CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME LAILA MEDINA
présentées le 5 juin 2025 (1)
Affaire C‑111/24 P
German Khan
contre
Conseil de l’Union européenne
« Pourvoi – Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine – Gel des fonds – Inscription du nom du requérant sur les listes des personnes, des entités et des organismes concernés – Article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145/ PESC – Interprétation – Notion d’“homme d’affaires influent” – Comportement personnel spécifique en termes d’influence sur le gouvernement de la Fédération de Russie – Examen au fond, par le Tribunal, des moyens contestant l’ensemble des critères d’inscription – Économie de la procédure – Protection juridictionnelle effective – Droit à la réputation – Caractère inopérant »
I. Introduction
1. Les présentes conclusions concernent un pourvoi formé par M. German Khan (2), tendant à l’annulation de l’arrêt du 29 novembre 2023, Khan/Conseil (T‑333/22, EU:T:2023:758) (3). Par cet arrêt, le Tribunal a rejeté le recours formé par le requérant sur le fondement de l’article 263 TFUE contre :
– la décision (PESC) 2022/429 du Conseil, du 15 mars 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 87 I, p. 44), et le règlement d’exécution (UE) 2022/427 du Conseil, du 15 mars 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 87 I, p. 1) (4) ; et
– la décision (PESC) 2022/1530 du Conseil, du 14 septembre 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 149), et le règlement d’exécution (UE) 2022/1529 du Conseil, du 14 septembre 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 239, p. 1) (5),
en ce que ces actes inscrivent son nom sur les listes qui leur sont annexées. Par ces actes, le Conseil de l’Union européenne a interdit au requérant l’entrée ou le passage en transit sur le territoire des États membres et a gelé tous ses fonds et ses ressources économiques sur ce même territoire.
2. Cette affaire porte sur l’un des premiers pourvois formés devant la Cour concernant les mesures restrictives que le Conseil a adoptées en 2022 à la suite de l’invasion de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie (6). Elle permet à la Cour, réunie en grande chambre, d’établir l’interprétation du critère énoncé à l’article 1er, paragraphe 1, sous e), et à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145/PESC (7), telle que modifiée par la décision (PESC) 2022/329 (8), ainsi qu’à l’article 3, paragraphe 1, sous g), du règlement (UE) no 269/2014 (9), tel que modifié par le règlement (UE) 2022/330 (10). Ce critère, communément appelé « critère g) », prévoit l’inscription sur les listes de femmes et hommes d’affaires influents ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie.
3. Le requérant soutient, notamment, que le Tribunal a retenu une interprétation erronée de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145, telle que modifiée (11), en ce qu’il a conclu, en substance, que le respect du critère qui y est énoncé n’exige pas que le Conseil démontre un comportement ou une contribution spécifiques de la part de la personne dont le nom est inscrit sur la liste, en particulier en termes d’influence sur le gouvernement de la Fédération de Russie, ni qu’il établisse un lien avec le régime de ce pays. Il soutient également que le Tribunal a, à tort, refusé d’examiner les moyens invoqués en première instance pour contester son inscription sur la liste en vertu de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145, telle que modifiée.
4. Cette affaire est liée aux affaires C‑696/23 P, C‑704/23 P, C‑711/23 P et C‑35/24 P, qui portent sur les pourvois formés, respectivement, par M. Dmitry Alexandrovich Pumpyanskiy, M. Tigran Khudaverdyan, M. Viktor Filippovich Rashnikov et M. Dmitry Arkadievich Mazepin contre les arrêts du Tribunal qui confirment leur inscription sur la liste des personnes faisant l’objet de mesures restrictives en vertu de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145, telle que modifiée. Les conclusions dans ces affaires sont également présentées aujourd’hui, je m’y concentre sur les questions portant spécifiquement sur l’interprétation du critère d’inscription sur la liste figurant dans cette disposition, que la Cour m’a demandé d’examiner, à la lumière, notamment, des principaux arguments communs invoqués par les requérants.
