Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. JEAN RICHARD DE LA TOUR
présentées le 3 avril 2025 (1)
Affaire C‑713/23
Jakub Cupriak-Trojan,
Mateusz Trojan
contre
Wojewoda Mazowiecki
en présence de
Prokurator Prokuratury Okręgowej w Warszawie,
Prokurator Regionalny w Warszawie
[demande de décision préjudicielle formée par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne)]
« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union – Droit de libre circulation et de libre séjour sur le territoire des États membres – Mariage entre deux citoyens de l’Union de même sexe – Obligation pour l’État membre d’origine de ces citoyens de reconnaître et de transcrire l’acte de mariage établi dans un autre État membre – Réglementation ou pratique nationale de l’État membre d’origine n’admettant pas la reconnaissance et l’inscription dans un registre de l’état civil d’un acte de mariage entre personnes de même sexe »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 20, paragraphe 2, sous a), et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus en combinaison avec l’article 7 et l’article 21, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2), ainsi qu’avec l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE (3).
2. Elle s’inscrit dans le courant jurisprudentiel de la Cour relatif à la reconnaissance d’actes ou de décisions modifiant l’identité d’un citoyen de l’Union, obtenus dans un État membre d’accueil, aux fins d’inscription de ceux-ci dans les registres de l’état civil de l’État membre d’origine (4).
3. La Cour est désormais invitée à décider si elle étend aux actes de mariage sa jurisprudence relative à l’inscription à l’état civil du nom ou du changement d’identité de genre obtenus dans un autre État membre, plus particulièrement lorsque l’État membre d’origine de la personne concernée, qui est celui de son lieu de naissance, ne reconnaît pas et même prohibe les mariages entre personnes de même sexe. Dans une perspective plus générale, c’est la question de la limite du champ d’application du droit de l’Union en la matière qui est posée, sachant que les règles relatives au mariage et à l’état civil relèvent de la compétence des États membres et que le droit de l’Union ne porte pas atteinte à cette compétence.
4. En l’état du droit positif, j’estime que la réponse doit être nuancée. L’État membre d’origine d’un citoyen de l’Union devrait reconnaître le mariage que celui-ci a conclu dans un autre État membre avec une personne de même sexe, quand bien même la finalité n’est pas d’obtenir du premier État membre un droit de séjour dérivé, ou une carte d’identité, ou encore un passeport. En revanche, l’obligation d’inscrire cet acte dans un registre de l’état civil devrait rester de la compétence de chacun des États membres. Dès lors, il leur appartiendrait de décider si une telle inscription est le seul moyen de satisfaire aux exigences de l’article 7 de la Charte, interprété à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (5).
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
5. L’article 21, paragraphe 1, TFUE est libellé comme suit :
« Tout citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application. »
6. Aux termes de l’article 7 de la Charte, intitulé « Respect de la vie privée et familiale » :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »
B. Le droit polonais
7. L’article 18 de la Konstytucja Rzeczypospolitej Polskiej (Constitution de la République de Pologne) énonce :
« La République de Pologne sauvegarde et protège le mariage en tant qu’union de la femme et de l’homme, la famille, la maternité et la qualité de parents. »
8. L’article 47 de la Constitution dispose :
« Toute personne a droit à la protection juridique de sa vie privée et familiale, de sa dignité et de sa réputation, et a le droit de décider de sa vie personnelle. »
9. L’article 1er, paragraphe 1, de l’ustawa Kodeks rodzinny i opiekuńczy (loi portant code de la famille et de la tutelle) (6), du 25 février 1964, dans sa version consolidée (7), telle que modifiée, prévoit :
« Le mariage est contracté lorsqu’un homme et une femme qui sont simultanément présents déclarent devant le chef du bureau de l’état civil s’unir par les liens du mariage. »
10. L’article 3 de l’ustawa Prawo o aktach stanu cywilnego (loi sur les actes de l’état civil) (8), du 28 novembre 2014, dans sa version consolidée (9), est libellé comme suit :
« Les actes d’état civil constituent la seule preuve des faits qui y sont constatés ; leur fausseté ne peut être démontrée que dans le cadre d’une procédure juridictionnelle. »
11. Aux termes de l’article 104 de cette loi :
« 1. Un document d’état civil étranger constituant la preuve d’un événement et de son enregistrement peut être reporté au registre de l’état civil par voie de transcription.
