Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA
présentées le 27 mars 2025 (1)
Affaire C‑34/24
Stichting Right to Consumer Justice,
Stichting App Stores Claims
contre
Apple Distribution International Ltd,
Apple Inc.
[demande de décision préjudicielle formée par le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas)]
« Renvoi préjudiciel – Abus de position dominante dans le cadre de ventes à travers une plateforme en ligne – Coopération judiciaire en matière civile et commerciale – Interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 – Compétence judiciaire internationale – Compétence territoriale – Lieu de l’événement causal – Lieu de la matérialisation du dommage – Actions représentatives – Règle procédurale nationale de concentration des procédures devant une seule juridiction »
1. Le litige à l’origine du présent renvoi préjudiciel porte sur les actions intentées par deux fondations (2) ayant leur siège aux Pays-Bas contre Apple Inc. et sa filiale européenne Apple Distribution International Ltd (3).
2. Les fondations demanderesses exercent leurs actions représentatives (4) en vertu de la Wet afwikkeling massaschade in collectieve actie (5). Par ces actions, elles demandent à la juridiction de renvoi de constater qu’Apple Inc. et Apple Ireland se sont livrées à un comportement contraire au droit de la concurrence et de les condamner au paiement d’une indemnité.
3. Le renvoi préjudiciel ne concerne pas le fond du litige, mais exclusivement la compétence de la juridiction (ou, le cas échéant, des juridictions) des Pays-Bas devant trancher ce litige.
I. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union. Le règlement (UE) n° 1215/2012
4. L’article 7, point 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 (6) dispose :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
2) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire[.] »
B. Le droit néerlandais
5. Il convient de tenir compte de la WAMCA, de l’article 3:305a du Burgerlijk Wetboek (code civil, ci-après le « BW »), ainsi que des articles 1 à 14, 209 et 220, de l’article 1018c, paragraphe 3, de l’article 1018d, paragraphe 1, et de l’article 1018e, paragraphes 1 à 3, du Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering (code de procédure civile, ci-après le « Rv »).
II. Les faits, le litige et les questions préjudicielles
A. Le contexte du litige : le fonctionnement de l’App Store
6. L’exposé qui suit est repris, en substance, de la décision de renvoi.
7. Apple produit divers appareils portables (tels que l’iPhone ou l’iPad) qui fonctionnent avec un système d’exploitation (iOS) préinstallé. Le système d’exploitation iOS est développé et géré par Apple.
8. Les logiciels d’application (ci-après les « applications ») pour les appareils Apple qui fonctionnent sur la base d’iOS peuvent être achetés (7) dans ce que l’on appelle l’« App Store » d’Apple.
9. L’App Store est une plateforme de vente d’applications développée et gérée par Apple. Depuis 2009, elle est systématiquement installée sur les appareils Apple équipés de nouvelles versions d’iOS.
10. L’App Store offre des applications gratuites et des applications payantes. Certaines sont des applications originales, c’est-à-dire qu’elles ont été développées par Apple, et d’autres le sont par des tiers (ci-après les « développeurs »). Le litige à l’origine du renvoi dans la présente affaire ne concerne que des applications du second type.
11. Certaines applications comportent des produits numériques intégrés, c’est-à-dire des fonctions, services ou produits qui peuvent être déverrouillés ou achetés dans l’application, tels que des abonnements, extensions de jeu et autres.
12. Les paiements dans l’App Store pour des applications (ou des produits intégrés dans des applications) (8) non gratuites se font en principe à travers un système de paiement introduit en 2009 (« in-app purchase », ci-après l’« IAP »).
13. Les applications pouvant être utilisées sur les appareils Apple sont principalement celles qui sont mises à disposition dans l’App Store : les applications téléchargées à partir d’autres sources « ne fonctionnent pas, ou du moins pas aussi bien » (9).
14. Pour utiliser l’App Store, les utilisateurs d’appareils Apple doivent créer un compte Apple (formé à partir d’une combinaison unique du nom d’utilisateur et du mot de passe), également connu sous le nom d’« Apple ID ».
15. Les termes et conditions des services multimédias d’Apple s’appliquent à l’utilisation de l’App Store et aux achats qui y sont effectués. Pour les utilisateurs européens qui font un achat dans l’App Store, Apple Ireland agit en tant que représentant du fournisseur de l’application.
16. L’offre d’applications dans l’App Store peut varier d’un pays à l’autre. L’App Store a, pour chaque pays, une boutique en ligne qui est utilisée selon les réglages de l’utilisateur et qui est propre à ce pays.
17. Ainsi, lorsqu’un utilisateur dont l’Apple ID indique les Pays-Bas comme pays ou région cherche à acquérir un produit dans l’App Store, il sera normalement redirigé vers la boutique en ligne néerlandaise (ci-après l’« App Store NL ») (10). Pour changer le pays associé à son compte Apple, l’utilisateur doit accepter de nouveaux termes et conditions et disposer d’un moyen de paiement valable dans ce nouveau pays.
18. L’App Store est pour les développeurs le (seul) moyen de proposer leurs applications aux utilisateurs d’appareils Apple. À cette fin, ils doivent conclure une convention avec Apple Inc. (« Developer Program License Agreement »). Moyennant le paiement d’une redevance annuelle, un développeur participe au programme de développeurs d’Apple et obtient des licences pour le logiciel iOS et ses applications.
19. Les développeurs proposent leurs applications à Apple, qui décide si elle les inclut dans l’App Store. Dans l’affirmative, celles-ci deviennent des applications sous licence et signées numériquement par Apple.
20. Si le développeur fait payer l’application, il doit respecter les conditions de distribution : concrètement, il s’engage à faire en sorte que les utilisateurs recourent au système de paiement IAP lors de l’acquisition de l’application. À cette fin, il conclut une convention distincte avec Apple.
21. Apple offre les applications exclusivement dans l’App Store et agit à ce titre comme agent des développeurs. Cela signifie qu’elle agit pour son propre compte et conclut des conventions en son nom propre, mais agit en définitive au bénéfice d’autres personnes. Chaque développeur demeure responsable en cas de litige lié au fonctionnement de ses applications.
22. Le montant à payer pour une application est versé par l’utilisateur à Apple, qui l’encaisse par l’intermédiaire du système de paiement IAP. En règle générale, Apple retient 30 % du montant payé, à titre de commission ; en cas de prolongation de la période d’utilisation du produit, ce pourcentage peut être de 15 %. Après déduction de la commission, Apple verse le solde au développeur.
B. Le litige devant la juridiction de renvoi
23. Les fondations demanderesses agissent au bénéfice de tous les utilisateurs (consommateurs et utilisateurs professionnels) de produits et de services Apple qui se sont vu offrir ou ont acheté des produits et des services dans l’App Store NL. Leurs actions représentatives ont été engagées au cours des années 2021 et 2022.