II. Les faits et la procédure
A. Les antécédents du litige
5. Les antécédents du litige sont exposés aux points 2 à 18 de l’arrêt attaqué. Pour les besoins des présentes conclusions, ils peuvent être résumés par référence aux faits suivants, non contestés.
6. Le requérant est un homme d’affaires de nationalités russe et israélienne.
7. Le 17 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté la décision 2014/145 sur le fondement de l’article 29 TUE. À la même date, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement no 269/2014. Ces deux actes concernent des mesures restrictives prises eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.
8. Le 25 février 2022, le Conseil a adopté la décision 2022/329 modifiant la décision 2014/145 ainsi que le règlement 2022/330 modifiant le règlement no 269/2014, qui ont notamment modifié les critères en application desquels des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes peuvent être visés par les mesures restrictives en cause.
9. L’article 1er, paragraphe 1, sous b) et e), de la décision 2014/145, dans sa version modifiée par la décision 2022/329 (12), interdit l’entrée ou le passage en transit sur le territoire des États membres des personnes physiques répondant à des critères en substance identiques à ceux qui sont énoncés à l’article 2, paragraphe 1, sous d) et g), de cette décision. Cette dernière disposition prévoit, quant à elle, le gel des fonds et des ressources économiques des personnes physiques répondant à ce critère.
10. Plus précisément, l’article 2, paragraphe 1, sous d) et g), de la décision 2014/145 modifiée, est libellé comme suit :
« 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant : [...]
d) à des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes qui apportent un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou qui tirent avantage de ces décideurs ;
[...]
g) à des femmes et hommes d’affaires influents ou des personnes morales, des entités ou des organismes ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine,
[...] »
11. Le règlement no 269/2014, dans sa version modifiée par le règlement 2022/330 (13), impose l’adoption de mesures de gel des fonds et en définit les modalités en des termes identiques, en substance, à ceux de la décision 2014/145 modifiée. L’article 3, paragraphe 1, sous d) et g), du règlement no 269/2014 modifié reprend pour l’essentiel les dispositions de l’article 2, paragraphe 1, sous d) et g), de la décision 2014/145 modifiée.
12. Le 15 mars 2022, au vu de la gravité de la situation en Ukraine, le Conseil a adopté les actes initiaux. Le nom du requérant a été ajouté, respectivement, à la liste annexée à la décision 2014/145 modifiée et à celle figurant à l’annexe I du règlement no 269/2014 modifié, aux motifs suivants :
« [Le requérant] est l’un des principaux actionnaires du conglomérat Alfa Group, qui comprend Alfa Bank, l’un des plus grands contribuables de la Russie. Il est considéré comme l’une des personnes les plus influentes de Russie. Comme d’autres propriétaires d’Alfa Bank (Mikhaïl Fridman et Piotr Aven), il entretient des relations étroites avec Vladimir Poutine et continue à échanger d’importantes faveurs avec lui. Les propriétaires d’Alfa Group bénéficient d’avantages commerciaux et juridiques découlant de cette relation. La fille aînée de Vladimir Poutine, Maria, a animé un projet caritatif, Alfa-Endo, qui était financé par Alfa Bank. Vladimir Poutine a récompensé Alfa Group pour sa loyauté envers les autorités russes en apportant un appui politique aux plans d’investissement d’Alfa Group à l’étranger.
Il apporte donc un soutien matériel ou financier actif aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, et tire avantage de ces décideurs. Il fait également partie des hommes d’affaires russes influents intervenant dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine. »
13. Le 16 mars 2022, le Conseil a publié au Journal officiel de l’Union européenne (JO 2022, C 121 I, p. 1) un avis à l’attention des personnes faisant l’objet des mesures restrictives prévues par les actes initiaux.
14. Le 21 mars 2022, le requérant a sollicité du Conseil qu’il lui donne accès aux documents ayant servi de base à l’adoption des mesures restrictives le concernant. Le Conseil a déféré à cette demande le 29 mars 2022.