2. La transcription consiste en un report fidèle et littéral du contenu du document d’état civil étranger, tant sur le plan linguistique que formel, sans aucune modification de la graphie des prénoms et noms des personnes désignées dans le document d’état civil étranger.
[...]
5. La transcription est obligatoire lorsqu’un citoyen polonais visé par un document d’état civil étranger est titulaire d’un acte d’état civil attestant d’événements antérieurs, établi sur le territoire de la République de Pologne, et que ledit citoyen demande l’exécution d’une mesure relevant de l’enregistrement de l’état civil, ou sollicite un document d’identité polonais ou un numéro PESEL [(10)].
[...] »
12. L’article 105, paragraphe 1, de ladite loi dispose :
« Le contenu du document d’état civil étranger est reporté au registre de l’état civil au moyen d’un acte matériel et technique ; il est fait mention de la transcription dans l’acte d’état civil. »
13. L’article 107 de la loi sur les actes de l’état civil prévoit :
« Le chef du bureau d’état civil refuse d’effectuer la transcription dans le cas où :
[...]
3) celle-ci serait contraire aux principes fondamentaux de l’ordre juridique de la République de Pologne. »
14. L’article 7 de l’ustawa Prawo prywatne międzynarodowe (loi sur le droit international privé) (11), du 4 février 2011, dans sa version consolidée (12), est libellé comme suit :
« Il n’est pas fait application de la loi étrangère dans le cas où la mise en œuvre de celle-ci produirait des effets contraires aux principes fondamentaux de l’ordre juridique de la République de Pologne. »
15. Aux termes de l’article 1138 de l’ustawa Kodeks postępowania cywilnego (loi portant code de procédure civile) (13), du 17 novembre 1964, dans sa version consolidée (14) :
« Les documents publics étrangers ont la même force probante que les documents publics polonais. [...] »
III. Les faits du litige au principal et la question préjudicielle
16. M. Jakub Cupriak-Trojan, de nationalités polonaise et allemande, et M. Mateusz Trojan, de nationalité polonaise, se sont mariés à Berlin (Allemagne) le 6 juin 2018 et résident actuellement en Pologne (15). Postérieurement à leur mariage, M. Cupriak-Trojan a décidé d’ajouter à son nom de naissance, conformément à la loi allemande, le nom de naissance de son époux (16). Depuis la décision du Kierownik Urzędu Stanu Cywilnego m.st. Warszawy (chef du bureau de l’état civil de Varsovie, Pologne), prise à la demande de M. Cupriak-Trojan, son nom de naissance est identique en Pologne.
17. Par décision du 8 août 2019, le chef du bureau de l’état civil de Varsovie, qui conserve leurs actes de naissance, a rejeté la demande de MM. Cupriak-Trojan et Trojan aux fins de transcription de leur acte de mariage allemand au motif que le droit polonais ne prévoit pas le mariage entre personnes de même sexe. Il a estimé que la transcription d’un tel acte violerait les principes fondamentaux de l’ordre juridique polonais.
18. Le Wojewoda Mazowiecki (voïvode de Mazovie, Pologne), saisi sur recours administratif de MM. Cupriak-Trojan et Trojan, a confirmé cette décision en constatant également une contradiction entre la forme allemande de l’acte de mariage et son équivalent polonais. Il a considéré, d’une part, que, en cas de transcription d’un acte de mariage allemand, le chef du bureau de l’état civil devrait inscrire les prénoms et noms des deux hommes, dont l’un serait mentionné sous la rubrique « femme ». D’autre part, en Pologne, le mariage ne pouvant être conclu qu’entre un homme et une femme, il serait illicite d’inscrire deux hommes à l’état civil en tant qu’époux.