24. Elles concluent, en substance, à ce qu’il plaise au rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas) :
– dire pour droit qu’Apple Inc. et Apple Irlande ont agi de manière illicite à l’égard des utilisateurs d’applications logicielles fonctionnant sous iOS, et
– condamner conjointement les défenderesses au paiement d’une indemnité.
25. Au soutien de leurs chefs de conclusions, elles affirment :
– qu’Apple a une position dominante sur le marché de la distribution des applications fonctionnant sous iOS et sur le système de paiement de ces applications (IAP) ;
– qu’Apple abuse de sa position dominante au sens de l’article 102 TFUE (11), et que
– l’abus de position dominante consistant à prélever des commissions excessives sur le prix de vente perçu, par l’intermédiaire du système de paiement IAP, sur des applications dans l’App Store est un acte illicite à l’égard des utilisateurs.
26. Apple conteste la compétence judiciaire du rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam). Selon elle, cette compétence ne peut être fondée sur l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, car le fait dommageable allégué ne s’est pas produit aux Pays-Bas. Ce fait ne peut être localisé à Amsterdam, aucun événement spécifique n’ayant eu lieu exclusivement ou en particulier à Amsterdam ou aux Pays-Bas.
27. À titre subsidiaire, Apple soutient que le juge a quo ne serait compétent que concernant les utilisateurs qui habitent à Amsterdam ou qui effectuent à Amsterdam un achat sur l’App Store qui a une boutique en ligne des Pays-Bas. Pour les demandes relatives à tous les autres utilisateurs, ce juge ne serait pas compétent internationalement et territorialement en vertu de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012.
28. Dans un jugement interlocutoire du 16 août 2023, la juridiction de renvoi a considéré, en ce qui concerne Apple Ireland, que le litige relevait du champ d’application du règlement n° 1215/2012.
29. À cet effet, elle a estimé que, en application de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, les juridictions des Pays-Bas disposaient de la compétence judiciaire internationale, tant au titre du lieu de l’événement causal que du lieu de la matérialisation du dommage. Le point de savoir quelle juridiction, parmi celles-ci, serait territorialement compétente n’est toutefois pas clair.
30. Dans ce même jugement, la juridiction de renvoi a émis des doutes quant à l’incidence de la circonstance que les actions représentatives ont été intentées, au titre de l’article 3:305a BW, par une personne morale ayant un droit propre (c’est-à-dire non en tant qu’agent, mandataire ou cessionnaire). Elle n’est pas certaine que cette circonstance puisse affecter la détermination de la compétence territoriale, en application de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012.
31. De plus, selon le juge a quo, s’il devait être admis que, à l’intérieur des Pays-Bas, la compétence territoriale pour connaître d’une action représentative était répartie entre des juges de différents ressorts, les affaires pourraient encore être concentrées devant une seule juridiction en vertu de dispositions de droit national. Toutefois, il n’a pas non plus la certitude que cela soit compatible avec l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012.
C. Les questions préjudicielles
32. Dans ce contexte, le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) a posé les questions suivantes à la Cour :
« Question 1 (lieu du fait dommageable) [“Handlungsort”]
a. Dans un cas de figure tel que celui qui se présente en l’espèce, où l’abus de position dominante allégué au sens de l’article 102 TFUE est mis en œuvre dans un État membre au moyen de ventes à travers une plateforme en ligne gérée par Apple qui s’adresse à l’ensemble de l’État membre, Apple Irlande agissant en qualité de distributeur exclusif et de commissionnaire du développeur et retenant une commission sur le prix d’achat, que faut-il considérer comme étant le lieu du fait dommageable au sens de l’article 7, point 2, du règlement [n° 1215/2012] ? Le fait que la plateforme en ligne soit en principe accessible dans le monde entier a-t-il une incidence à cet égard ?
b. Le fait que la présente affaire porte sur des actions intentées au titre de l’article 3:305a [BW], par une personne morale ayant pour but de défendre, en vertu d’un droit propre, les intérêts collectifs de plusieurs utilisateurs qui sont établis dans différents ressorts (appelés arrondissements aux Pays-Bas) d’un État membre a‑t‑il une incidence à cet égard ?
c. Si, sur la base de la question 1a (et/ou 1b), plusieurs juges territorialement compétents sur le plan interne, et non pas un seul, sont désignés dans l’État membre concerné, l’article 7, point 2, du règlement [n° 1215/2012] s’oppose-t-il à l’application de règles (de procédure) nationales permettant le renvoi à une seule juridiction à l’intérieur de cet État membre ?
Question 2 (lieu de survenance du dommage) [“Erfolgsort”]
a. Dans un cas de figure tel que celui qui se présente en l’espèce, où le préjudice allégué est survenu à la suite d’achats d’applications et de produits numériques intégrés dans des applications numériques réalisés à travers une plateforme en ligne gérée par Apple (l’App Store), Apple Irlande agissant en qualité de distributeur exclusif et de commissionnaire du développeur et retenant une commission sur le prix d’achat (et ayant donné lieu à la fois à un prétendu abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE et à une infraction alléguée à l’interdiction des ententes au sens de l’article 101 TFUE), et où le lieu où ces achats ont été effectués ne peut pas être déterminé, le seul siège de l’utilisateur peut-il servir de facteur de rattachement pour déterminer le lieu de survenance du dommage au sens de l’article 7, point 2, du règlement [n° 1215/2012] ? Ou existe-t-il, dans cette situation, d’autres facteurs de rattachement pour désigner un juge compétent ?
b. Le fait qu’en l’espèce les actions sont intentées au titre de l’article 3:305a [BW], par une personne morale ayant pour but de défendre, en vertu d’un droit propre, les intérêts collectifs de plusieurs utilisateurs qui sont établis dans différents ressorts (appelés arrondissements aux Pays-Bas) d’un État membre a‑t‑il une incidence à cet égard ?
c. Si, sur la base de la question 2a (et/ou 2b), un juge territorialement compétent sur le plan interne est désigné dans l’État membre concerné, avec une compétence limitée aux actions intentées pour une partie des utilisateurs dans cet État membre, alors que d’autres juges sont territorialement compétents dans ce même État membre pour les actions intentées pour une autre partie des utilisateurs, l’article 7, point 2, du règlement [n° 1215/2012] s’oppose-t-il à l’application de règles (de procédure) nationales permettant le renvoi à une seule juridiction à l’intérieur de cet État membre ? »
III. La procédure devant la Cour
33. La demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 18 janvier 2024.
34. Des observations écrites ont été déposées par les fondations demanderesses, Apple Inc. et Apple Ireland, les gouvernements néerlandais et portugais, ainsi que par la Commission européenne. Tous, à l’exception du gouvernement portugais, ont comparu à l’audience qui s’est tenue le 10 décembre 2024.