15. Le 1er juin 2022, le requérant a introduit une demande de réexamen auprès du Conseil.
16. Le 14 septembre 2022, le Conseil a adopté les actes de maintien qui ont prolongé les mesures prises à l’encontre du requérant jusqu’au 15 mars 2023, sans apporter de modification aux motifs d’inscription du nom de ce dernier sur les listes en cause.
B. La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué
17. Par requête déposée au greffe du Tribunal le 6 juin 2022, le requérant a demandé l’annulation des actes initiaux. Il a, par la suite, introduit un mémoire en adaptation de la requête en vue d’en modifier les conclusions afin d’y inclure une demande d’annulation des actes de maintien.
18. À l’appui de son recours, le requérant a soulevé trois moyens tirés, en substance, premièrement, de l’absence de base juridique pour l’adoption du critère énoncé à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, deuxièmement, de la violation du principe de proportionnalité, et troisièmement, d’une erreur manifeste d’appréciation. Au cours de l’audience, le requérant a indiqué que, par les deux premiers moyens mentionnés ci-dessus, il entendait en fait soulever une exception d’illégalité au titre de l’article 277 TFUE contre l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée. De plus, dans son mémoire en adaptation de la requête, le requérant a soulevé un quatrième moyen dirigé contre les actes de maintien, invoquant une violation des formes substantielles et, en particulier, une violation de l’obligation de réexamen périodique et de l’obligation de motivation.
19. Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté le recours du requérant, en citant notamment les motifs suivants.
20. Premièrement, le Tribunal a rejeté le moyen tiré de l’illégalité du critère prévu à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée en l’absence de base juridique. À cet égard, le Tribunal a souligné que les actes en cause étaient fondés sur les traités et notamment sur l’article 29 TUE pour les décisions 2022/429 et 2022/1530 et sur l’article 215 TFUE pour les règlements d’exécution 2022/427 et 2022/1529. Ces actes étaient donc fondés sur les bases juridiques pertinentes en matière de politique étrangère et de sécurité commune (14). En outre, le Tribunal a indiqué que l’article 215, paragraphe 2, TFUE habilite le Conseil à adopter des mesures restrictives à la seule condition qu’une décision adoptée conformément au chapitre 2 du titre V du traité UE prévoie de telles mesures. Selon le Tribunal, si cette condition est remplie, l’article 215, paragraphe 2, TFUE constitue la base juridique adéquate pour l’adoption d’actes imposant des mesures restrictives, même à l’encontre de destinataires n’ayant aucun lien avec le régime dirigeant d’un pays tiers (15).
21. Deuxièmement, en ce qui concerne la violation alléguée du principe de proportionnalité, le Tribunal a considéré que la légalité d’une mesure adoptée dans des domaines qui impliquent des choix de nature politique ne peut être affectée que si la mesure est manifestement inappropriée au regard de l’objectif que l’institution compétente entend poursuivre. Selon le Tribunal, il existe un lien logique entre, d’une part, le fait de cibler les hommes d’affaires influents exerçant leurs activités dans des secteurs économiques fournissant des revenus substantiels au gouvernement, au vu de l’importance que revêtent ces secteurs pour l’économie russe, et, d’autre part, l’objectif des mesures restrictives en l’espèce, qui est d’accroître la pression sur la Fédération de Russie ainsi que le coût des actions de cette dernière visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine. Il en a dès lors conclu que l’approche consistant à cibler ces personnes doit être considérée comme répondant, de manière cohérente, à cet objectif et ne peut être considérée comme étant manifestement inappropriée au regard dudit objectif (16).