19. Par arrêt du 1er juillet 2020, le Wojewódzki Sąd Administracyjny w Warszawie (tribunal administratif de voïvodie de Varsovie, Pologne) a rejeté le recours juridictionnel formé par MM. Cupriak-Trojan et Trojan au motif, notamment, que ni la Constitution ni les lois polonaises ne prévoient que puissent coexister dans l’ordre public national des mariages entre des personnes de même sexe et ceux entre des personnes de sexe différent. Ainsi, les effets de la transcription d’un acte de mariage étranger entre des personnes de même sexe violeraient les principes fondamentaux de l’ordre juridique polonais, au sens de l’article 107, paragraphe 3, de la loi sur les actes de l’état civil. Cette juridiction a également estimé que le refus de transcription ne violerait pas les articles 8 et 14 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (17), lus en combinaison avec l’article 12 de celle-ci et avec l’article 21, paragraphe 1, TFUE, puisque le litige au principal concernerait une question d’état civil sans rapport avec le droit de circuler et de séjourner dans un État membre.
20. MM. Cupriak-Trojan et Trojan ont formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt devant le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne), la juridiction de renvoi, dans le cadre duquel ils ont soutenu une demande de renvoi préjudiciel en interprétation de l’article 7 et de l’article 21, paragraphe 1, de la Charte ainsi que de l’article 21 TFUE. Constatant les besoins exprimés par les requérants, citoyens de l’Union, quant à leur intention de circuler et de séjourner en Pologne en utilisant l’état civil résultant de leur mariage en Allemagne, y compris le changement de nom subséquent pour l’un d’entre eux, ainsi que l’absence de jurisprudence de la Cour en matière de transcription d’acte de mariage, cette juridiction éprouve des doutes quant à l’interprétation de l’article 20, paragraphe 2, sous a), et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 et de l’article 21, paragraphe 1, de la Charte. Ladite juridiction précise que, après avoir pris connaissance de la réponse de la Cour, elle devra examiner si l’absence de dispositions dans la réglementation polonaise prévoyant la possibilité d’enregistrer un mariage de personnes de même sexe exclut l’obligation de reconnaître certains effets de la conclusion d’un tel mariage.
21. Dans ces conditions, le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Les dispositions de l’article 20, paragraphe 2, sous a), et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lues en combinaison avec l’article 7 et l’article 21, paragraphe 1, de la [Charte], ainsi qu’avec l’article 2, point 2, de la directive [2004/38], doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que les autorités compétentes d’un État membre dont est ressortissant un citoyen de l’Union qui a contracté un mariage avec un autre citoyen de l’Union (une personne de même sexe) dans l’un des États membres, conformément à la législation de ce dernier État, puissent refuser de reconnaître cet acte de mariage et de le reporter par voie de transcription dans le registre national de l’état civil, en empêchant ces personnes de séjourner dans ledit État sous l’état civil résultant de leur mariage et sous un même nom de famille, au motif que le droit de l’État d’accueil [(18)] ne prévoit pas le mariage entre personnes de même sexe ? »
22. MM. Cupriak-Trojan et Trojan, le voïvode de Mazovie, le Prokurator Regionalny w Warszawie (procureur régional de Varsovie, Pologne), le Prokurator Prokuratury Okręgowej w Warszawie (procureur du district de Varsovie, Pologne), les gouvernements polonais, allemand, espagnol, hongrois et néerlandais ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites.
23. Lors de l’audience qui s’est tenue le 3 décembre 2024, les mêmes parties, à l’exception du voïvode de Mazovie, ont présenté leurs observations orales et ont répondu aux questions pour réponse orale posées par la Cour.
IV. Analyse
24. Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour si l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 de la Charte (19), doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation ou à la pratique d’un État membre qui ne permet ni de reconnaître le mariage d’un citoyen de l’Union, conclu légalement dans un autre État membre lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour, ni de transcrire son acte de mariage dans un registre de l’état civil, au motif que le mariage entre personnes de même sexe n’est pas prévu dans le premier État membre.
25. Le litige porte sur la reconnaissance par les autorités compétentes en Pologne d’un mariage conclu en Allemagne entre deux ressortissants polonais dont l’un est également ressortissant allemand, en vue de la transcription de l’acte de mariage dans un registre de l’état civil polonais.
26. Étant légalement mariés dans un État membre autre que celui qui a établi leurs actes de naissance, ils peuvent se prévaloir des droits afférents au statut de citoyen de l’Union (20), y compris à l’égard de leur État membre d’origine (21).
