DOCUMENT DE TRAVAIL
ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre)
22 janvier 2025 (*)
« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine – Gel des fonds – Liste des personnes, des entités et des organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Inscription et maintien du nom du requérant sur la liste – Notion de “femme ou homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie” – Article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145/PESC – Article 3, paragraphe 1, sous g), du règlement (UE) no 269/2014 – Erreur d’appréciation – Proportionnalité – Droit de propriété – Droit au respect de la vie privée »
Dans l’affaire T‑271/22,
Andrey Melnichenko, demeurant à Saint-Moritz (Suisse), représenté par Mes A. Miron, D. Müller, H. Bajer Pellet, R. Pieri, A. Beauchemin, avocats, et M. C. Zatschler, SC,
partie requérante,
contre
Conseil de l’Union européenne, représenté par M. B. Driessen, Mmes S. Van Overmeire et E. Kübler, en qualité d’agents,
partie défenderesse,
soutenu par
Commission européenne, représentée par M. J.-F. Brakeland, Mmes M. Carpus Carcea et L. Puccio, en qualité d’agents,
partie intervenante,
LE TRIBUNAL (première chambre),
composé de Mme M. Brkan, faisant fonction de présidente, MM. I. Gâlea et S. L. Kalėda (rapporteur), juges,
greffier : Mme R. Ūkelytė, administratrice,
vu la phase écrite de la procédure,
à la suite de l’audience du 9 juillet 2024,
rend le présent
Arrêt
1 Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, le requérant, M. Andrey Melnichenko, demande l’annulation, premièrement, de la décision (PESC) 2022/397 du Conseil, du 9 mars 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 80, p. 31), et du règlement d’exécution (UE) 2022/396 du Conseil, du 9 mars 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 80, p. 1) (ci-après, pris ensemble, les « actes initiaux »), deuxièmement, de la décision (PESC) 2022/1530 du Conseil, du 14 septembre 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 149), et du règlement d’exécution (UE) 2022/1529 du Conseil, du 14 septembre 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 1) (ci-après les « premiers actes de maintien »), et, troisièmement, de la décision (PESC) 2023/572 du Conseil, du 13 mars 2023, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75I, p. 134), et du règlement d’exécution (UE) 2023/571 du Conseil, du 13 mars 2023, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2023, L 75I, p. 1) (ci-après les « seconds actes de maintien »), dans la mesure où l’ensemble de ces actes (ci-après, pris ensemble, les « actes attaqués ») inscrivent et maintiennent son nom sur les listes annexées auxdits actes (ci-après les « listes en cause »).
Antécédents du litige et faits postérieurs à l’introduction du recours
2 Le requérant est un citoyen russe.
3 La présente affaire s’inscrit dans le contexte des mesures restrictives décidées par l’Union européenne eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.
4 Le 17 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2014/145/PESC, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16).
5 Le même jour, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215, paragraphe 2, TFUE, le règlement (UE) no 269/2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6).
6 Le 25 février 2022, au vu de la gravité de la situation en Ukraine, le Conseil a, d’une part, adopté la décision (PESC) 2022/329, modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 50, p. 1), et, d’autre part, le règlement (UE) 2022/330, modifiant le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 51, p. 1), afin notamment d’amender les critères en application desquels des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes pouvaient être visés par les mesures restrictives en cause.
7 L’article 2 de la décision 2014/145, dans sa version modifiée par la décision 2022/329, se lit comme suit :
« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant :
a) à des personnes physiques qui sont responsables d’actions ou de politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou la stabilité ou la sécurité en Ukraine, ou qui font obstruction à l’action d’organisations internationales en Ukraine, à des personnes physiques qui soutiennent ou mettent en œuvre de telles actions ou politiques ;
[…]
d) à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ;
[…]
f) à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ce gouvernement ; ou
g) à des femmes et hommes d’affaires influents ou des personnes morales, des entités ou des organismes ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine,
et les personnes physiques et morales, les entités ou les organismes qui leur sont associés, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent, dont la liste figure en annexe.
2. Aucun fonds ni aucune ressource économique n’est, directement ou indirectement, mis à la disposition des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes dont la liste figure à l’annexe, ou mis à leur profit. »
8 Les modalités de ce gel des fonds sont définies aux paragraphes suivants du même article.
9 L’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/145 telle que modifiée, proscrit l’entrée ou le passage en transit sur le territoire des États membres des personnes physiques répondant à des critères en substance identiques à ceux énoncés à l’article 2, paragraphe 1, de cette même décision.
10 Le règlement no 269/2014, dans sa version modifiée par le règlement 2022/330, impose l’adoption des mesures de gel de fonds et définit les modalités de ce gel en des termes identiques, en substance, à ceux de la décision 2014/145, telle que modifiée.
11 Le 9 mars 2022, le Conseil a adopté les actes initiaux, par lesquels le nom du requérant a été ajouté sur les listes en cause. Les motifs d’inscription du nom du requérant sur lesdites listes sont les suivants :
« [Le requérant] est un industriel russe propriétaire d’un important producteur d’engrais, le groupe EuroChem, et d’une société charbonnière, la SUEK. [Le requérant] appartient au cercle le plus influent des hommes d’affaires russes entretenant des liens étroits avec le gouvernement russe. Il exerce donc des activités dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine.
Le 24 février 2022, à la suite des premières phases de l’agression russe contre l’Ukraine, [le requérant], ainsi que 36 autres hommes d’affaires, ont rencontré le président Vladimir Poutine et d’autres membres du gouvernement russe pour discuter de l’incidence des choix à opérer à la suite des sanctions occidentales. Le fait qu’il a été invité à participer à cette réunion montre qu’il appartient au cercle le plus proche de Vladimir Poutine et qu’il soutient ou met en œuvre des actions ou des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ainsi que la stabilité et la sécurité en Ukraine. Cela montre également qu’il fait partie des hommes d’affaires influents ayant une activité dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine. »
12 Le Conseil a publié au Journal officiel de l’Union européenne du 10 mars 2022 (JO 2022, C 114 I, p. 1), un avis à l’attention des personnes, des entités et des organismes auxquels s’appliquaient les mesures restrictives prévues dans les actes initiaux. Cet avis indiquait, notamment, que les personnes concernées pouvaient adresser au Conseil une demande de réexamen de la décision par laquelle leurs noms avaient été inscrits sur les listes en cause, en y joignant des pièces justificatives.
13 Par courriels de 25 mars et 8 avril 2022, le requérant a demandé au Conseil de lui donner accès à l’ensemble du dossier de preuves sur la base duquel celui-ci avait décidé de l’inscription de son nom sur les listes en cause. Le 13 avril 2022, le Conseil a transmis au requérant le dossier WK 2951/2022 (ci-après le « premier dossier WK »).
14 Le 31 mai 2022, le requérant a introduit une demande de réexamen des actes initiaux auprès du Conseil.
15 Le 14 septembre 2022, le Conseil a adopté les premiers actes de maintien prolongeant les mesures prises à l’encontre du requérant jusqu’au 15 mars 2023. Lesdits actes ont maintenu le nom du requérant sur les listes litigieuses sur le fondement de motifs identiques à ceux figurant dans les actes initiaux.
16 Par lettre du 15 septembre 2022, le Conseil a répondu à la demande de réexamen du 31 mai 2022 du requérant, en rejetant cette demande.
17 Le 1er novembre 2022, le requérant a demandé au Conseil de reconsidérer sa situation en ce qui concerne le maintien des mesures restrictives le concernant.