22. Troisièmement, en ce qui concerne l’erreur d’appréciation qui aurait été commise en appliquant au requérant l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, le Tribunal a considéré que le critère qui est énoncé dans cette disposition implique une influence en corrélation avec l’exercice d’une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, sans autre condition concernant un lien avec le régime de ce gouvernement. Selon le Tribunal, par ce critère, le Conseil tendait en effet à exploiter l’influence que la catégorie de personnes ciblée est susceptible d’exercer sur le régime russe, en poussant ces personnes à faire pression sur ce gouvernement pour qu’il modifie sa politique. La notion d’« homme d’affaires influent » doit donc être comprise comme visant l’importance de ces derniers au regard, notamment, de leurs statuts professionnels, de l’importance de leurs activités économiques, de l’ampleur de leurs possessions capitalistiques ou de leurs fonctions au sein d’une ou de plusieurs entreprises dans lesquelles ils exercent ces activités (17). En l’espèce, le Tribunal a considéré que le Conseil avait présenté un ensemble de preuves suffisamment concrets, précis et concordants, susceptibles de démontrer que le requérant avait une activité dans un secteur économique, le secteur bancaire, qui constituait une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie (18).
23. Eu égard à ces considérations, le Tribunal a conclu que l’inscription du nom du requérant dans les actes initiaux en vertu du critère de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée était suffisamment étayée. Dans ce contexte, il a ajouté qu’il n’était pas nécessaire d’examiner le moyen du requérant tiré de l’erreur du Conseil quant à l’application du critère de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 modifiée (19).
III. Les conclusions des parties et la procédure devant la Cour
24. Par son pourvoi, déposé devant la Cour le 8 février 2024, le requérant conclut à ce qu’il plaise à la Cour :
– annuler l’arrêt attaqué ;
– annuler les actes en cause ;
– à titre subsidiaire, renvoyer l’affaire devant le Tribunal ;
– condamner le Conseil aux dépens.
25. Dans le mémoire en réponse qu’il a déposé le 15 mai 2024, le Conseil demande à la Cour de rejeter le pourvoi et de condamner le requérant aux dépens.
26. Une audience s’est tenue le 11 février 2025, au cours de laquelle le requérant et le Conseil ont répondu aux questions pour réponse orale posées par la Cour, notamment en ce qui concerne l’interprétation de l’expression « femmes et hommes d’affaires influents » (« leading businesspersons » dans la version en langue anglaise) utilisée à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée ainsi que sur la question de savoir si le Tribunal aurait dû statuer sur les moyens contestant tous les critères d’inscription sur les listes que le Conseil avait appliqué dans les actes en cause au requérant, à la lumière de l’arrêt du 29 novembre 2018, Bank Tejarat/Conseil (C‑248/17 P, EU:C:2018:967).
IV. Analyse
27. À l’appui de son pourvoi, le requérant invoque, en substance, sept moyens et soutient :
– premièrement, que le Tribunal a commis une erreur de droit en n’examinant pas s’il était fondé d’appliquer l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 modifiée au requérant :
– deuxièmement, que le Tribunal a commis une erreur de droit dans son interprétation de la notion de « femmes et hommes d’affaires influents » utilisée à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée ;
– troisièmement, que le Tribunal a violé l’article 215, paragraphe 2, TFUE ;
– quatrièmement, que l’interprétation de la notion de « femmes et hommes d’affaires influents » utilisée à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée qu’a retenue le Tribunal viole le principe de sécurité juridique, le droit de propriété et la liberté d’entreprendre ;
– cinquièmement, que le Tribunal a dénaturé le sens de l’élément de preuve retenu contre le requérant et violé l’obligation de motivation ;
– sixièmement, que le Tribunal a commis une erreur de droit en concluant que le secteur bancaire est un secteur qui fournit une source substantielle de revenus au gouvernement, au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée ;
– septièmement, que le Tribunal a violé le droit à un procès équitable et le principe d’égalité des armes.
28. La Cour m’a demandé d’examiner les arguments concernant spécifiquement l’interprétation de l’expression « femmes et hommes d’affaires influents » de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, lesquels font l’objet, principalement, du deuxième et du quatrième moyens du pourvoi. La Cour m’a en outre demandé d’analyser les arguments du requérant portant sur la question de savoir si le Tribunal a commis une erreur de droit en n’examinant pas le bien‑fondé des griefs portant sur l’application de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 modifiée au requérant. Ces arguments sont développés dans le premier moyen du pourvoi. Mon analyse portera sur ces principales questions, sur lesquelles, à la demande de la Cour, les parties ont concentré leur argumentation orale durant l’audience.