27. En l’état actuel du droit de l’Union, l’état des personnes, dont relèvent les règles relatives au mariage, est une matière relevant de la compétence des États membres, et le droit de l’Union ne porte pas atteinte à cette compétence. Toutefois, dans l’exercice de cette compétence, chaque État membre doit respecter le droit de l’Union et, en particulier, les dispositions du traité FUE relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres, en reconnaissant, à cette fin, l’état des personnes établi dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci (22).
28. En vertu de ces principes, la jurisprudence de la Cour s’est développée à deux niveaux différents, quant aux conséquences à tirer en matière d’état civil, selon qu’il s’agit de l’identité d’un citoyen de l’Union, qu’il a obtenue, ou des liens qu’il a pu établir, dans un État membre qui n’est pas son État membre d’origine.
29. Ainsi, la Cour a jugé, en cas de mariage (23) ou d’établissement de la filiation (24), que les liens résultant des actes de mariage ou de naissance établis dans un État membre devaient être reconnus aux seules fins de l’exercice des droits que les personnes concernées tirent du droit de l’Union (25), sans obligation pour les autres États membres que cette reconnaissance produise des effets en matière d’état civil (26).
30. En revanche, lorsque la décision ou l’acte légalement établis dans un État membre autre que l’État membre d’origine portait sur des éléments d’identification du citoyen de l’Union concerné enregistrés dans son acte de naissance, la Cour a jugé que le refus d’un État membre de reconnaître et d’inscrire dans un registre de l’état civil le nom ou le prénom, ou encore le changement d’identité de genre obtenus par un ressortissant de cet État membre est susceptible d’entraver l’exercice du droit, consacré à l’article 21 TFUE, de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres (27).
31. La jurisprudence de la Cour repose essentiellement sur le constat que, « à l’instar du nom, le genre définit l’identité et le statut personnel d’une personne », et que, dès lors, le refus dans un État membre de reconnaître les changements de ceux-ci obtenus par un citoyen de l’Union dans un autre État membre est de nature à engendrer pour ce citoyen de sérieux inconvénients d’ordres administratif, professionnel et privé, au sens de sa jurisprudence (28).
32. Dans le prolongement de cette jurisprudence, j’estime que l’absence de toute reconnaissance dans un État membre du lien matrimonial établi entre deux personnes de même sexe enregistré dans un autre État membre crée une restriction à l’exercice du droit découlant de l’article 21, paragraphe 1, TFUE. Cette restriction justifie la limitation fixée par la Cour à la compétence des États membres en matière de statut personnel, quand bien même, selon moi, il s’agit d’exercer des droits qui, contrairement aux affaires ayant donné lieu aux arrêts Coman et Pancharevo, ne sont pas concrétisés dans la directive 2004/38 (29). Les citoyens de l’Union, tels que MM. Cupriak-Trojan et Trojan dont la situation relève du champ d’application du droit de l’Union (30), doivent pouvoir séjourner et circuler librement sur le territoire des États membres ainsi que lors de leur retour dans leur État membre d’origine (31) en étant reconnus comme étant des personnes mariées.
33. En effet, dans cette situation, le droit au respect de la vie privée et familiale garanti à l’article 7 de la Charte est également fondamental.
34. Conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits garantis à l’article 7 de celle-ci ont le même sens et la même portée que ceux garantis à l’article 8 de la CEDH.
35. Or, s’agissant de la jurisprudence de la Cour EDH fondée sur cet article 8, outre celle rappelée dans l’arrêt Coman (32), il convient de relever que, dans son arrêt du 12 décembre 2023, Przybyszewska et autres c. Pologne (33), cette Cour a jugé, en tenant compte notamment de sa jurisprudence telle qu’elle a été clarifiée et consolidée dans l’arrêt du 17 janvier 2023, Fedotova et autres c. Russie (34), que la République de Pologne avait outrepassé sa marge d’appréciation et avait manqué à son obligation positive d’assurer que les requérants disposent d’un cadre juridique spécifique garantissant la reconnaissance et la protection des unions de personnes de même sexe. Ladite Cour a conclu que ce manquement, en raison duquel les requérants se sont trouvés dans l’impossibilité de régler certains aspects fondamentaux de leur vie, constitue une méconnaissance de leur droit au respect de leur vie privée et familiale (35). Au soutien de cette décision, elle a rappelé que :
– elle avait confirmé à plusieurs reprises que l’article 8 de la CEDH était applicable à la fois sous ses aspects « vie privée » et « vie familiale » dans des affaires concernant la prétendue absence de reconnaissance juridique et/ou de protection des couples de même sexe (36) ;
– elle avait jugé que l’indisponibilité d’un régime juridique de reconnaissance et de protection des couples de même sexe affecte tant l’identité personnelle que l’identité sociale des requérants en tant que personnes de même sexe souhaitant voir leurs relations de couples légitimées et protégées par la loi (37), et
– l’article 8 de la CEDH impose aux États membres d’assurer la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe en mettant en place un « cadre juridique spécifique » (38).