18 Le 22 décembre 2022, le Conseil a signifié au requérant son intention de maintenir son nom sur les listes en cause et a transmis un nouveau document WK 17687/2022 INIT (ci-après le « second dossier WK »).
19 Le 12 janvier 2023, le requérant a présenté ses observations concernant le renouvellement des mesures restrictives.
20 Le 13 mars 2023, le Conseil a adopté les seconds actes de maintien. Lesdits actes ont maintenu le nom du requérant sur les listes en cause aux motifs suivants :
« [Le requérant] est un industriel russe et ancien propriétaire d’un important producteur d’engrais, EuroChem Group, et d’une société charbonnière, la SUEK. Depuis le 9 mars 2022, [le requérant] a transféré ses parts de SUEK et d’EuroChem Group à son épouse, Aleksandra Melnichenko. En janvier 2022, le président Vladimir Poutine a accepté de garantir l’exportation de 9 millions de tonnes de charbon de Khakassie, de Bouriatie et de Touva, pour soutenir SUEK, le principal exportateur depuis ces régions. Il continue de profiter de la richesse qu’il a transférée à son épouse.
[Le requérant] appartient au cercle le plus influent des hommes d’affaires russes entretenant des liens étroits avec le gouvernement russe. Le 24 février 2022, après premières phases de la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, [le requérant] ainsi que 36 autres hommes d’affaires ont rencontré le président Vladimir Poutine et d’autres membres du gouvernement russe pour discuter de l’incidence des choix à opérer à la suite des sanctions occidentales, ce qui illustre le rôle d[u requérant] en tant que membre du cercle le plus proche de Vladimir Poutine. Cette invitation spéciale montre qu’il soutient ou met en œuvre des actions ou des politiques qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ainsi que la stabilité et la sécurité en Ukraine. Par ailleurs, il est un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine. »
21 Par lettre du 14 mars 2023, le Conseil a répondu aux observations du 12 janvier 2023 du requérant, en indiquant que ces observations ne remettent pas en cause son appréciation de maintenir son nom sur les listes en cause.
Conclusions des parties
22 Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– annuler les actes attaqués en ce qu’ils le visent ;
– condamner le Conseil aux dépens.
23 Le Conseil, soutenu par la Commission, conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– rejeter le recours ;
– condamner le requérant aux dépens.
En droit
24 À l’appui du recours, le requérant invoque deux moyens, tirés, le premier, d’une violation du principe de proportionnalité et des droits fondamentaux et, le second, d’une erreur manifeste d’appréciation. Le Tribunal estime opportun d’examiner, d’abord, le second moyen.
Sur le second moyen, tiré d’une erreur manifeste d’appréciation
Considérations liminaires
25 À titre liminaire, il importe de relever que le second moyen doit être considéré comme tiré d’une erreur d’appréciation et non d’une erreur manifeste d’appréciation. En effet, s’il est vrai que le Conseil dispose d’un certain pouvoir d’appréciation pour déterminer, au cas par cas, si les critères juridiques sur lesquels se fondent les mesures restrictives en cause sont remplis, il n’en reste pas moins que les juridictions de l’Union doivent assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l’ensemble des actes de l’Union (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 121 et jurisprudence citée).
26 L’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») exige que, au titre du contrôle de la légalité des motifs sur lesquels est fondée la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne sur une liste de personnes faisant l’objet de mesures restrictives, le juge de l’Union s’assure que cette décision, qui revêt une portée individuelle pour cette personne, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur la question de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir ladite décision, sont étayés (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119).
27 C’est à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne ou de l’entité concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 123 et jurisprudence citée).
28 Une telle appréciation doit être effectuée en examinant les éléments de preuves et d’information non de manière isolée, mais dans le contexte dans lequel ils s’insèrent. En effet, le Conseil satisfait à la charge de la preuve qui lui incombe s’il fait état devant le juge de l’Union d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants permettant d’établir l’existence d’un lien suffisant entre la personne ou l’entité sujette à une mesure de gel de ses fonds et le régime ou, en général, les situations combattues (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 124 et jurisprudence citée).
29 À cet égard, il convient de souligner que le contexte des mesures en cause doit être pris en compte et le degré de preuve pouvant être exigé du Conseil doit être adapté du fait de la difficulté d’accès à des preuves et à des éléments d’information objectifs (voir arrêt du 1er juin 2022, Prigozhin/Conseil, T‑723/20, non publié, EU:T:2022:317, point 102 et jurisprudence citée).
30 En outre, il importe de rappeler que les mesures restrictives ont une nature conservatoire et, par définition, provisoire, dont la validité est toujours subordonnée à la perpétuation des circonstances de fait et de droit ayant présidé à leur adoption ainsi qu’à la nécessité de leur maintien en vue de la réalisation de l’objectif qui leur est associé. C’est ainsi qu’il incombe au Conseil, lors du réexamen périodique de ces mesures restrictives, de procéder à une appréciation actualisée de la situation et d’établir un bilan de l’impact de telles mesures, en vue de déterminer si elles ont permis d’atteindre les objectifs visés par l’inscription initiale des noms des personnes et des entités concernées sur la liste litigieuse ou s’il est toujours possible de tirer la même conclusion concernant lesdites personnes et entités (arrêt du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, points 58 et 59).
31 Enfin, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la légalité de l’acte attaqué doit être appréciée en fonction des éléments de fait et de droit existant à la date à laquelle l’acte a été adopté (voir, en ce sens, arrêts du 3 septembre 2015, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Commission, C‑398/13 P, EU:C:2015:535, point 22 et jurisprudence citée, et du 4 septembre 2015, NIOC e.a./Conseil, T‑577/12, non publié, EU:T:2015:596, point 112 et jurisprudence citée).
32 C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient d’examiner si le Conseil a commis une erreur d’appréciation en décidant d’inscrire, puis de maintenir, le nom du requérant sur les listes en cause.
Sur les éléments de preuve produits par le Conseil
33 En l’espèce, pour justifier l’inscription du nom du requérant sur les listes en cause, le Conseil a fourni le premier dossier WK comportant six éléments de preuve. Il s’agit d’éléments d’information publiquement accessibles, à savoir :
– un extrait du compte Twitter d’un journaliste de février 2022 (pièce no 1 du premier dossier WK) ;
– des articles de Corriere della Sera (pièce no 2 du premier dossier WK), du Kommersant (pièce no 5 du premier dossier WK) et de RCB (pièce no 6 du premier dossier WK) ;
– des extraits du site officiel de SUEK (pièce no 3 du premier dossier WK) et de EuroChem Group consultés en février 2022 (pièce no 4 du premier dossier WK).
34 S’agissant des seconds actes de maintien, le Conseil s’est également fondé sur les éléments de preuve supplémentaires figurant dans le second dossier WK, à savoir :
– des articles de Switzerland Times (pièce no 1 du second dossier WK) et de Cyprus Mail (pièce no 2 du second dossier WK) ;
– un extrait du site officiel de SUEK consulté en novembre 2022 (pièce no 3 du second dossier WK) ;
– des extraits des sites spécialisés de Cbonds (pièces nos 4 et 6 du second dossier WK), de GlobeNewswire (pièce no 5 du second dossier WK), de Tadviser (pièces nos 7 et 8 du second dossier WK), de Rusprofile (pièces nos 9 et 12 du second dossier WK) et d’Audit-it.ru (pièces nos 10 et 11 du second dossier WK) ;
– un extrait du site du Département d’État des États-Unis (pièce no 13 du second dossier WK).
Sur la fiabilité des éléments de preuve
35 Le requérant fait valoir, en substance, que le Conseil n’apporte pas d’éléments concrets, précis et concordants permettant de constituer une base factuelle suffisante afin d’étayer l’inscription de son nom sur les listes en cause.