A. Sur le deuxième et le quatrième moyens du pourvoi
29. Par le deuxième et le quatrième moyens du pourvoi, le requérant soutient que le Tribunal a mal interprété le critère figurant à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée. En substance, il reproche au Tribunal d’avoir considéré que l’expression « femmes et hommes d’affaires influents » (leading businesspersons dans la version en langue anglaise) figurant dans cette disposition n’exige pas que le Conseil démontre un comportement spécifique de la part de la personne dont le nom est inscrit sur la liste, notamment en termes d’influence sur le gouvernement de la Fédération de Russie, ni qu’il établisse un lien avec le régime de ce pays. Il soutient qu’il ressort de plusieurs versions linguistiques de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée – notamment de la version en langue française – que la mise en œuvre de cette disposition exige qu’il existe un comportement tendant à influencer ce gouvernement ou qu’il existe, avec ce dernier, un lien permettant d’exercer une telle influence.
30. Le Conseil conteste cette argumentation.
31. Comme il ressort du point 10 des présentes conclusions, l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée prévoit le gel de tous les fonds et ressources économiques appartenant, possédés, détenus ou contrôlés par « des femmes et hommes d’affaires influents [...] ayant une activité dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine ».
32. Selon une jurisprudence constante, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie. C’est en particulier le cas lorsque les termes d’une disposition du droit de l’Union ne comportent aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée, ce qui, en l’espèce, est le cas de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée (20).
33. Premièrement, en ce qui concerne l’interprétation littérale de l’expression « leading businesspersons », utilisée dans la version en langue anglaise des actes en cause, il est communément admis que cette expression fait référence aux personnes qui travaillent dans le milieu des affaires, typiquement à un poste de direction au sein d’une société. De plus, le mot « business » renvoie à l’exercice d’une activité économique ou commerciale. L’expression « leading businesspersons » figurant à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée fait donc référence à des personnes qui exercent une activité économique ou commerciale dans une société dont ils sont propriétaires ou dans laquelle ils occupent un poste important (21).
34. Par ailleurs, l’adjectif anglais « leading » est synonyme de « très important, de premier plan » (22). Dans la mesure où l’expression « leading businesspersons » est suivie, à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, de l’expression « involved in economic sectors » (« ayant une activité dans des secteurs économiques » dans la version en langue française), la notion d’influence doit être comprise comme une référence visant l’importance de l’homme d’affaires concerné dans son secteur d’activité et à l’influence que cette personne est susceptible d’exercer au sein de ce secteur, ce qui correspond, en substance, au constat que fait le Tribunal au point 91 de l’arrêt attaqué. De plus, comme indiqué à ce même point, la qualité de « leading businessperson » d’un homme d’affaires peut être établie à la lumière, notamment, de son statut professionnel, de l’importance de ses activités économiques, de l’ampleur de ses possessions capitalistiques ou de ses fonctions au sein d’une ou de plusieurs entreprises dans lesquelles il exerce ces activités. Le requérant n’y fait pas spécifiquement référence dans son pourvoi.
35. Dès lors, d’un point de vue littéral, le Tribunal n’a pas commis d’erreur en concluant, en substance, aux points 88 à 90 de l’arrêt attaqué que, afin d’établir qu’une personne est un homme d’affaires influent au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, le Conseil est uniquement tenu de démontrer que la personne concernée exerce une activité économique ou commerciale dans une société et qu’elle est considérée être, conformément aux éléments décrits au point 91 de l’arrêt attaqué, un homme d’affaires très important, voire le plus important, du secteur économique lequel il exerce son activité, de telle sorte qu’il est à même d’exercer une influence dans ce secteur.