36. Il en résulte que, au sein de l’Union, il appartient aux États membres, lorsqu’ils ne prévoient pas, voire interdisent, dans leur droit national l’institution du mariage entre personnes de même sexe, d’instaurer des procédures adéquates pour que soient reconnus les liens ainsi consacrés dans un autre État membre. Il y a lieu de rappeler que la Cour a déjà jugé qu’une telle obligation de reconnaissance ne méconnaît pas l’identité nationale ni ne menace l’ordre public de l’État membre concerné (39).
37. Pour autant, cette obligation de reconnaissance du mariage en vertu du droit de l’Union doit-elle avoir pour effet, sur le même fondement, à savoir en particulier l’article 21 TFUE, d’imposer à l’État membre d’origine d’inscrire dans un registre de l’état civil un acte de mariage obtenu légalement par son ou ses ressortissant(s) dans un autre État membre, alors qu’aucune disposition nationale ne le permet, voire que la réglementation nationale l’interdit, dans des conditions équivalentes (40) ?
38. Je rappelle que, en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour, les obligations des États membres en matière d’état civil ne portent que sur la détermination de l’identité d’un citoyen de l’Union (41).
39. La Cour a estimé que des confusions et des inconvénients sont susceptibles de naître d’une divergence entre deux noms ou prénoms portés par une même personne ou deux identités de genre enregistrées puisque de nombreuses actions de la vie quotidienne, dans le domaine tant public que privé, exigent de rapporter la preuve de sa propre identité (42) et, s’agissant d’une famille, la preuve de la nature des liens existant entre les différents membres de celle-ci (43). La Cour s’est donc prononcée en prenant en considération un risque concret, inhérent à la différence des éléments essentiels pour l’identification d’une personne, de devoir dissiper des doutes en ce qui concerne son identité ainsi que l’authenticité des documents qu’elle présente ou la véracité des données contenues dans ceux-ci. Ces considérations ont également été retenues en cas de modification du nom des époux à la suite d’un mariage conclu légalement par des citoyens de l’Union dans un État membre autre que celui de leur État membre d’origine (44), qui ne serait pas reconnue par celui-ci. Dès lors, en cas de changement de nom de l’un ou des deux époux, plus aucune difficulté ne pourrait être rencontrée, ce nouveau nom devant être reconnu dans chacun des États membres (45).
40. En revanche, s’agissant de la justification de la qualité de personne mariée, celle-ci ne peut résulter lors de démarches créatrices de droits du seul fait de porter un nom commun, pour autant que ce soit le cas. Par conséquent, dans quelles conditions, en vertu du droit de l’Union, l’inscription du mariage dans un registre de l’état civil d’un État membre devrait-elle lui être imposée, alors que sa réglementation ne prévoit ni la conclusion sur son territoire d’un mariage entre personnes de même sexe ni son enregistrement lorsqu’il a été conclu dans un autre État membre, que l’une des personnes mariées soit ou non ressortissante du premier État membre (46) ?
41. La justification de la qualité de « personne mariée » permet aux citoyens de l’Union concernés, en particulier lors de leur retour dans leurs États membres d’origine (47), de bénéficier de l’effet utile des droits qu’ils tirent de l’article 21, paragraphe 1, TFUE (48). Dès lors, il y a lieu, à mon sens, de déterminer au préalable le cadre dans lequel l’obligation d’enregistrement à l’état civil doit être appréciée.
