soutien des conclusions de la Commission.

28      Les parties principales ont demandé que, conformément à l’article 144, paragraphes 5 et 7, du règlement de procédure, certains éléments confidentiels du dossier soient exclus de la communication à Spotify et ont produit, aux fins de cette communication, une version non confidentielle des actes de procédure en question.

29      À ce stade, la communication à Spotify des actes signifiés et, le cas échéant, à signifier aux parties principales doit donc être limitée à une version non confidentielle. Une décision sur le bien-fondé de la demande de confidentialité sera, le cas échéant, prise ultérieurement au vu des objections qui pourraient être présentées à ce sujet.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DE LA QUATRIÈME CHAMBRE DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      Spotify AB est admise à intervenir dans l’affaire T260/24 au soutien des conclusions de la Commission.

2)      Le greffier communiquera à Spotify une version non confidentielle de tous les actes de procédure signifiés aux parties principales.

3)      Un délai sera fixé à Spotify pour présenter ses objections éventuelles sur les demandes de traitement confidentiel qui la concernent. La décision sur le bien-fondé de ces demandes est réservée.

4)      Un délai sera fixé à Spotify pour présenter son mémoire en intervention, sans préjudice de la décision de le compléter ultérieurement, à la suite d’une éventuelle décision sur le bien-fondé des demandes de traitement confidentiel.

5)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 9 janvier 2025.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

R. da Silva Passos


*      Langue de procédure : l’anglais.