36. Il est vrai que, dans certaines versions linguistiques de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, les termes « femmes et hommes d’affaires » sont accompagnés d’un qualificatif correspondant au terme « influent » (influential en anglais) et non au terme « leading » utilisé dans la version en langue anglaise. Le requérant se fonde sur ce fait pour soutenir que les femmes et hommes d’affaires visés par cette disposition doivent être susceptibles d’exercer une influence non seulement au sein du secteur économique dans lequel ils exercent leur activité mais aussi, plus spécifiquement, sur le gouvernement de la Fédération de Russie.
37. Je rappelle toutefois, à cet égard, que, selon une jurisprudence constante de la Cour, la formulation utilisée dans l’une ou dans quelques-unes des versions linguistiques d’une disposition du droit de l’Union ne saurait servir de base unique à l’interprétation de cette disposition. Les dispositions du droit de l’Union doivent être interprétées et appliquées de manière uniforme, à la lumière des versions établies dans toutes les langues de l’Union (23).
38. En l’espèce, je constate que, conformément aux explications fournies par le Conseil au cours de l’audience, douze versions linguistiques de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, accompagnent l’expression « femmes et hommes d’affaires » d’un qualificatif équivalent au terme anglais « leading » (important) (24). À côté de ces versions, certaines autres versions utilisent un terme qui peut être se traduire par « prééminent » ou « principal » (prominent ou principal en anglais) ce qui, d’un point de vue sémantique, reflète le terme anglais « leading » (25). Les considérations énoncées au point 34 des présentes conclusions, en ce qui concerne l’interprétation de l’expression « leading businesspersons » sont dès lors pleinement applicables à toutes ces versions.
39. Les versions en langue française, lettone et lituanienne sont les seules où l’expression « femmes et hommes d’affaires » de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée est accompagnée d’un adjectif correspondant à « influent ». Cela étant dit, même dans ces langues, l’adjectif « influent » désigne notamment, et principalement, la qualité de celui qui est « important » (26). Par conséquent, afin d’assurer l’interprétation et l’application uniformes de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, ainsi que l’exige la jurisprudence citée au point 37 des présentes conclusions, les versions en langue française, lettone et lituanienne de l’expression « leading businesspersons » (femmes et hommes d’affaires influents) doivent être interprétées de la même manière que la majorité des versions linguistiques de cette disposition, c’est-à-dire en ce sens qu’elles font référence à l’importance de l’homme d’affaires dans le secteur économique dans lequel il a une activité et au sein duquel il est susceptible d’exercer une influence. Le Tribunal n’a donc pas commis d’erreur lorsqu’il est parvenu à cette même conclusion au point 92 de l’arrêt attaqué.
40. Il découle des considérations qui précédent que, d’un point de vue littéral, l’argument du requérant selon lequel l’expression « femmes et homme d’affaires influents (leading businesspersons) », telle qu’elle figure à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée exige du Conseil qu’il démontre un comportement spécifique de la part de la personne dont le nom est inscrit sur la liste, en particulier en ce qui concerne son influence sur le gouvernement de la Fédération de Russie, ou qu’il établisse un lien avec le régime de ce pays, n’est pas fondé.
41. Deuxièmement, en ce qui concerne l’interprétation contextuelle, je souhaiterais rappeler d’emblée que le critère d’inscription sur la liste ciblant les « femmes et hommes d’affaires influents », tel qu’il est mentionné à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée a été introduit pour la première fois par la décision 2022/329. Cette dernière décision a été adoptée le 25 février 2022, soit le lendemain du jour où le président de la Fédération de Russie a annoncé une opération militaire en Ukraine et où les forces armées russes ont commencé à attaquer ce pays (27).