36 Selon le requérant, les éléments de preuve des premier et second dossiers WK sur lesquels le Conseil s’est fondé seraient une « compilation inconsistante » tirée des médias sociaux et des articles de presse n’ayant que très peu, voire aucun rapport avec lui. En effet, les articles de presse pourraient être utilisés uniquement aux fins de corroborer l’existence des faits. Ainsi, aucune des pièces ne satisferait aux exigences de la charge de la preuve pesant sur le Conseil.
37 En particulier, dans le second mémoire en adaptation, le requérant estime que la pièce no 1 du second dossier WK, qui est un article du Switzerland Times, s’inspire d’un article du Tages-Anzeiger qui serait un « tabloïd ».
38 Le Conseil, soutenu par la Commission, conteste les arguments du requérant.
39 Il y a lieu de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, l’activité du juge de l’Union est régie par le principe de libre appréciation des preuves et le seul critère pour apprécier la valeur des preuves produites réside dans leur crédibilité. À cet égard, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut vérifier la vraisemblance de l’information qui y est contenue en tenant compte, notamment, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration ainsi que de son destinataire et se demander si, d’après son contenu, il semble sensé et fiable [voir arrêts du 31 mai 2018, Kaddour/Conseil, T‑461/16, EU:T:2018:316, point 107 et jurisprudence citée, et du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, point 95 (non publié) et jurisprudence citée].
40 En l’absence de pouvoirs d’enquête dans des pays tiers, l’appréciation des autorités de l’Union doit, de fait, se fonder sur des sources d’information accessibles au public, des rapports, des articles de presse, des rapports des services secrets ou d’autres sources d’information similaires (arrêts du 14 mars 2018, Kim e.a./Conseil et Commission, T‑533/15 et T‑264/16, EU:T:2018:138, point 107, et du 1er juin 2022, Prigozhin/Conseil, T‑723/20, non publié, EU:T:2022:317, point 59).
41 En outre, il importe de relever que la situation de conflit dans lequel la Fédération de Russie et l’Ukraine sont impliquées rend en pratique particulièrement difficile l’accès à certaines sources, l’indication expresse de la source primaire de certaines informations ainsi que l’éventuel recueil de témoignages de la part de personnes acceptant d’être identifiées. Les difficultés d’investigation qui s’ensuivent peuvent ainsi contribuer à faire obstacle à ce que des preuves précises et des éléments d’information objectifs soient apportés (arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 116).
42 En premier lieu, il convient tout d’abord de rappeler, ainsi qu’il ressort du point 28 ci-dessus, que l’appréciation du bien-fondé des motifs d’inscription doit être effectuée en examinant si les éléments de preuves et d’information produits par le Conseil constituent un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants. Partant, il y a lieu de rejeter la contestation par le requérant de la pertinence de pièces prises individuellement.
43 En deuxième lieu, il convient de rejeter l’affirmation du requérant selon laquelle le Conseil se fonde, pour inscrire son nom sur la liste, sur une simple compilation d’articles de presse et de messages provenant de médias sociaux. Il convient de constater que le Conseil a produit des captures d’écran provenant du site Internet de SUEK (pièce no 3 du premier dossier WK et pièce no 3 du second dossier WK) et de EuroChem (pièce no 4 du premier dossier WK). En outre, les articles de presse émanent de sources d’informations numériques d’origines variées, non seulement russes, comme Kommersant ou RCB, mais également étrangères, telles que le Corriere della sera, Switzerland Times et Cyprus Mail. Concernant la fiabilité des éléments de preuve soumis par le Conseil, il convient de rappeler, ainsi qu’il ressort du point 40 ci-dessus, qu’en l’absence de pouvoirs d’enquête dans des pays tiers, l’appréciation des autorités de l’Union doit, de fait, se fonder sur des sources d’information accessibles au public, des rapports, des articles de presse ou d’autres sources d’information similaires.
44 S’agissant en particulier de la pièce no 1 du second dossier WK dont le requérant remet en cause la valeur probante, il convient de relever que le requérant se borne à contester la fiabilité de cet article du Switzerland Times sans apporter d’éléments propres à étayer ses allégations selon lesquelles il s’inspirerait d’une autre publication spécialisée sur la vie privée des personnes publiques. En tout état de cause, le seul fait que cet article du Switzerland Times reproduise en substance le contenu d’une autre publication ne saurait suffire pour priver cet élément de preuve de toute valeur probante.
45 En troisième lieu, doit être rejetée l’affirmation non étayée du requérant selon laquelle les éléments de preuve des premier et second dossiers WK n’ont que très peu, voire pas du tout, de rapport avec lui. En effet, il suffit de constater que la plupart d’entre eux mentionnent directement le requérant. Quant aux autres, ils concernent les sociétés SUEK et EuroChem, dont le requérant ne conteste pas avoir été, au moins jusqu’au 9 mars 2022, membre du conseil d’administration.
46 Ainsi, au vu de ce qui précède, et en l’absence de tout argument susceptible de remettre en cause la fiabilité des sources utilisées par le Conseil, il y a lieu de leur reconnaître un caractère sensé et fiable, au sens de la jurisprudence rappelée au point 39 ci-dessus.
47 Par conséquent, il convient d’examiner, au regard des éléments de preuve concernés, le bien-fondé de l’inscription et du maintien du nom du requérant sur les listes en cause.
Sur la prétendue divergence des motifs indiqués dans les actes attaqués et le premier dossier WK
48 Le requérant soutient que les motifs d’inscription figurant dans les actes attaqués sont matériellement erronés et divergent de ceux indiqués dans le premier dossier WK.
49 Selon lui, les motifs d’inscription contenus dans les actes attaqués pourraient être interprétés comme renvoyant aux deux critères d’inscription, à savoir le critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145, tel que modifié [ci-après le « critère a) »], et le critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de ladite décision [ci-après le « critère g) »]. Par ailleurs, les seconds actes de maintien renverraient aussi au critère d’« association ».
50 Or, le premier dossier WK ferait expressément référence au critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145, tel que modifié [ci-après le « critère d) »], à l’article 2, paragraphe 1, sous f), de ladite décision [ci-après le « critère f) »] ainsi que au critère g) et le second dossier WK ne ferait référence à aucun critère. Étant donné que les actes attaqués ne reflètent pas suffisamment les critères d) et f), ces critères ne sauraient être pris en considération.
51 Le Conseil conteste les arguments du requérant.
52 En l’espèce, il n’est pas contesté que, dans le premier dossier WK, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) a proposé au Conseil, dans un document explicitement qualifié de projet de décision (« draft statement of reasons for listing »), d’inscrire le nom du requérant sur les listes litigieuses sur le fondement des critères d), f) et g).
53 À cet égard, il convient de rappeler que, d’une part, l’inscription des noms des personnes, entités et organismes sur les listes en cause est en règle générale précédée de l’établissement par le SEAE de documents de travail, tels que le premier dossier de preuves, par lesquels celui-ci propose au Conseil des noms de personnes, d’entités et d’organismes à inscrire sur les listes en cause, une motivation à cette fin et les preuves de nature à justifier une telle inscription. De tels documents ont un caractère préparatoire (voir, en ce sens, arrêt du 6 septembre 2023, Timchenko/Conseil, T‑361/22, non publié, sous pourvoi, EU:T:2023:502, points 42 et 43).