IV. Analyse
35. La juridiction de renvoi est saisie d’un litige dans lequel deux fondations qui défendent les intérêts d’une pluralité d’utilisateurs agissent contre Apple en formulant deux chefs de conclusions : que l’existence d’une infraction pour abus de position dominante soit constatée et que les entreprises contrevenantes soient condamnées au paiement d’une indemnité.
36. La juridiction de renvoi semble avoir déjà déterminé qu’elle possédait une compétence judiciaire internationale pour trancher le litige (12). Elle souhaite désormais savoir si elle est, en outre, territorialement compétente au sens de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012.
37. Il me semble opportun, tout d’abord, de rappeler certaines caractéristiques pertinentes de cet article tel qu’interprété par la Cour. J’en viendrai ensuite à la réponse aux questions, à la lumière de ces considérations.
A. L’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012
38. L’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 prévoit une règle de compétence spéciale. En vertu de cette disposition, le demandeur peut exercer son action en responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.
39. La formule « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire » couvre tant « le lieu où le dommage a été matérialisé, [que] le lieu de l’événement causal », lorsque ceux-ci ne coïncident pas (13). Dans la littérature juridique (et la décision de renvoi elle-même), ils sont communément appelés, respectivement, « Erfolgsort » et « Handlungsort ». Le choix entre l’un et l’autre appartient au demandeur. Toutefois, le for n’est pas conçu de manière à bénéficier à la victime (14).
40. Cette règle, en tant que règle spéciale, doit faire l’objet d’une interprétation stricte (15).
41. L’interprétation de la règle spéciale doit en outre être autonome, ce qui exclut de recourir à des concepts juridiques nationaux ou de faire dépendre l’identification du point de rattachement de critères d’appréciation issus du droit matériel national (16). Les « circonstances propres au type d’action prévu par le droit national applicable » sont donc dénuées de pertinence (17).
42. Les raisons pour lesquelles le législateur européen a consacré le critère de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 sont exposées au considérant 16 dudit règlement et sont essentielles aux fins de l’interprétation que lui a donnée la Cour (18) :
– la juridiction désignée en application de ce critère présente avec le litige un lien particulièrement étroit en raison d’une proximité géographique avec des éléments objectifs (19). Ces éléments serviront aux fins de la preuve de la commission de l’acte illicite et de ses conséquences et, ainsi, de la bonne administration de la justice (20), et,
– en raison de cette même proximité, le demandeur pourra facilement déterminer l’organe compétent, une fois que les faits se seront produits (21). Pour le défendeur, il est également possible de prévoir avant les faits quel sera cet organe, étant donné que la localisation de celui-ci correspond à celle de ses propres activités (l’acte illicite allégué) (22).
43. L’interprétation donnée par la Cour à l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 implique que cette disposition attribue directement et immédiatement tant la compétence internationale que la compétence territoriale à la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire (23).
44. Selon la Cour, les États membres « ne sauraient appliquer des critères d’attribution de compétence différents » par rapport à ceux découlant dudit article 7, point 2 (24).
45. Cette jurisprudence est constante, présente des arguments en sa faveur (25) et semble être conforme à la volonté du législateur. Admettre que l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 désigne directement l’organe disposant de la compétence judiciaire internationale et territoriale correspond, en effet, à l’intention qu’avait le législateur au moment où la règle a été adoptée. Les modifications que le texte a subies depuis lors n’ont pas remis en cause cette intention.
B. Les questions préjudicielles 1a et 2a
46. La juridiction de renvoi se demande quelle juridiction est territorialement compétente, au titre du lieu de l’événement causal (question 1a) et du lieu de la matérialisation du dommage (question 2a), dans des circonstances telles que celles de l’espèce. À ce stade, les deux questions font abstraction des difficultés relatives au fait que l’on soit en présence d’actions représentatives (sur lesquelles porteront les questions 1b et 2b).
1. Le lieu où s’est produit l’évènement causal du (prétendu) dommage
a) Quel fait est à l’origine du dommage ?
47. La prémisse retenue par la juridiction de renvoi est que le dommage causé aux utilisateurs (sur l’existence duquel elle ne se prononce logiquement pas encore) découle d’un comportement d’Apple que les fondations demanderesses qualifient d’abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE.
48. Ce comportement consisterait, en résumé, en ce qu’Apple, profitant de sa position dominante, impose des commissions excessives aux développeurs d’applications pour l’App Store. Le montant de ces commissions est ensuite répercuté sur les utilisateurs, en augmentant le prix que ceux-ci doivent acquitter lors du téléchargement des applications de l’App Store NL.
49. Il n’est pas contesté que, dans l’abstrait, une pratique anticoncurrentielle par laquelle une entreprise exploite abusivement sa position dominante est susceptible de causer un dommage. Dans son arrêt flyLAL-Lithuanian Airlines (26), la Cour a fait référence à la localisation, dans le cadre d’une action en réparation pour abus de position dominante, de l’évènement causal qui est à l’origine de ce dommage.
50. Le principe selon lequel l’événement causal décisif, aux fins de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, correspond aux actes qui mettent en œuvre l’abus de position dominante me semble, de manière générale, valable : c’est sa mise en pratique qui varie en fonction du cas d’espèce.
51. En appliquant ce critère, la juridiction de renvoi assimile l’événement causal à la vente d’applications dans l’App Store NL, Apple agissant à cet égard en tant que distributeur exclusif et agent des développeurs et retenant une commission sur le prix payé par les utilisateurs (27).
52. Selon la juridiction de renvoi, les juges des Pays-Bas peuvent donc être internationalement compétents, ce pays constituant le marché affecté par le comportement illicite, puisque c’est là que les ventes ont (également) lieu.
53. Je ne suis pas entièrement convaincu que, dans les circonstances de la présente affaire, ce choix de l’événement causal soit le plus approprié (28). Cependant, je partirai, en tant qu’hypothèse de travail, du choix de l’évènement ainsi opéré par la juridiction de renvoi.
b) Où s’est produit l’événement causal à l’origine du dommage ?
54. La détermination du lieu où la vente d’applications par l’intermédiaire de l’App Store NL s’est produite, au sens de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, n’est pas sans difficultés. Si la juridiction de renvoi elle-même considère que la vente a lieu aux Pays-Bas, elle reconnaît, dans l’une de ses questions (la question 2a), que « le lieu où ces achats ont été effectués ne peut pas être déterminé ».