42. S’agissant des droits tirés du droit de l’Union et en particulier de la directive 2004/38 (49), il convient de souligner que le citoyen de l’Union n’a pas à justifier de sa qualité de « personne mariée » pour circuler librement sur le territoire des États membres (50). Seul le droit de séjour du conjoint en tant que membre de la famille (51) risquerait d’être entravé par la non-reconnaissance de cette qualité (52). Or, dans ce cas, la Cour a estimé, dans l’arrêt Coman , qu’aucune obligation en matière d’état des personnes ne pouvait être imposée à l’État membre de séjour (53). Cette décision, qui concernait un époux, ressortissant d’un pays tiers, est transposable en cas de séjour d’un citoyen de l’Union dans un État membre d’accueil. Par conséquent, dans ce cadre, le choix du mode d’enregistrement de l’acte de mariage étranger aux fins d’autoriser le séjour relève de la seule compétence des États membres.
43. S’agissant du droit des personnes de même sexe mariées de mener une vie familiale sans être confrontées à des obstacles administratifs (54), je souligne que la question posée à la Cour porte concrètement sur l’exercice par des ressortissants nationaux de droits prévus par la réglementation nationale. Ainsi que cela a été confirmé lors de l’audience, la demande de MM. Cupriak-Trojan et Trojan de voir leur acte de mariage transcrit dans les registres de l’état civil vise à pouvoir justifier de leur qualité d’« époux » spécialement en Pologne (55).
44. En effet, bien que, selon la réglementation polonaise applicable, la transcription de l’acte de mariage étranger ne soit pas obligatoire en cas d’accomplissement de formalités administratives de la vie courante (56) et que cet acte, dispensé de toute légalisation s’il a été établi dans un État membre, doive produire des effets probatoires équivalents à ceux des actes polonais (57), ces règles ne sont, en pratique, pas appliquées par les autorités compétentes. Le gouvernement polonais a d’ailleurs reconnu dans ses observations écrites complétées lors de l’audience que la transcription de l’acte de mariage est le seul moyen de surmonter les difficultés invoquées par les personnes de même sexe mariées à l’étranger, quelle que soit leur nationalité.
45. En l’absence de solutions alternatives en Pologne, telle que la remise de tout autre document officiel (58) pouvant être reconnu par les services administratifs polonais, l’obligation de transcrire l’acte de mariage étranger dans un registre de l’état civil s’impose donc à cet État membre.
46. Toutefois, en raison de ce contexte particulier et, a fortiori, eu égard à l’objet du litige dans l’affaire au principal, qui ne relève pas du champ d’application de la directive 2004/38 (59), l’obligation d’inscrire dans un registre de l’état civil un acte de mariage établi dans un État membre ne peut, à mon sens, être imposée à tout autre État membre si le mariage produit ses effets sans qu’il soit nécessaire d’accomplir cette formalité.
47. En outre, décider qu’il appartient à chaque État membre de définir les moyens appropriés pour garantir le droit au respect de la vie privée et familiale des couples de même sexe est concordant avec la portée des droits garantis à l’article 8 de la CEDH, telle que définie par la Cour EDH.
48. Dans l’arrêt Przybyszewska et autres c. Pologne, s’agissant de l’obligation de mettre en place un « cadre juridique spécifique » (60), la Cour EDH a apporté les précisions suivantes :
– à ce jour, les articles 8, 12 et 14 de la CEDH n’ont pas été interprétés comme imposant aux États parties une obligation positive de mettre le mariage à la disposition des couples de même sexe (61) ;
– la marge d’appréciation des États parties est considérablement réduite lorsqu’il s’agit d’accorder aux couples de même sexe la possibilité d’une reconnaissance et d’une protection juridiques. Elle est plus étendue pour le « choix des moyens » pour s’acquitter des obligations positives inhérentes à l’article 8 de la CEDH (62), et
– étant donné que la CEDH vise à garantir non pas des droits théoriques ou illusoires, mais des droits pratiques et effectifs, il importe que la protection accordée par les États parties aux couples de même sexe soit adéquate. En ce sens, la Cour EDH indique qu’elle a déjà pu faire référence dans certains arrêts à des questions, notamment matérielles (alimentaires, fiscales ou successorales) ou morales (droits et devoirs d’assistance mutuelle), propres à une vie de couple qui gagneraient à être réglementées dans le cadre d’un dispositif juridique ouvert aux couples de même sexe (63).