54 D’autre part, le Conseil dispose d’un certain pouvoir d’appréciation pour déterminer, au cas par cas, si les critères juridiques sur lesquels se fondent les mesures restrictives en cause sont remplis (voir arrêt du 3 juillet 2014, National Iranian Tanker Company/Conseil, T‑565/12, EU:T:2014:608, point 54 et jurisprudence citée).
55 En l’espèce, force est de constater que la motivation des actes initiaux et des premier et second actes de maintien ne contient aucune mention permettant de considérer que le nom du requérant aurait été inscrit sur les listes en cause au titre des critères d) ou f).
56 En revanche, les motifs des actes attaqués se réfèrent d’une manière claire et non ambiguë au critère g). Le fait que les motifs des actes attaqués peuvent être compris comme faisant également référence au critère a), n’est pas de nature à démontrer l’absence de clarté de motifs en ce qui concerne le critère g). Dès lors, il convient d’écarter le présent grief.
Sur l’application au requérant du critère g)
57 En premier lieu, le requérant fait valoir que, même s’il peut être considéré comme un homme d’affaires, le Conseil n’a pas démontré qu’il était étroitement lié au régime russe et qu’il était donc un homme d’affaires influent au sens du critère g). Le Conseil aurait commis une erreur manifeste d’appréciation en considérant, du fait qu’il participait à la réunion du 24 février 2022, qu’il appartenait au cercle restreint du président Poutine, ou qu’il était un des hommes d’affaires influents intervenant dans des secteurs économiques qui constituent une source de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie. Le requérant fait valoir que sa participation à ladite réunion en sa qualité de membre de l’Union russe d’industriels et entrepreneurs (RSPP) ne saurait être une indication d’une relation personnelle avec le président Poutine, ni du fait qu’il appartient au cercle le plus proche de ce dernier.
58 En deuxième lieu, le requérant fait valoir que le Conseil n’a pas établi qu’à la date des actes attaqués, il était propriétaire ou contrôlait EuroChem et SUEK. En effet, depuis 2006, il ne serait pas le propriétaire d’EuroChem et de SUEK, dès lors qu’il aurait transféré ses participations à un trust qui détient et contrôle lesdites sociétés depuis cette date. Par ailleurs, le 8 mars 2022, il se serait irrévocablement retiré des bénéficiaires du trust et aurait, le 9 mars 2022, démissionné de son poste de directeur non exécutif du conseil d’administration des deux sociétés. En tout état de cause, en tant que bénéficiaire du trust, il n’aurait joui d’aucun droit de propriété sur EuroChem et SUEK et n’aurait exercé sur elles aucun contrôle.
59 En troisième lieu, le requérant fait valoir que, même en considérant qu’il était propriétaire d’EuroChem et de SUEK et qu’il appartenait au cercle restreint du président Poutine au jour de l’adoption des actes attaqués, cela ne permettrait pas pour autant de conclure qu’il exerce des activités dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie. Il soutient que les éléments produits par le Conseil ne permettent pas de démontrer en quoi EuroChem et SUEK apporteraient une source « substantielle » de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie. Dans la réplique, il ajoute, en substance, que le critère g) doit être interprété en ce sens que ce sont les revenus générés par les personnes inscrites du fait de leurs activités qui sont visés, et non les revenus générés par les secteurs économiques. Selon lui, il faut donc que le gouvernement russe tire matériellement profit des revenus fournis par la personne dont le nom est inscrit.
60 Le Conseil, soutenu par la Commission, conteste les arguments du requérant.
61 À titre liminaire, il convient de constater que le critère g) emploie la notion de « femme et homme d’affaires influent » en corrélation avec l’exercice d’une « activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement [russe] », sans autre condition concernant un lien, direct ou indirect, avec ledit gouvernement. La finalité poursuivie par ce critère est en effet d’exercer une pression maximale sur les autorités russes, afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays (arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 138).
62 À cet égard, il existe un lien logique entre le fait de cibler les hommes et femmes d’affaires influents ayant une activité dans des secteurs économiques fournissant des revenus substantiels au gouvernement russe, d’une part, et l’objectif des mesures restrictives en l’espèce, qui est d’accroître la pression sur la Fédération de Russie ainsi que d’accroître le coût des actions de cette dernière visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, d’autre part (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 139 et jurisprudence citée).
63 Toutefois, rien dans les considérants ou les dispositions de la décision 2014/145 et du règlement no 269/2014, tels que modifiés, ne permet de conclure qu’il incomberait au Conseil de démontrer l’existence d’un lien étroit ou d’une interdépendance entre, d’une part, la personne dont le nom est inscrit sur les listes en cause et, d’autre part, le gouvernement russe ou ses actions compromettant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 140).
64 Ainsi, eu égard au libellé du critère g), il y a lieu de considérer que les personnes visées doivent être considérées comme influentes du fait de leur importance dans le secteur dans lequel elles exercent leur activité et de l’importance que revêt ce secteur pour l’économie russe. À cet égard, la notion de « femme ou homme d’affaires influents » doit donc être comprise comme visant l’importance de ces derniers au regard, notamment, de leurs statuts professionnels, de l’importance de leurs activités économiques, de l’ampleur de leurs possessions capitalistiques ou de leurs fonctions au sein d’une ou de plusieurs entreprises dans lesquelles ils exercent ces activités (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 143 et jurisprudence citée).
65 L’objectif des mesures restrictives en cause n’est pas de sanctionner certaines personnes ou entités en raison de leurs liens avec la situation en Ukraine ou de leurs liens avec le gouvernement russe, mais d’imposer des sanctions économiques à la Fédération de Russie, afin d’accroître la pression sur celle-ci ainsi que le coût de ses actions visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et de mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par celle-ci (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 144 et jurisprudence citée).
66 C’est à l’aune de ces considérations qu’il y a lieu d’apprécier si le Conseil a commis une erreur d’appréciation en estimant que le requérant est un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie.
– Sur les actes initiaux
67 Les motifs retenus à l’égard du requérant ont trait au fait qu’il était propriétaire d’un important producteur d’engrais, EuroChem Group, et d’une société charbonnière, la SUEK, et qu’il a assisté, le 24 février 2022, à une réunion avec le président Poutine, ce qui démontrerait qu’il fait partie du cercle rapproché de ce dernier.
68 En premier lieu, concernant la qualité d’homme d’affaires influent appliquée au requérant, il convient de relever qu’il ressort des pièces nos 3 et 4 du premier dossier WK qu’il est le fondateur du groupe EuroChem, important producteur d’engrais, et d’une société charbonnière, SUEK, ce que le requérant reconnaît lui-même. Par ailleurs, il n’est pas contesté que le requérant était, à tout le moins jusqu’au 9 mars 2022, à savoir jusqu’au jour de l’adoption des actes initiaux, directeur non exécutif au sein des conseils d’administration d’EuroChem et de SUEK.
69 Toutefois, le requérant allègue, en substance, qu’il n’est pas « propriétaire » d’EuroChem et de SUEK, puisque, d’une part, il aurait transféré, en 2006, l’intégralité de ses participations dans EuroChem et SUEK à l’administrateur d’un trust dénommé Firstline Trust et, d’autre part, il aurait, le 8 mars 2022, irrévocablement abandonné sa qualité de bénéficiaire de ce trust.
70 En l’espèce, il convient de relever que le trust FirstLine Trust a été créé, ainsi que le reconnaît le requérant, afin de protéger et de préserver sa fortune importante. Il est constant qu’en 2006, le requérant a transféré à l’administrateur de ce trust l’ensemble des participations qu’il détenait dans SUEK et EuroChem et qui l’ont permis de contrôler ces deux sociétés, et qu’il est devenu le premier bénéficiaire du trust. Ainsi, entre 2006 et le 8 mars 2022, le requérant était à la fois le constituant et le premier bénéficiaire du FirstLine Trust qui est, selon une annexe A.10 produite par le requérant, propriétaire, par l’intermédiaire de deux sociétés établies à Chypre, du paquet majoritaire d’actions d’EuroChem et de SUEK.