55. Je commencerai par relever que, dans ce contexte, la même solution que celle qui a déjà été admise par la Cour dans d’autres arrêts pourrait être utilisée. Lorsqu’il est très difficile ou impossible d’établir le lieu du fait générateur du dommage, l’option qui s’offre au demandeur, en vertu de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, est de saisir la juridiction compétente au titre du lieu de la matérialisation du dommage (29).
56. Je n’ignore pas que, à d’autres occasions, la Cour a choisi une voie différente et écarté, afin de préserver l’alternative offerte par l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, des interprétations qui rendaient « excessivement difficile » ou « impossible » l’identification par le demandeur du lieu de l’événement causal, pour en proposer d’autres (30). J’explorerai donc également cette voie.
57. Selon les indications de la juridiction de renvoi :
– sur l’App Store NL, Apple propose une offre spécifique d’applications aux consommateurs et entreprises des Pays-Bas ;
– pour l’acquisition des applications, Apple redirige vers cette boutique en ligne particulière (l’App Store NL) les utilisateurs qui, en configurant leur compte Apple, ou Apple ID, ont indiqué leur localisation dans cet État membre (31), et,
– dans le même temps, Apple restreint l’accès de ces utilisateurs (qui, selon leur Apple ID, se trouvent aux Pays-Bas) à d’autres App Stores conçues pour le public d’autres États.
58. J’estime que l’argument justifiant la compétence des juridictions des Pays-Bas (ou, en général, de tout autre État membre) au titre du lieu de l’évènement causal n’est donc pas la simple accessibilité d’une App Store (32) sur le territoire de cet État.
59. Selon moi, cette attribution de compétence résulterait, en réalité, d’une fiction de localisation : il est supposé que les utilisateurs d’iOS établis, selon leur Apple ID, aux Pays-Bas acquièrent dans ce pays leurs applications lorsqu’ils utilisent l’App Store NL (33). La commission qui est à l’origine du surprix au détriment des utilisateurs est prélevée lors de cette vente (34) « localisée » sur le territoire des Pays-Bas.
60. Cependant, en admettant ainsi que l’espace virtuel correspond à l’espace géographique de l’État membre (35), ce qui, dans ce mécanisme d’achat, n’existe pas (et, en réalité, pourrait difficilement exister) est un élément de rattachement unique permettant d’attribuer la compétence pour connaître des actions à une juridiction ou une autre à l’intérieur des Pays-Bas.
61. En effet, selon la juridiction de renvoi :
– il n’existe pas de facteur de rattachement clair en vertu duquel les actions relèvent du juge d’un ressort néerlandais et non de celui d’un autre. L’App Store NL est destinée à l’ensemble des Pays-Bas (elle est accessible sur l’intégralité de leur territoire) et, dans le cadre d’une vente effectuée par son intermédiaire, on ne peut pas parler, proprement dit, d’un lieu concret où une opération spécifique est réalisée, et
– il existe un doute quant à savoir si, dans ces conditions, l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 conduit à identifier une juridiction compétente ratione locis, parmi toutes celles de l’État membre qui disposent d’une compétence ratione materiae.
62. Si l’on adopte la fiction de localisation à laquelle j’ai fait référence ci-dessus, on pourrait soutenir, en principe, qu’est territorialement compétente la juridiction des Pays-Bas dans le ressort de laquelle la vente par l’intermédiaire de l’App Store NL est effectuée. L’attribution de compétence dépendrait du lieu, à l’intérieur des Pays-Bas, où l’appareil utilisé pour accéder à l’App Store NL se trouve au moment de la vente (36).
63. Une telle solution s’avère toutefois peu pratique :
– d’une part, les appareils Apple utilisés pour effectuer des achats (télécharger des applications) seront souvent mobiles : leur position est aléatoire, instable et difficile à vérifier, et,
– d’autre part, se fonder sur le lieu de chaque vente, en tant que manifestation individualisée de l’abus de position dominante aux Pays-Bas, ouvre la porte à une pluralité des procédures dans cet État (37).
64. Dans ses observations, l’une des fondations demanderesses soutient que, en raison tant de l’acte illicite que du moyen (virtuel) par lequel il se produit, tout juge néerlandais est territorialement compétent en application de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 (38).
65. Une interprétation de cette disposition en ce sens qu’elle attribuait une compétence territoriale à toutes les juridictions d’un État membre (dont le public aurait été ciblé par l’activité en cause) était avancée par M. l’avocat général Jääskinen dans ses conclusions dans l’affaire C‑170/12 (39). Il y proposait, afin d’identifier la juridiction internationalement compétente au titre du lieu de la matérialisation du dommage, de tenir compte de l’orientation de l’activité d’un site Internet vers un État membre donné. La Cour n’a pas accepté ce critère de localisation.
66. Selon moi, une interprétation de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 qui, du point de vue de la compétence internationale et territoriale, aboutit à considérer que toutes les juridictions d’un État membre sont interchangeables s’avère paradoxale. L’objet de cette disposition est précisément d’identifier une juridiction, de manière concrète, en raison de son lien géographique particulier avec les faits pertinents aux fins du litige (40).
67. La pluralité de juridictions compétentes (ou plutôt, de procédures simultanées devant plusieurs juridictions, à même d’aboutir à des décisions éventuellement incohérentes entre elles) est une solution qui, de manière générale, doit être évitée dans le cadre de l’interprétation du règlement n° 1215/2012, y compris s’agissant de son article 7, point 2 (41).
68. C’est la raison pour laquelle, confrontée à des situations factuelles complexes, la Cour a eu tendance à choisir un organe en particulier comme étant adéquat pour établir la compétence judiciaire. Ce faisant, elle « évite la multiplication des compétences. Cela est conforme au caractère spécial de la compétence [...] et à la nécessité d’une interprétation restrictive, tout en permettant une meilleure prévisibilité » (42).
69. S’agissant du lieu de la matérialisation du dommage, la Cour a admis la pluralité de juridictions, tout en ne permettant, cependant, à chaque juridiction de connaître que du préjudice subi sur le territoire de l’État membre dont elle relève (43).
70. L’unité de la compétence judiciaire à ce même titre (le lieu de matérialisation du dommage) est également la solution retenue pour une action concernant des surcoûts dans les achats de plusieurs biens affectés par des arrangements collusoires : lorsque ces biens n’ont pas été acquis dans le ressort d’un seul tribunal dans l’État membre où se trouve le (ou un) marché affecté, la compétence appartient aux tribunaux du domicile de l’acquéreur (44).