49. S’agissant de l’absence, en droit polonais, de toute possibilité de reconnaissance juridique et de protection des couples de même sexe, constatée par la Cour EDH (64), celle-ci a relevé que, malgré certaines évolutions positives de la jurisprudence dans ce domaine, les partenaires de même sexe ne sont pas en mesure de réglementer des aspects fondamentaux de leur vie, tels que ceux relatifs à la propriété, aux aliments, à la fiscalité et aux droits en matière de succession, en tant que couple officiellement reconnu. Dans la plupart des cas, ils ne peuvent pas se prévaloir de l’existence de leur relation auprès des autorités judiciaires ou administratives. La Cour EDH a jugé que, conformément au principe de subsidiarité qui sous-tend la CEDH, il ne lui appartient pas de déterminer elle-même le régime juridique à appliquer aux couples de même sexe (65).
50. Précisément, s’agissant de l’enregistrement des mariages entre personnes de même sexe contractés à l’étranger, la Cour EDH a relevé, dans l’arrêt du 14 décembre 2017, Orlandi et autres c. Italie (66), l’absence de consensus en Europe, qui confirme que les États doivent en principe bénéficier d’une large marge d’appréciation quant à la décision d’enregistrer ou non, en tant que mariages, ceux qui ont été contractés à l’étranger (67).
51. Dans cet arrêt Orlandi et autres c. Italie, la Cour EDH a conclu, au paragraphe 210, que l’État italien ne pouvait pas raisonnablement ignorer la situation des requérants – qui étaient des personnes de même sexe mariées selon la loi d’un État étranger –, laquelle correspondait à une vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH, et s’abstenir de leur offrir un moyen de protéger leur relation. Étant donné que, jusqu’à l’année 2016, les autorités italiennes s’étaient abstenues de reconnaître cette situation et d’offrir la moindre forme de protection à l’union des requérants, la Cour EDH a conclu que l’État italien n’avait pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu (68). La Cour EDH a retenu que cet État n’avait pas accordé aux requérants un cadre juridique spécifique apte à reconnaître et à protéger leurs unions entre personnes de même sexe, en violation de l’article 8 de la CEDH. L’obligation à laquelle l’État était tenu n’a pas été étendue à celle d’enregistrer le mariage contracté à l’étranger comme un mariage en Italie, ce pays ne reconnaissant pas le mariage entre personnes de même sexe.
52. Dans le même sens, très récemment, dans l’arrêt Formela et autres c. Pologne, la Cour EDH a conclu que, en refusant d’enregistrer les mariages des requérantes sous quelque forme que ce soit et en ne veillant pas à ce qu’elles disposent d’un cadre juridique spécifique prévoyant la reconnaissance et la protection de leurs unions, les autorités polonaises les ont laissées dans un vide juridique et n’ont pas répondu aux besoins essentiels de reconnaissance et de protection des couples de même sexe engagés dans une relation stable et sérieuse (69).
53. Par conséquent, l’exigence spécifique de transcription ou, d’une manière plus générale, d’inscription de l’acte de mariage entre personnes de même sexe établi dans un État membre dans un registre de l’état civil de l’État membre d’origine de la ou des personne(s) concernée(s) ne me paraît pas pouvoir résulter du droit de l’Union, tel qu’interprété par la Cour (70), pour accorder une protection plus étendue que celle tirée de la jurisprudence de la Cour EDH. J’estime donc que le principe énoncé par celle-ci doit s’appliquer. J’en déduis que chaque État membre est compétent pour définir les modalités adéquates en vue d’assurer aux couples de même sexe une reconnaissance officielle qui leur confère une existence et une légitimité vis-à-vis du monde extérieur, pour reprendre les termes de l’arrêt Przybyszewska et autres c. Pologne (71), sans être tenu d’inscrire dans un registre de l’état civil les actes de mariage entre personnes de même sexe si de tels mariages ne sont pas prévus dans le droit de cet État membre.