71 Dès lors, en constituant le trust et en se désignant comme son bénéficiaire, le requérant a conservé, par le biais des sociétés et structures intermédiaires indiquées au point 70 ci-dessus, des intérêts économiques dans EuroChem et SUEK. En effet, le fait pour le requérant d’avoir eu recours à une structure juridique intermédiaire, telle qu’un trust, n’est pas de nature à empêcher qu’il soit considéré comme détenteur des participations capitalistiques gérées par ce trust, aux fins de l’application du critère g). Il s’ensuit qu’il peut être considéré que le requérant, en sa qualité de constituant et de bénéficiaire de FirstLine Trust, continuait à détenir, d’un point de vue économique, des participations capitalistiques dans les sociétés EuroChem et SUEK.
72 L’argument du requérant selon lequel il n’exerce aucun contrôle de droit ou de fait sur les sociétés EuroChem et SUEK doit être rejeté comme inopérant, dans la mesure où, selon le critère g), le contrôle des ressources économiques n’est pas une condition nécessaire de l’applicabilité dudit critère.
73 Dès lors, dans la mesure où le requérant était le constituant et bénéficiaire du trust qui gère ses participations dans EuroChem et SUEK, le Conseil n’a pas commis d’erreur d’appréciation en considérant, dans les motifs des actes initiaux, qu’il était propriétaire de ces deux sociétés.
74 À cet égard, certes, le requérant produit un document indiquant qu’il s’était irrévocablement retiré, le 8 mars 2022, en tant que bénéficiaire du trusts FirstLine Trust qui détienne et contrôle EuroChem et SUEK. Toutefois, cette déclaration a été établie unilatéralement et in tempore suspecto, à savoir à la veille de l’adoption des actes initiaux. De plus, ce prétendu changement de situation intervenu la veille de l’adoption des actes initiaux, à le supposer avéré, ne saurait permettre d’écarter la qualité d’homme d’affaires influent du requérant et de constater une erreur d’appréciation du Conseil à cet égard (voir, en ce sens, arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 153).
75 En tout état de cause, au vu du critère g), la notion de « femme et homme d’affaires influent » se réfère à des éléments factuels qui s’inscrivent à la fois dans le passé et dans la durée. Dès lors, même à supposer que les motifs d’inscription du nom du requérant sur les listes en cause se réfèrent à une situation factuelle qui existait avant l’adoption des actes initiaux et qui aurait été modifiée peu de temps avant cette date, ce fait n’impliquerait pas nécessairement l’obsolescence des mesures restrictives adoptées à son égard par lesdits actes (voir, en ce sens, arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 154).
76 Par ailleurs, il convient de rappeler que le requérant était présent lors de la réunion du 24 février 2022 organisée par le président Poutine et réunissant plusieurs hommes d’affaires russes. Or, bien que n’étant pas à lui seul déterminant, cet élément corrobore le caractère d’homme d’affaires influent du requérant. En effet, parmi tous les hommes d’affaires actifs en Russie, seulement 37 ont été conviés à cette réunion.
77 Il en ressort que c’est à bon droit que le Conseil a considéré que le requérant était un homme d’affaires influent. Cette qualification d’homme d’affaires influent est d’ailleurs également corroborée par la nature et l’ampleur des activités d’EuroChem, société produisant des engrais qui sont, ainsi que l’admet le requérant, des produits d’importance mondiale. En effet, il découle du premier dossier WK (pièces nos 3 et 4) qu’Eurochem est l’un des plus importants producteurs et distributeurs d’engrais dans le monde, dont le chiffre de ventes s’élevait à 10,2 milliards de dollars des États-Unis (USD) en 2021, tandis que le requérant admet que SUEK est l’une des plus grandes entreprises énergétiques intégrées au monde, produisant plus de 100 millions de tonnes de charbon par an et employant 73 000 personnes en Russie.
78 En second lieu, il convient donc d’examiner si le Conseil pouvait, sans commettre d’erreur d’appréciation, considérer que les secteurs économiques sur lesquels porte l’activité du requérant constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie.
79 À cet égard, doit être rejeté comme inopérant l’argument du requérant selon lequel aucun élément de preuve du premier dossier WK ne confirme que EuroChem ou SUEK fournissent une source de revenus substantielle au gouvernement de la Fédération de Russie. En effet, si la contribution propre d’EuroChem ou de SUEK peut être utile pour déterminer leur importance économique dans le secteur concerné ou la qualité d’homme d’affaires influent du requérant, elle n’est pas déterminante, dans la mesure où, ainsi qu’il ressort du critère g), ce sont le ou les secteurs économiques, et non une personne physique ou morale, dont le nom est inscrit sur les listes en cause, qui doivent constituer une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie (voir, en ce sens, arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 156).
80 S’agissant des secteurs économiques en cause en espèce, contrairement à ce que soutient le requérant, il découle clairement des motifs des actes attaqués concernant l’activité d’EuroChem et de SUEK que les secteurs économiques concernés sont respectivement la production et la distribution d’engrais et le secteur de l’énergie. Certes, SUEK est décrit dans les motifs des actes attaqués comme une société charbonnière. Toutefois, l’industrie charbonnière fait partie du secteur de l’énergie dans la mesure où le charbon est un combustible fossile qui sert à la production d’énergie.
81 Concernant le secteur de la production et la distribution d’engrais, il y a lieu de relever que le requérant lui-même admet que le secteur des engrais, dans lequel EuroChem exerce ses activités, est hautement stratégique, ainsi qu’en atteste l’annexe A.33 de la requête. En effet, le requérant indique lui-même que les engrais sont d’une importance cruciale pour éviter une crise alimentaire mondiale.
82 Concernant SUEK, il y a lieu de constater qu’elle est active dans le secteur de l’énergie. Or, d’une part, le requérant ne conteste pas que le secteur de l’énergie est un secteur qui fournit une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie. D’autre part, les recettes fiscales du secteur de l’énergie peuvent s’avérer substantielles au sens du critère g) (voir, en ce sens, arrêt du 29 novembre 2023, Khan/Conseil, T‑333/22, non publié, sous pourvoi, EU:T:2023:758, point 108).
83 Eu égard à ces considérations, il convient de constater que le Conseil a apporté un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants susceptibles de mettre en évidence que lors de l’adoption des actes initiaux, le requérant était un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie.
84 Or, selon la jurisprudence, s’agissant du contrôle de la légalité d’une décision adoptant des mesures restrictives, et eu égard à leur nature préventive, si le juge de l’Union considère que, à tout le moins, l’un des motifs mentionnés est suffisamment précis et concret, qu’il est étayé et qu’il constitue en soi une base suffisante pour soutenir cette décision, la circonstance que d’autres de ces motifs ne le seraient pas ne saurait justifier l’annulation de ladite décision (voir arrêt du 28 novembre 2013, Conseil/Manufacturing Support & Procurement Kala Naft, C‑348/12 P, EU:C:2013:776, point 72 et jurisprudence citée).
85 Dès lors, il y a lieu d’écarter le second moyen comme étant non fondé en ce qui concerne les actes initiaux, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs soulevés par le requérant, visant à remettre en cause l’inscription de son nom sur les listes en cause au titre du critère a).