71. Il n’est toutefois pas aisé de maintenir une telle argumentation dans des circonstances telles que celles de l’espèce, où la vente n’a pas lieu, à proprement parler, dans un espace matériel, mais dans un univers numérique. Il conviendrait de recourir de nouveau à des fictions de localisation pour parvenir à une localisation unitaire de cette vente, en en sélectionnant une, parmi les localisations possibles, qui fonctionnerait comme unique situs fictus de l’activité du défendeur dans l’État membre où il abuse de sa position dominante.
72. Dans cette perspective, il pourrait être déterminé que, pour un utilisateur qui, sur la base de son Apple ID, est dirigé vers l’App Store NL, toutes les ventes effectuées par l’intermédiaire de cette App Store ont lieu au domicile ou au siège de cet utilisateur aux Pays-Bas, en faisant abstraction de sa localisation physique réelle dans ce pays au moment de chaque vente.
73. Ainsi, un utilisateur (ou un groupe d’utilisateurs ayant leur domicile dans le même ressort territorial) pourrait agir, au titre du lieu de l’événement causal, devant les tribunaux du lieu de son domicile sur le marché affecté par la pratique anticoncurrentielle d’Apple en ce qui concerne les acquisitions réalisées par l’intermédiaire de l’App Store destinée à ce marché.
74. Cette solution impliquerait d’admettre un forum actoris qui, selon moi, est justifié au regard de la stratégie commerciale d’Apple (45). Il n’a donc pas pour objectif la protection de la victime (46).
2. Le lieu de la matérialisation du dommage
75. Les difficultés que je viens d’exposer pour déterminer où s’est produit l’évènement causal (étant considéré comme tel les ventes d’applications aux utilisateurs dans l’App Store NL) sont moindres s’agissant du lieu de la matérialisation du dommage.
76. Le (prétendu) dommage subi par l’utilisateur consisterait dans le surcoût que celui-ci paye pour le téléchargement d’applications à partir de l’App Store. Le prix de l’application augmente, car ses développeurs répercutent sur l’utilisateur la commission qui leur est imposée par Apple.
77. La juridiction de renvoi demande si, pour identifier la juridiction compétente au titre du lieu de la matérialisation du dommage, lorsque « le lieu où [les] achats ont été effectués ne peut pas être déterminé », le domicile de l’utilisateur pourrait être utilisé comme critère de rattachement.
78. Dans le cadre de l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, la Cour a affirmé ce qui suit :
– un dommage résultant « pour l’essentiel des surcoût[s] payés en raison des prix artificiellement élevés » peut être qualifié de « dommage direct permettant de fonder, en principe, la compétence des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel il s’est matérialisé » (47), et,
– « [l]orsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est prétendument survenu, il y a lieu de considérer que le lieu de la matérialisation du dommage, aux fins de l’application de l’article [7, point 2, du règlement n° 1215/2012], se trouve dans cet État membre » (48).
79. La compétence judiciaire repose donc sur la coïncidence, dans un même État membre, de deux éléments : le marché affecté et le lieu où la victime concrète subit le préjudice. Dans cette affaire, les Pays-Bas sont le (un) marché affecté.
80. Dans des cas où le comportement illicite (la prétendue exploitation abusive de la position dominante) s’est traduit par un transfert du patrimoine des victimes vers celui de l’auteur de l’infraction, par le paiement d’un surprix, la Cour a admis, dans des contextes physiques (par opposition à des contextes virtuels), comme lieu de la matérialisation du dommage, soit le lieu de l’acquisition de l’objet grevé du surprix (49), soit le lieu du domicile de la victime (50). Elle a également identifié comme lieu d’acquisition des biens corporels celui où ceux-ci sont livrés (51).
81. Suivant ces orientations, j’estime que, pour préciser le lieu de la matérialisation du dommage dans la présente affaire, le siège ou le domicile de la victime aux Pays-Bas, où se trouve également le marché affecté par l’abus de position dominante, peut être utilisé comme facteur de rattachement.
82. En effet, lorsque le préjudice consiste en un surcoût et que l’utilisateur acquiert le produit (d’une valeur moindre que le prix payé) dans l’environnement virtuel, dès lors qu’il s’agit d’une application numérique dépourvue de substance matérielle, il me semble peu utile de tenter de localiser la juridiction compétente par référence à la livraison du produit (52).
83. Au contraire, le facteur de rattachement fondé sur le domicile de l’utilisateur est a fortiori d’autant plus approprié que, comme en l’espèce, le défendeur (Apple) conçoit son activité en fragmentant par pays le marché affecté et lie les utilisateurs finaux à ce marché.
84. Enfin, il convient de tenir compte du fait que, selon les indications fournies par la juridiction de renvoi dans son jugement interlocutoire du 16 août 2023 (53), Apple Ireland inclut une clause attributive de compétence dans ses contrats avec les utilisateurs aux fins de l’utilisation de l’App Store. Si l’utilisateur réside dans un État membre de l’Union européenne, la loi applicable et la juridiction compétente sont celles du pays dans lequel l’utilisateur a son lieu de résidence habituelle. Cette donnée n’est donc pas inconnue d’Apple, et celle-ci pourra difficilement invoquer l’imprévisibilité de demandes formées aux Pays-Bas qui, bien qu’elles ne relèvent pas de la clause d’élection du for (applicable à sa responsabilité contractuelle), découlent directement d’acquisitions sur l’App Store NL.
85. Je ne vois donc pas d’inconvénient à ce que le dommage résultant d’un transfert de patrimoine excessif, inhérent au paiement du surcoût, soit localisé, à l’intérieur du marché affecté, au domicile de la victime, qui, en règle générale, y centralise son patrimoine.
86. Si cette solution est acceptée, il n’est pas nécessaire d’exiger un autre élément de rattachement, comme pourrait l’être l’enregistrement dans le même ressort du compte bancaire de l’utilisateur sur lequel le paiement est facturé. Dans les circonstances décrites, j’estime que la solution proposée répond aux objectifs de proximité et de prévisibilité de la règle de compétence.
C. Les questions préjudicielles 1b et 2b
1. L’absence d’incidence du caractère représentatif de l’action
87. Rien ne s’oppose à ce que des actions représentatives soient intentées dans des situations présentant des éléments transfrontaliers, telles que celles en cause dans le présent litige.
88. Jusqu’à présent, la Cour n’a pas été appelée à examiner l’incidence que ce type d’actions pouvait avoir dans de telles situations (54).
89. L’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 prévoit, comme je l’ai déjà rappelé, une règle spéciale pour délimiter la compétence judiciaire dans le cadre des actions portant sur des obligations non contractuelles fondées sur la responsabilité du débiteur envers le créancier.
90. Cette règle ne constitue pas un privilège personnel qui favorise exclusivement le créancier : elle peut être utilisée par d’autres personnes, notamment par des représentants du créancier ou par ses successeurs en droit (55). Elle peut également l’être par des défenseurs d’intérêts particuliers, mais communs (56), ou d’un intérêt général (57).