54. Ainsi, en l’espèce, la transcription de l’acte de mariage allemand dans les registres de l’état civil polonais s’impose en vertu des particularités nationales, ainsi que cela résulte des observations du gouvernement polonais (72). Toutefois, admettre que puisse être porté un nom d’usage commun aux deux époux pourrait également être, dans certaines situations de la vie quotidienne, un moyen de satisfaire à cette exigence d’organiser la publicité du mariage à l’égard des tiers. Il en va de même de la faculté de produire dans un État membre l’acte de mariage établi dans un autre État membre, traduit et dispensé de légalisation, en raison de la valeur probante qui lui est reconnue conformément au droit de l’Union (73).
55. Il me semble que distinguer l’obligation de reconnaissance d’un mariage entre personnes de même sexe légalement conclu dans l’État membre d’accueil, d’une part, de l’obligation d’inscription de l’acte de mariage dans un registre de l’état civil de l’État membre d’origine, d’autre part, permet de retenir une interprétation de l’article 21 TFUE dans le strict respect de la répartition des compétences entre l’Union et les États membres. Sur ce fondement, cette distinction est en cohérence avec la jurisprudence de la Cour relative aux actes de l’état civil établis dans un État membre, concernant des couples de même sexe ou leurs enfants, qui doivent produire leurs effets dans un autre État membre qui ne connaît pas de telles situations juridiques.
56. Une solution inverse ne pourrait reposer que sur l’affirmation que le droit de l’Union reconnaît une liberté de circuler et de séjourner aux citoyens de l’Union, qui peut être exercée sans limite en matière d’état des personnes, excepté celle de l’abus de droit. Or, en particulier, en matière de mariage, la question se posera de savoir si elle s’appliquera dans les situations dans lesquelles le refus de l’enregistrement de l’acte de mariage étranger est fondé sur d’autres causes que l’absence de différence de sexe des époux (74).
57. La Cour passerait donc, en matière d’état civil, d’une approche du principe de la libre circulation du citoyen de l’Union limitée à l’identité de celui-ci à une approche reposant uniquement sur le droit au respect de sa vie familiale. Ce droit deviendrait un principe qui serait contenu dans le droit de libre circulation et de séjour et détaché de tout droit dérivé (75), combiné, le cas échéant, avec l’interdiction de la discrimination à raison de l’orientation sexuelle.
58. J’observe, d’une part, que, même dans une situation dans laquelle l’intérêt supérieur de l’enfant devait primer, la Cour ne s’est pas engagée dans cette voie (76).
59. D’autre part, il y a lieu de constater que, en matière de filiation, la Commission a élaboré une proposition de règlement (77) visant à imposer aux États membres de reconnaître la filiation d’un enfant telle qu’elle est établie dans un autre État membre à d’autres fins nationales que l’exercice de droits tirés du droit de l’Union, en particulier des dispositions relatives à la libre circulation.
60. Dès lors, je propose à la Cour de juger que l’inscription d’un acte de mariage conclu dans un État membre entre deux personnes de même sexe dont l’une au moins est citoyenne de l’Union, dans un registre de l’état civil d’un autre État membre qui ne reconnaît pas un tel mariage, ne peut être exigée en vertu du droit de l’Union, à moins qu’il s’agisse du seul moyen de justifier de sa qualité de personne mariée. En d’autres termes, l’obligation d’inscription dans un registre de l’état civil rattachée à la liberté de circulation et de séjour imposée aux États membres devrait, selon moi, rester cantonnée aux cas dans lesquels un doute existe sur l’identité de la personne du citoyen de l’Union et qu’il ne peut être levé que par ce seul moyen.
V. Conclusion
61. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne) de la manière suivante :
L’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doivent être interprétés en ce sens que :
ils ne s’opposent pas à une réglementation de l’État membre dont un citoyen de l’Union a la nationalité qui ne permet pas de transcrire dans un registre de l’état civil son acte de mariage avec une personne de même sexe, établi légalement dans un autre État membre, lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour, lorsqu’il existe d’autres moyens dans le premier État membre d’assurer aux personnes de même sexe une reconnaissance de leur mariage à l’égard des tiers.
En revanche, ils s’opposent à une réglementation ou à la pratique d’un État membre dont un citoyen de l’Union a la nationalité qui ne permet pas de reconnaître, par tout moyen ou document justifiant d’un lien matrimonial et du nom choisi par les personnes mariées, son mariage conclu légalement dans un autre État membre avec une personne de même sexe, lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour, au motif que le premier État membre ne prévoit pas un tel mariage.