– Sur les premiers actes de maintien
86 Il importe de rappeler que les mesures restrictives ont une nature conservatoire et, par définition, provisoire, dont la validité est toujours subordonnée à la perpétuation des circonstances de fait et de droit ayant présidé à leur adoption ainsi qu’à la nécessité de leur maintien en vue de la réalisation de l’objectif qui leur est associé. C’est ainsi qu’il incombe au Conseil, lors du réexamen périodique de ces mesures restrictives, de procéder à une appréciation actualisée de la situation et d’établir un bilan de l’impact de telles mesures, en vue de déterminer si elles ont permis d’atteindre les objectifs visés par l’inscription initiale des noms des personnes et des entités concernées sur la liste litigieuse ou s’il est toujours possible de tirer la même conclusion concernant lesdites personnes et entités (arrêts du 27 avril 2022, Ilunga Luyoyo/Conseil, T‑108/21, EU:T:2022:253, point 55, et du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 168).
87 Pour justifier le maintien du nom d’une personne sur une liste de personnes et d’entités visées par des mesures restrictives, il n’est pas interdit au Conseil de se fonder sur les mêmes éléments de preuve ayant justifié l’inscription initiale, la réinscription ou le maintien précédent du nom de la personne concernée sur la liste en cause, pour autant que, d’une part, les motifs d’inscription demeurent inchangés et, d’autre part, le contexte n’a pas évolué d’une manière telle que ces éléments de preuve seraient devenus obsolètes (arrêt du 23 septembre 2020, Kaddour/Conseil, T‑510/18, EU:T:2020:436, point 99).
88 Ledit contexte inclut non seulement la situation du pays à l’égard duquel le système de mesures restrictives a été établi, mais également la situation particulière de la personne concernée (voir arrêt du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 78 et jurisprudence citée).
89 De même, le maintien du nom d’une personne ou d’une entité sur une liste reste justifié au regard de l’ensemble des circonstances pertinentes et, notamment, au regard du fait que les objectifs visés par les mesures restrictives en cause n’auraient pas été atteints (voir, en ce sens, arrêt du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, points 83 et 84).
90 Il résulte de l’article 6 de la décision 2014/145, telle que modifiée, que cette décision fait l’objet d’un suivi constant et est prorogée, ou modifiée le cas échéant, si le Conseil estime que ses objectifs n’ont pas été atteints. L’article 14, paragraphe 4, du règlement no 269/2014, tel que modifié, prévoit, quant à lui, la révision à intervalles réguliers et au moins tous les douze mois de la liste contenue en annexe à ce dernier.
91 En l’espèce, il convient de rappeler que les motifs par lesquels le nom du requérant a été maintenu sur les listes en cause par les premiers actes de maintien sont demeurés les mêmes que ceux des actes initiaux. Pour justifier ce maintien, le Conseil s’est fondé sur les mêmes éléments de preuve que ceux figurant dans le premier dossier WK.
92 Il convient donc de vérifier si le contexte, les objectifs et la situation individuelle du requérant à la date d’adoption des premiers actes de maintien permettaient au Conseil de maintenir l’inscription de son nom au titre du critère g) sur la base des mêmes éléments de preuve.
93 S’agissant du contexte général lié à la situation de l’Ukraine, force est de constater que, à la date des premiers actes de maintien, la gravité de la situation en Ukraine demeurait.
94 Par conséquent, les mesures restrictives étaient toujours justifiées au regard de l’objectif poursuivi, à savoir exercer une pression maximale sur les autorités russes, afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays, et accroître le coût des actions de la Fédération de Russie visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.
95 Il convient donc de vérifier si, conformément à la jurisprudence citée aux points 86 et 87 ci-dessus, le Conseil a dûment tenu compte de l’évolution de la situation du requérant aux fins de décider du maintien de son nom sur les listes en cause, et, en particulier, si sa situation particulière n’a pas évolué d’une telle manière que les éléments de preuve seraient devenus obsolètes. À cette fin, il convient donc d’examiner si le requérant pouvait être qualifié, à la date d’adoption des premiers actes de maintien, d’homme d’affaires influent au sens du critère g) ou, à tout le moins, si les éléments figurant dans le dossier peuvent constituer un faisceau d’indices au sens de la jurisprudence citée au point 28 ci-dessus.
96 S’agissant de la situation individuelle de requérant, il y a lieu de relever que le requérant conteste avoir été propriétaire d’EuroChem et de SUEK et, notamment, avance avoir abandonné sa qualité de bénéficiaire du trust FirstLine Trust le 8 mars 2022. En outre, il indique que le Conseil était informé, à tout le moins dans le cadre de la requête, introduite le 17 mai 2022, de sa renonciation au statut de bénéficiaire du trust. Ainsi, le requérant critique le fait que, dans le cadre des premiers actes de maintien, les motifs d’inscription sont demeurés les mêmes que ceux indiqués dans les actes initiaux et qu’il continuait à être identifié comme propriétaire d’EuroChem et de SUEK.
97 À cet égard il y a lieu de rappeler, d’une part, que, ainsi qu’il a été constaté au point 71 ci-dessus, le fait pour le requérant d’avoir eu recours à une structure juridique intermédiaire, telle qu’un trust, n’est pas de nature à empêcher qu’il soit considéré comme détenteur des participations capitalistiques gérées par ce trust, aux fins de l’application du critère g).
98 D’autre part, il est constant que, simultanément à la renonciation par le requérant du statut de bénéficiaire, ce statut a été attribué à Mme Aleksandra Melnichenko, qui était son épouse au moment de l’adoption des premiers actes de maintien. Or, dès lors que Mme Melnichenko n’est pas une tierce personne qui ne serait pas liée au requérant, le fait pour ce dernier d’avoir renoncé à sa qualité de bénéficiaire en faveur de celle-ci ne saurait constituer un changement pertinent de sa situation individuelle (voir, en ce sens, arrêts du 20 septembre 2023, Mordashov/Conseil, T‑248/22, non publié, EU:T:2023:573, point 101, et du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 183).
99 Il en résulte que c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que le Conseil a considéré que la situation individuelle du requérant n’avait pas évoluée d’une manière pertinente et qu’il remplissait toujours les conditions du critère g) à la date d’adoption des premiers actes de maintien.
100 Dès lors, en application de la jurisprudence citée au point 84 ci-dessus, il y a lieu d’écarter le deuxième moyen comme étant non fondé en ce qui concerne les premiers actes de maintien, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs soulevés par le requérant, visant à remettre en cause le maintien de son nom sur les listes en cause au titre du critère a).
– Sur les seconds actes de maintien
101 Dans les motifs retenus dans les seconds actes de maintien, le requérant est identifié comme étant l’« ancien propriétaire » d’EuroChem et de SUEK, qui ,« [d]epuis le 9 mars 2022, […] a transféré ses parts [dans lesdits sociétés] à son épouse » et « continue de profiter » de cette richesse. Ainsi, il serait « un homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement [russe] ».
102 À cet égard, il ressort des pièces nos 1 et 2 du second dossier WK, dont le requérant ne conteste pas le contenu, qu’en mars 2022, l’épouse du requérant, Mme Melnichenko, est devenue la bénéficiaire du FirstLine Trust qui est propriétaire, par l’intermédiaire de deux sociétés établies à Chypre, du paquet majoritaire d’actions d’EuroChem et de SUEK. Or, ainsi qu’il a été constaté au point 98 ci-dessus, ce changement de bénéficiaire ne saurait être considéré comme un changement de la situation individuelle du requérant dans la mesure où son épouse ne saurait être considérée comme une tierce personne. En outre, il ressort en substance de la pièce no 1 du second dossier WK que, à la suite du transfert desdites sociétés à son épouse via le trust, le requérant n’a pas renoncé au paiement de dividendes, mais qu’un tel paiement a simplement été différé.