91. L’objectif de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 est de désigner comme compétente (internationalement et localement) une juridiction ayant un lien géographique particulier avec le lieu de l’événement causal ou du dommage causé.
92. Par conséquent, si la cession de la créance ou le caractère collectif d’une action n’excluent pas le recours à cette disposition, la compétence internationale et territoriale au titre de celle-ci demeure, en tout état de cause, déterminée par référence à l’activité ayant occasionné le dommage ou à la localisation de ce dernier.
93. Selon moi, cette affirmation vaut également pour les actions intentées par une entité à laquelle l’ordre juridique confère un droit propre, c’est-à-dire non dépendant d’un mandat ou d’une cession, en vue d’obtenir la réparation de préjudices individuels. Deux arguments soutiennent cette thèse :
– en premier lieu, l’habilitation procédurale de l’entité qui introduit l’action représentative ne modifie pas, en réalité, l’objet du litige. Celui-ci consiste, in fine, à obtenir une indemnisation individuelle pour chaque sujet directement affecté. Les revendications individuelles sous-tendent la demande collective : le droit à obtenir une indemnité, et le montant de celle-ci, devront en fin de compte être établis séparément pour chacune des personnes lésées (le cas échéant, sous le contrôle de la même juridiction que celle qui constate l’existence de ce droit), et,
– en second lieu, de la même manière que la détermination du « lieu du fait dommageable » ne saurait dépendre de la loi applicable au fond en matière de responsabilité civile (58), elle ne saurait non plus dépendre d’une configuration de la procédure variable en fonction de l’État membre concerné.
94. La compétence qui appartient aux juridictions du lieu de l’évènement causal du dommage découle de l’acte illicite, qui est le même indépendamment de la question de savoir qui est le créancier actuel ou qui agit en qualité de demandeur. La demande en dommages et intérêts ne perd pas son lien avec le lieu où s’est produit le fait dommageable en raison d’un transfert de la créance ou parce qu’un tiers en assume la défense en vertu d’une disposition légale. Le fait générateur du dommage est également le même, et les éléments de preuve demeurent là où ils se sont toujours trouvés.
95. Le respect du facteur « prévisibilité » s’oppose à ce que la juridiction compétente, pour un même événement causal à l’origine du dommage, varie selon que la personne qui occupe la position de demandeur soit le titulaire des intérêts, son successeur ou un représentant (de ce titulaire ou de ces intérêts).
96. Ainsi, une entité qui exerce des actions représentatives ne pourra former sa demande devant une seule juridiction (au titre de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012) que si le fait dommageable a) est unique et s’est produit, ou risque de se produire, dans le ressort territorial de cette juridiction, ou b) est tel que tous les faits pertinents (c’est-à-dire chacun de ceux qui affectent les titulaires ultimes de l’intérêt représenté) coïncident dans ce ressort.
97. Je reconnais que, à l’intérieur d’un État membre, cette exigence réduit l’utilité du mécanisme des actions représentatives lorsque le législateur national a choisi de ne pas désigner, afin de connaître de telles actions, une juridiction avec une délimitation territoriale de compétence unique couvrant l’ensemble du territoire (59).
98. En effet, tenue par les limites de compétence territoriale de chaque organe national, l’entité qualifiée devra délimiter la portée objective et subjective de l’action représentative, en localisant le « fait dommageable », au sens de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, dans le ressort de chacune de ces juridictions (60). Une défense plus large des intérêts en jeu, couvrant des évènements et des dommages survenus dans d’autres ressorts territoriaux du même État, nécessiterait de multiplier les procédures, conformément à ces délimitations géographiques.
99. On peut objecter que cette solution ne s’accorde pas bien avec la logique des actions représentatives, qui ne reposent pas sur la proximité entre le litige et la juridiction qui en connaît, mais sur la similitude des intérêts défendus. Néanmoins, cette solution, même si elle semble insatisfaisante, est celle qui découle de l’application de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 à un cas de figure dont les règles applicables n’ont pas été modifiées en vue de les adapter à la nouvelle réalité (celle des actions représentatives).
100. Avec les règles actuelles (61), l’entité qualifiée qui souhaite introduire une action représentative unique à des fins de réparation, pour des infractions survenues dans différents lieux aux Pays-Bas et dont les conséquences se ressentent dans plusieurs ressorts territoriaux de ce même pays, et qui vise un défendeur domicilié dans un autre État membre, devrait introduire sa demande dans ce second État (62).
101. Les problèmes inhérents aux actions représentatives dans des contextes transfrontaliers n’étaient pas inconnus au moment de la refonte du règlement n° 1215/2012 (en 2012). Face à la divergence des modèles nationaux qui existaient alors, il a finalement été décidé de ne pas introduire de règles spécifiques dans le règlement, dans l’attente de l’évolution du droit dans ce domaine (63).
102. Cette évolution a déjà eu lieu, mais ne s’est pas traduite par des changements dans les règles attributives de la compétence judiciaire internationale (64). Comme je le soulignerai ci-après, la directive 2020/1828 (dont l’adoption aurait pu être l’occasion idéale pour le faire) n’a pas modifié le règlement n° 1215/2012.
103. En définitive, j’estime qu’il convient de répondre aux questions 1b et 2b en ce sens que, en l’état actuel du droit de l’Union, le fait que le demande a été introduite par une entité qualifiée en vertu de la législation nationale pour intenter, en son nom propre, des actions représentatives visant à défendre les intérêts d’une pluralité d’utilisateurs est sans incidence sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012.
2. La directive 2020/1828
104. La directive 2020/1828 n’est pas applicable en l’espèce (65), tant pour des raisons temporelles (elle ne concerne que les actions engagées à partir du 25 juin 2023) que pour des raisons matérielles (son champ d’application ne s’étend, en principe, pas aux actions représentatives fondées sur une infraction aux règles de concurrence).
105. Sans négliger l’objectif consistant à renforcer l’effet utile de cette directive (66), je ne suis pas convaincu que cet objectif justifie une interprétation qui dénature la règle spéciale de compétence au point tel que décrit.
106. En ce sens, il convient de rappeler que le fait d’« assurer une cohérence entre différents actes du droit de l’Union ne saurait conduire à donner aux dispositions d’un règlement relatif aux règles de compétence une interprétation étrangère au système et aux objectifs de celui-ci » (67).
107. La directive 2020/1828 n’a pas apporté de modifications au règlement n° 1215/2012. Qui plus est, conformément à son article 2, paragraphe 3, cette directive « est sans préjudice des règles de l’Union en matière de droit international privé, en particulier des règles relatives à la compétence ainsi qu’à la reconnaissance et à l’exécution des décisions en matière civile et commerciale [...] » (68).
108. Dans le même ordre d’idées, le considérant 21 de la directive 2020/1828 indique que « [l]es instruments existants du droit de l’Union devraient s’appliquer au mécanisme procédural des actions représentatives requis par la présente directive ».
109. Le législateur européen a donc voulu soumettre les actions représentatives aux règles de compétence judiciaire internationale existantes. À proprement parler, il n’y aurait pas de lacune dans la réglementation que l’interprète du droit serait autorisé à couvrir, mais une exclusion intentionnelle que le législateur a voulu maintenir.
110. Il incombe aux États membres de transposer correctement la directive 2020/1828. Ce faisant, ils auront dû tenir compte, ou devront tenir compte, du fait que celle-ci renvoie, en les laissant intactes, aux règles de compétence judiciaire internationale du règlement n° 1215/2012.
111. Conscients des conséquences découlant de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 dans des affaires telles que celle de l’espèce, certains États membres, comme je l’ai déjà indiqué, ont choisi d’établir un ressort territorial unique (et ainsi une unique juridiction compétente) pour ce type d’actions (69).
112. D’autres États membres, comme les Pays-Bas, semblent avoir choisi de mettre en place des correctifs ex post, même si cela ne concerne que l’introduction de plusieurs demandes connexes. Je me pencherai ultérieurement sur cette possibilité, évoquée dans les questions préjudicielles 1c et 2c.
3. À titre subsidiaire : admission de l’incidence du caractère représentatif de l’action
113. Plusieurs parties et intervenants ont formulé d’autres propositions d’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, visant à faciliter la mise en œuvre des actions représentatives (70). En résumé, ces propositions :
– suggèrent de retenir le siège de l’entité qui intente l’action (71) ;
– préconisent comme for celui du lieu où une ou plusieurs personnes affectées pourraient agir (72) ;
– plaident en ce sens que toutes les juridictions néerlandaises disposeraient d’une compétence égale pour connaître de l’action représentative (73), ou
– limitent la portée de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 à la compétence internationale, avec un renvoi au droit interne pour la désignation du juge territorialement compétent (74).
114. Je crois que, dans une plus ou moins grande mesure, ces propositions se heurtent aux principes qui sous-tendent l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 et inspirent son interprétation constante (75).
115. Je les examinerai séparément, en intégrant dans un premier ensemble les propositions du gouvernement néerlandais, de Stichting App Stores Claims et de la Commission. Dans le second ensemble, je passerai en revue les propositions de Stichting Right to Consumer Justice.
a) Le siège de l’entité qualifiée pour intenter des actions représentatives et le lieu où une ou plusieurs personnes affectées pourraient agir
116. La solution consistant à tenir compte du siège de l’entité qualifiée (pour introduire l’action représentative) dissocie les critères attributifs de la compétence judiciaire internationale et territoriale : ce siège ne justifie pas la compétence internationale en application de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012. Accepter une telle interprétation doterait cette disposition d’une fonction de répartition des affaires entre les organes d’un même État membre, indépendante et distincte de la fonction d’attribution de la compétence judiciaire internationale.
117. La proposition ainsi formulée :
– consacrerait un forum actoris dépourvu de lien avec les faits du litige, que l’entité requérante pourrait, en outre, fixer de manière stratégique pour chaque demande particulière. Ce risque est accru si l’entité est constituée, comme c’est parfois le cas, dans le but spécifique d’introduire une action représentative, et
– conférerait une compétence à une juridiction qui n’était pas prévisible pour le défendeur avant le litige (76) (car l’entité requérante, en tant que telle, n’a subi aucun préjudice) et dont la proximité avec ce dernier (77) n’est aucunement garantie.
118. Quant à la Commission, elle suggère dans sa proposition (78) que l’entité exerçant l’action représentative « pou[rrait] choisir la juridiction », étant entendu qu’il suffit que la juridiction en question soit territorialement compétente pour au moins une personne ou une partie des personnes composant le groupe dont cette entité représente les intérêts.
119. Ainsi exposée, la proposition de la Commission sépare, dans l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, la désignation de la compétence judiciaire internationale du volet territorial. Elle consacre un forum actoris fixé par l’entité requérante à son gré, sans autre condition que celle d’être un lieu où au moins une personne lésée ou un groupe de personnes lésées pourrait intenter une action individuelle au titre du lieu de la matérialisation du dommage.
120. Pour les éléments de l’action représentative qui sont homogènes, il n’existe pas entre la juridiction désignée et les éléments de preuve une plus ou moins grande proximité que celle que pourrait avoir une quelconque autre juridiction. Pour les éléments qui doivent être différenciés, la proximité n’est certaine qu’à l’égard de l’intéressé victime du « fait dommageable » concret opérant en tant qu’élément de référence aux fins de la compétence territoriale. Il en va de même en ce qui concerne la prévisibilité pour le défendeur (79).
121. Chacune de ces deux propositions suppose, en définitive, une transformation profonde de la règle de compétence spéciale et, par là même, une altération de l’équilibre des intérêts que le législateur de l’Union a défini dans le règlement n° 1215/2012 : selon moi, l’interprète du droit n’est pas habilité à agir ainsi (80).
122. Ces deux propositions, bien qu’elles ne renoncent pas, en apparence, à désigner une juridiction caractérisée par son lien avec le litige (81), créent, en réalité, de nouveaux critères de détermination de la compétence territoriale.
123. Ces (nouveaux) critères sont inspirés par l’objectif d’une bonne administration de la justice, entendue non pas comme la facilitation de l’obtention, l’évaluation ou l’administration des preuves, mais comme une gestion procédurale efficace d’intérêts concordants. Or, l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, en tant que tel, ne poursuit pas ce dernier objectif (82).
b) Compétence territoriale de toute juridiction néerlandaise ou renvoi au droit national
124. Stichting Right to Consumer Justice soutient que, dans les circonstances de l’affaire, toutes les juridictions des Pays-Bas disposent d’une compétence égale pour connaître de l’action représentative. À titre subsidiaire, elle suggère de limiter le rôle de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 à la détermination de la juridiction compétente au niveau international.
125. J’ai déjà écarté comme étant paradoxale une interprétation de la règle en ce sens qu’elle attribue indistinctement la compétence judiciaire internationale et territoriale à toutes les juridictions d’un État membre (83).