103 Ainsi, il y a lieu de conclure que, eu égard, d’une part, au fait que le requérant pouvait être considéré comme détenteur des participations capitalistiques gérées par le trust FirstLine Trust, au sens du critère g) (voir point 71 ci-dessus), et, d’autre part, au transfert de la qualité de bénéficiaire du trust à son épouse, il peut être considéré que le requérant avait conservé des intérêts économiques dans ces deux sociétés et continuait à profiter de ce patrimoine.
104 Dès lors, compte tenu de la gravité de la situation en Ukraine qui demeure, du fait que les objectifs visés par les mesures restrictives n’ont pas été atteints, et de l’absence d’éléments probants attestant que la situation individuelle du requérant avait changé, c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que le Conseil a maintenu les mesures restrictives en cause.
105 Cette conclusion ne saurait être remise en cause par les arguments avancés par le requérant.
106 Premièrement, s’agissant de la consultation du 11 novembre 2022 concernant FirstLine Trust produite par le requérant afin d’étayer son affirmation selon laquelle les bénéficiaires n’ont ni la propriété ni le contrôle des actifs détenus en trust, il convient de rappeler que, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut vérifier la vraisemblance de l’information et tenir compte, notamment, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration, de son destinataire et se demander si, d’après son contenu, il semble sensé et fiable. Or, en l’espèce, ladite consultation a été produite à la demande du requérant aux fins de sa défense dans le cadre du présent recours. Dès lors, elle n’a qu’une valeur probante limitée (voir, en ce sens, arrêt du 21 février 2018, Klyuyev/Conseil, T‑731/15, EU:T:2018:90, point 124).
107 De surcroît, il ressort de l’analyse présentée dans ce document qu’est discutée la notion de propriété dans un sens formel, sans considérer si le fait pour le requérant d’être désigné comme le premier bénéficiaire du trust pourrait être indicatif du maintien de ses intérêts économiques dans les sociétés concernées.
108 Deuxièmement, s’agissant de l’argument du requérant selon lequel le Conseil n’a pas établi un lien suffisant entre le requérant et le gouvernement de la Fédération de Russie, il y a lieu de rappeler que l’objectif des mesures restrictives en cause n’est pas de sanctionner certaines personnes ou entités en raison de leurs liens avec la situation en Ukraine ou de leurs liens avec le gouvernement russe, mais d’imposer des sanctions économiques à la Fédération de Russie, afin d’accroître la pression sur celle-ci ainsi que le coût de ses actions visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et de mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, Rosneft e.a./Conseil, T‑715/14, non publié, EU:T:2018:544, point 160).
109 En tout état de cause, ainsi qu’il ressort du point 63 ci-dessus, rien dans les considérants ou les dispositions de la décision 2014/145, telle que modifiée, et du règlement no 269/2014, tel que modifié, ne permet de conclure qu’il incomberait au Conseil de démontrer l’existence d’un lien étroit ou d’une interdépendance entre, d’une part, la personne dont le nom est inscrit sur les listes en cause et, d’autre part, le gouvernement russe ou ses actions compromettant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 140).
110 Troisièmement, s’agissant de l’argument du requérant selon lequel EuroChem et SUEK ne fournissent pas une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie, puisque les recettes fiscales provenant des secteurs dans lesquels lesdites sociétés sont actives sont principalement affectées aux budgets des entités fédérées locales et non au budget fédéral de la Fédération de Russie, il y a lieu de relever que la circonstance, à la supposé avérée, que les recettes fiscales provenant des secteurs de l’exploitation minière et de la production de fertilisant ainsi que du secteur d’énergie seraient principalement affectées aux budgets des entités fédérées locales est dénuée de pertinence. En effet, eu égard à l’objectif des mesures restrictives en cause, rappelé au point 62 ci-dessus, la notion de « revenus au gouvernement de la Fédération de Russie » ne saurait recevoir une interprétation restrictive, qui se limiterait à viser les recettes fiscales affectées au budget fédéral de cet État.
111 Il en résulte que c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que le Conseil a considéré, dans les seconds actes de maintien, que le requérant remplissait les conditions pour voir son nom maintenu sur les listes en cause au titre du critère g).
112 Dès lors, en application de la jurisprudence citée au point 84 ci-dessus, il y a lieu d’écarter le deuxième moyen comme étant non fondé en ce qui concerne les seconds actes de maintien, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs soulevés par le requérant visant à remettre en cause le maintien de son nom sur les listes en cause.
113 Au vu de tout ce qui précède, il convient de considérer que le motif d’inscription et de maintien du nom du requérant sur les listes en cause, fondé sur son statut d’homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, correspondant au critère g), est suffisamment étayé, de sorte que, au regard de celui-ci, l’inscription et le maintien de son nom sur les listes en cause, résultant des actes initiaux ainsi que des premier et second actes de maintien, sont bien fondés.
Sur le premier moyen, tiré d’une violation du principe de proportionnalité et des droits fondamentaux
114 Le requérant fait valoir, en substance, que l’inscription de son nom sur les listes en cause constitue une limitation injustifiée, arbitraire et disproportionnée de ses droits fondamentaux, au rang desquels figurent, notamment, le droit au respect de la vie privée et familiale, et du domicile, ainsi que le droit de propriété. Ainsi, il ne pourrait plus voyager dans les États membres ou utiliser ses biens dans l’Union et en Suisse où il a sa résidence principale. Or, le requérant estime qu’aucune des ingérences évoquées ne serait légitime au sens de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte. Il ajoute que, en l’absence de lien entre lui et le Kremlin, l’inscription de son nom sur les listes en cause ne participerait aucunement à la réalisation des objectifs du règlement no 269/2014, consistant à exercer une pression sur les autorités russes, et porterait préjudice à EuroChem. En outre, les mesures restrictives iraient à l’encontre de la politique de l’Union visant à assurer la sécurité alimentaire mondiale. Ainsi, le maintien des mesures restrictives adoptées à son encontre serait inutile et disproportionné.
115 Le Conseil, soutenu par la Commission, conteste les arguments du requérant.
116 Il convient de rappeler, s’agissant des droits fondamentaux consacrés aux articles 7 et 17 de la Charte, que, selon une jurisprudence constante, ces droits fondamentaux ne jouissent pas, dans le droit de l’Union, d’une protection absolue, mais doivent être pris en considération par rapport à leur fonction dans la société (voir, en ce sens, arrêt du 12 mars 2014, Al Assad/Conseil, T‑202/12, EU:T:2014:113, point 113 et jurisprudence citée).
117 À cet égard, il convient de rappeler que, aux termes de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, d’une part, « [t]oute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par [C]harte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés » et, d’autre part, « [d]ans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».
118 Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une limitation de l’exercice des droits et libertés fondamentaux doit répondre à quatre conditions. Premièrement, elle doit être « prévue par la loi », en ce sens que l’institution de l’Union adoptant des mesures susceptibles de restreindre les droits fondamentaux d’une personne, physique ou morale, doit disposer d’une base légale à cette fin. Deuxièmement, elle doit respecter le contenu essentiel de ces droits. Troisièmement, elle doit viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Quatrièmement, elle doit être proportionnée (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, points 145 et 222 et jurisprudence citée).
119 Il a été jugé que les mesures restrictives prévues par la décision 2014/145 et par le règlement no 269/2014 imposées aux personnes physiques et morales, aux entités et aux organismes figurant sur les listes annexées à ces actes remplissaient, en principe, ces quatre conditions (voir, en ce sens, arrêts du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, points 195 à 200, et du 6 décembre 2023, Zubitskiy/Conseil, T‑359/22, non publié, EU:T:2023:779, points 98 à 105).
120 En l’espèce, s’agissant, en particulier, de la quatrième condition visée au point 118 ci-dessus, il convient de relever, s’agissant du caractère approprié des mesures restrictives en cause, que, au regard d’objectifs d’intérêt général aussi fondamentaux pour la communauté internationale que ceux rappelés au point 62 ci-dessus, celles-ci ne sauraient, en tant que telles, passer pour inadéquates (arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 199).
121 En outre, en ce qui concerne leur caractère nécessaire, des mesures alternatives et moins contraignantes, telles qu’un système d’autorisation préalable, ne permettent pas aussi efficacement d’atteindre l’objectif poursuivi, notamment eu égard à la possibilité de contourner les restrictions imposées (arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 200).
122 Enfin, une mise en balance des intérêts en jeu démontre que les inconvénients que comporte, pour le requérant, le gel temporaire de fonds et l’interdiction d’entrée, pour une durée limitée, sur le territoire des États membres ne sont pas démesurés au regard des objectifs poursuivis. À cet égard, l’importance des objectifs poursuivis par les actes attaqués, qui s’inscrivent dans l’objectif plus large du maintien de la paix et de la sécurité internationale, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union énoncés à l’article 21 TUE, est de nature à prévaloir sur des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs. En effet, il y a lieu de relever que des dérogations spécifiques aux mesures peuvent être accordées par les autorités des États membres conformément à l’article 2, paragraphes 3 et 4, de la décision 2014/145, telle que modifiée, et aux articles 4 à 6 du règlement no 269/2014, tel que modifié, notamment pour répondre aux besoins fondamentaux ou essentiels des personnes en cause ou pour faire face à certaines dépenses nécessaires.
123 Par ailleurs, s’agissant de l’argument du requérant selon lequel l’inscription de son nom sur les listes en cause aurait des répercussions graves sur son droit au respect de la vie familiale et du domicile, ainsi que sur celui de sa femme et de ses enfants, en particulier parce que l’interdiction de voyager décidée par l’Union aurait indirectement pour conséquences de couper sa famille de sa résidence principale en Suisse, il y a lieu de constater que les éventuelles mesures prises à son égard par des États tiers ne peuvent être imputées aux actes attaqués.
124 En outre, quant à l’atteinte alléguée au droit au respect de la vie privée et familiale résultant du fait que le requérant ne pourrait plus rendre visite, sur le territoire de l’Union, à certains membres de sa famille, il suffit de relever que le requérant s’est borné à faire valoir que l’interdiction d’entrer ou de transiter sur le territoire de l’Union l’empêche de maintenir des liens avec ses proches et ses amis qui résident dans les États membres sans étayer cette allégation par des éléments concrets.
125 De plus, s’agissant de l’argument selon lequel les mesures restrictives en cause sont disproportionnées en raison des dangers qu’elles feraient naître pour la sécurité alimentaire mondiale, il suffit de constater que les actes attaqués n’ont pas pour objet des échanges de produits agricoles et qu’aucun lien de causalité entre la désignation du requérant sur les listes litigieuses et les risques pour la sécurité alimentaire mondiale n’a été démontré.
126 En outre, concernant les seconds actes de maintien, le 16 décembre 2022, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2022/2479, modifiant la décision 2014/145 (JO 2022, L 322I, p. 687), et le règlement (UE) no 2022/2475, modifiant le règlement no 269/2014 (JO 2022, L 322I, p. 315), qui prévoient une dérogation au gel des fonds et des ressources économiques lorsque des transactions sont nécessaires à la vente, à la fourniture, au transfert ou à l’exportation de produits agricoles et alimentaires.
127 Enfin, s’agissant de l’argument du requérant tiré des prétendues difficultés pour EuroChem de mener des activités quotidiennes, il suffit de constater que le contrôle de la légalité des actes attaqués se limite à contrôler l’inscription du nom du requérant sur les listes litigieuses et que EuroChem n’est pas visée par les mesures restrictives en cause.
128 Au vu de ce qui précède, il y a lieu de rejeter le premier moyen tiré de la violation des droits fondamentaux et du principe de proportionnalité.
Sur la demande de mesure d’instruction
129 Par lettre du 11 juin 2024, le requérant a demandé au Tribunal d’adopter une mesure d’instruction, au titre de l’article 88, paragraphe 1, du règlement de procédure, visant à ordonner sa comparution personnelle à l’audience. Il fait valoir que son témoignage personnel serait nécessaire afin de préciser les éléments factuels concernant ses liens avec Firstline Trust.
130 Le Conseil, soutenu par la Commission, fait valoir qu’il n’y a pas lieu de faire droit à cette demande.
131 S’agissant des demandes de mesures d’organisation de la procédure ou d’instruction soumises par une partie à un litige, il y a lieu de rappeler que le Tribunal est seul juge de la nécessité éventuelle de compléter les éléments d’information dont il dispose sur les affaires dont il est saisi [voir arrêts du 4 mars 2021, Liaño Reig/CRU, C‑947/19 P, EU:C:2021:172, point 98 et jurisprudence citée, et du 1er juin 2022, Algebris (UK) et Anchorage Capital Group/Commission, T‑570/17, EU:T:2022:314, point 435 et jurisprudence citée].
132 Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, même si une demande d’audition de témoins indique avec précision les faits sur lesquels il y a lieu d’entendre le ou les témoins et les motifs de nature à justifier leur audition, il appartient au Tribunal d’apprécier la pertinence de la demande par rapport à l’objet du litige et à la nécessité de procéder à l’audition des témoins cités (voir arrêt du 26 janvier 2017, Mamoli Robinetteria/Commission, C‑619/13 P, EU:C:2017:50, point 118 et jurisprudence citée ; arrêt du 22 octobre 2020, Silver Plastics et Johannes Reifenhäuser/Commission, C‑702/19 P, EU:C:2020:857, point 29). En général, le témoignage de la partie requérante elle-même ne dispose que d’une faible valeur probante (voir, en ce sens, arrêts du 14 mars 2018, Kim e.a./Conseil et Commission, T‑533/15 et T‑264/16, EU:T:2018:138, point 259, et du 31 mai 2018, Kaddour/Conseil, T‑461/16, EU:T:2018:316, point 116).
133 En l’espèce, il y a lieu de relever que les éléments contenus dans le dossier sont suffisants pour permettre au Tribunal de se prononcer, celui-ci ayant pu utilement statuer sur la base des conclusions, des moyens et des arguments développés en cours d’instance et au vu des documents déposés par les parties, sans qu’il soit nécessaire d’ordonner la comparution personnelle du requérant ou de l’entendre en qualité de témoin.
134 Il s’ensuit que la demande de mesure d’instruction doit être rejetée.
135 Il ressort de l’ensemble de ce qui précède que le recours doit être rejeté dans son ensemble.
Sur les dépens
136 Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Le requérant ayant succombé, il y a lieu de le condamner à supporter ses propres dépens ainsi que ceux exposés par le Conseil, conformément aux conclusions de ce dernier. Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, les institutions qui sont intervenues au litige supportent leurs propres dépens. Par conséquent, la Commission supportera ses propres dépens.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (première chambre)
déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) M. Andrey Melnichenko supportera ses propres dépens ainsi que ceux exposés par le Conseil de l’Union européenne.
3) La Commission européenne supportera ses propres dépens.
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 22 janvier 2025.
Signatures