126. La proposition de renvoyer aux États membres la décision sur la manière dont la compétence territoriale est attribuée présente davantage d’intérêt. Si elle était acceptée, l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 pourrait continuer à être utilisé (la proposition ne restreint pas les possibilités du demandeur au for du domicile du défendeur) dans un contexte, tel que celui des actions représentatives, qui n’est pas prévu par le règlement n° 1215/2012 ; en outre, l’obstacle à l’utilisation de ce mécanisme procédural dont l’utilisation est promue par le législateur de l’Union disparaîtrait.
127. Cependant, cette proposition rompt avec l’interprétation habituelle de l’article, qui est étayée par des arguments de poids (84). C’est pourquoi il s’agit d’une possibilité qui ne peut être envisagée que de lege ferenda (85).
D. Les questions préjudicielles 1c et 2c
128. La juridiction de renvoi souhaite savoir si « l’application de règles (de procédure) nationales permettant le renvoi à une seule juridiction à l’intérieur d[’un] État membre » est contraire à l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, dans deux cas de figure :
– lorsque « plusieurs juges territorialement compétents sur le plan interne, et non pas un seul, sont désignés » dans cet État membre (question 1c), et
– lorsqu’« un juge territorialement compétent sur le plan interne est désigné dans l’État membre concerné, avec une compétence limitée aux actions intentées pour une partie des utilisateurs dans cet État membre, alors que d’autres juges sont territorialement compétents dans ce même État membre pour les actions intentées pour une autre partie des utilisateurs » (question 2c).
129. Ces questions pourraient être hypothétiques, étant donné que les actions contre Apple ont toutes deux été portées devant la même juridiction (à savoir la juridiction de renvoi) (86). Je n’exclus cependant pas que la réponse soit utile à cette juridiction afin d’étayer sa propre compétence.
130. La Cour a jugé que l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 « ne s’oppose pas à ce qu’un État membre décide de confier un type de contentieux déterminé à une seule juridiction, dès lors exclusivement compétente quel que soit le lieu de matérialisation d’un dommage au sein de cet État membre » (87).
131. Cette solution s’explique par le fait que le règlement n° 1215/2012 n’impose pas d’instituer des juridictions dans les lieux où se matérialise le fait dommageable (88) et que la délimitation du ressort des juridictions nationales relève, en principe, de la compétence organisationnelle des États membres (89).
132. Concrètement, « la complexité technique des règles applicables aux actions en dommages et intérêts pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence peut également militer en faveur d’une concentration de compétences » (90).
133. Au vu de ces affirmations, je ne verrais pas d’inconvénient à ce que la législation néerlandaise prévoie ex ante qu’une seule juridiction sera saisie de toutes les actions représentatives pour des dommages résultant d’infractions au droit de la concurrence.
134. Toutefois, il ressort de la décision de renvoi que ce n’est pas ce que prévoit la réglementation néerlandaise. Ce que l’article 220 Rv (91) permet, semble-t-il, est que des procédures en cours devant des juridictions différentes, conformément à leurs règles de compétence, soient jointes, ex post, devant le juge qui aura été saisi en premier lieu.
135. Si tel est le cas, la règle de concentration n’implique pas de regrouper les affaires devant le seul tribunal compétent au sein de l’organisation judiciaire d’un État membre (qui serait, de plus, spécialisé ratione materiae), mais devant l’organe qui, parmi plusieurs, a été saisi en premier lieu.
136. Le règlement n° 1215/2012 a pour objectif non pas d’harmoniser le droit procédural des États membres, mais de répartir les compétences juridictionnelles aux fins de la résolution des litiges en matière civile et commerciale (92). Toutefois, l’application du droit procédural national ne doit pas porter atteinte à l’effet utile de ce règlement (93).
137. En principe, une règle nationale qui corrige le résultat de l’application de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, en concentrant ex post devant un seul organe les procédures pendantes devant des juridictions compétentes en vertu de cette disposition, ne respecterait pas l’effet utile de cette dernière.
138. Si l’appartenance au même ordre juridictionnel national peut atténuer l’impact de la correction apportée à la règle de compétence judiciaire, il n’en demeure pas moins que le juge qui connaît de la deuxième demande et des demandes ultérieures ne serait plus celui désigné par son lien géographique particulier avec chacune d’entre elles.
139. La règle de la concentration peut cependant contribuer, dans certaines circonstances, à une bonne administration de la justice, entendue comme celle qui, entre autres éléments, a) optimise la gestion des procédures, b) permet des économies de temps et de coûts globaux, et c) diminue le risque de décisions incohérentes ou contradictoires (94). Le règlement n° 1215/2012 ne manque pas de tenir compte de tels objectifs (95).
140. Je n’exclus pas que ces considérations trouvent leur place lorsque les procédures concurrentes résultent de l’introduction d’actions représentatives, c’est-à-dire que, d’ordinaire, dans de tels cas, l’intérêt général à une organisation judiciaire aussi rationalisée que possible prévaut sur l’intérêt des parties à chaque procédure isolée.
141. Toutefois, le simple fait que les procédures concurrentes découlent d’actions représentatives ne suffit pas, à lui seul, à justifier leur concentration (96). Chaque cas d’espèce nécessite donc une mise en balance des intérêts précités, à laquelle la juridiction nationale doit procéder pour vérifier, je le répète, que la concentration des procédures est la meilleure solution en termes de bonne administration de la justice (97).
V. Conclusion
142. Eu égard à ce qui précède, je propose de répondre au rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas) dans les termes suivants :
« L’article 7, point 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,
doit être interprété en ce sens que :
– si l’on admet comme évènement causal à l’origine du dommage (dans un cas d’exploitation abusive d’une position dominante consistant à facturer une commission sur le prix des applications mises en vente sur une plateforme en ligne destinée spécifiquement à l’ensemble d’un État membre) la vente de telles applications, le lieu où cet évènement s’est produit peut être situé au domicile de l’utilisateur acquéreur des applications, à l’intérieur de cet État membre ;
– le lieu de la matérialisation du dommage peut être considéré comme étant celui du domicile, à l’intérieur du marché affecté, de l’utilisateur qui a subi les conséquences de l’exploitation abusive de la position dominante, en payant un surcoût lors de l’achat des applications ;
– en l’état actuel du droit de l’Union, le fait que la demande a été introduite par une entité qualifiée en vertu de la législation nationale pour intenter des actions représentatives, susceptibles d’inclure des demandes indemnitaires, en vue de défendre les intérêts d’une pluralité d’utilisateurs, mais non au nom de ces derniers, est sans incidence sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, et
– l’attribution de la compétence judiciaire internationale et territoriale à une juridiction d’un État membre au titre de l’application de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 est compatible avec une règle nationale qui permet à une juridiction de décliner sa compétence en faveur d’une autre juridiction déjà saisie d’une action analogue, lorsque cette règle sert l’objectif d’une bonne administration de la justice, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier. »