42. En outre, il importe de souligner que, avant d’être modifié par la décision 2022/329, l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2014/145 comportait déjà un critère d’inscription sur la liste qui permettait, en substance, de cibler des personnes susceptibles d’exercer une influence individuelle sur le gouvernement de la Fédération de Russie. C’était, notamment, le cas de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145, qui faisait essentiellement référence aux personnes physiques apportant un soutien matériel ou financier actif aux décideurs russes responsables d’actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ou qui tiraient avantage de ces décideurs. Comme cela a déjà indiqué dans les présentes conclusions (28), ce critère a été maintenu dans la décision 2014/145 modifiée, ce qui suggère, selon moi, qu’il serait redondant, et dès lors illogique d’un point de vue contextuel, d’interpréter l’article 2, paragraphe 1, sous g), de cette décision en ce sens qu’il exigerait la preuve d’un comportement tendant à influencer le gouvernement de la Fédération de Russie et d’un lien avec le régime de ce pays, comme le soutient le requérant.
43. C’est pourquoi j’estime que l’interprétation contextuelle de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée n’étaye pas l’argumentation du requérant.
44. Troisièmement, en ce qui concerne l’interprétation téléologique, l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, fait partie du cadre juridique qui a établi un ensemble inédit de mesures restrictives tendant, comme le Tribunal l’a justement rappelé aux points 52 et 88 de l’arrêt attaqué (29), à exercer une pression maximale sur la Fédération de Russie en accroissant le coût de ses actions visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.
45. Ce sont là, en effet, les objectifs des mesures restrictives adoptées contre la Russie, tels qu’ils ont été identifiés, en substance, dans l’arrêt du 25 juin 2020, VTB Bank/Conseil (C‑729/18 P, EU:C:2020:499, point 59) (30) qui cite également l’arrêt du 28 mars 2017, Rosneft (C‑72/15, EU:C:2017:236, point 123) (31). Ces deux arrêts portent sur l’interprétation de mesures restrictives sectorielles prises eu égard aux actions de la Fédération de Russie déstabilisant la situation en Ukraine, qui ont précédé l’attaque de ce pays par les forces armées russes le 24 février 2022 (32). Toutefois, contrairement à ce que soutient le requérant, les objectifs identifiés par la Cour dans ces arrêts demeurent valables pour interpréter les mesures restrictives individuelles en cause en l’espèce, compte tenu du fait que les mesures restrictives tant sectorielles qu’individuelles ont été adoptées dans le cadre d’une riposte commune à une situation qui a continué à se détériorer depuis cette attaque, comme l’indiquent explicitement les considérants 10 et 11 de la décision 2022/329 (33).
46. Dans ce contexte, je considère, conformément à la conclusion énoncée par le Tribunal aux points 52 et 53 de l’arrêt attaqué, que l’on peut raisonnablement s’attendre à ce que l’adoption de mesures restrictives à l’égard des hommes d’affaires influents visés à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée exerce une pression maximale sur le gouvernement de la Fédération de Russie afin que celui-ci mette fin à son agression militaire sur le territoire ukrainien. Après tout, ces hommes d’affaires influents jouent un rôle central dans le maintien de la rentabilité des secteurs économiques dans lesquels ils ont une activité et qui renforcent en définitive les ressources financières dont dispose le gouvernement de la Fédération de Russie pour poursuivre ses actions et ses politiques. Par conséquent, en affectant l’activité des hommes d’affaires influents concernés, les mesures restrictives en cause en l’espèce sont susceptibles de limiter les revenus que le gouvernement de la Fédération de Russie obtient des secteurs pertinents de son économie, ce qui accroît le coût de ses actions militaires et limite sa capacité à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.
47. Il en découle que, comme le Tribunal l’a relevé aux points 54 et 89 de l’arrêt attaqué, il existe un lien logique entre, d’une part, le fait de cibler les hommes d’affaires influents exerçant leurs activités dans des secteurs économiques fournissant des revenus substantiels au gouvernement de la Fédération de Russie et, d’autre part, l’objectif des mesures restrictives en l’espèce. Contrairement à ce que soutient le requérant, ce lien existe même en l’absence de constatation d’un comportement spécifique de la personne dont le nom est inscrit sur la liste, notamment en termes d’influence sur le gouvernement de la Fédération de Russie, ou en l’absence de lien entre cette personne et le régime gouvernant ce pays.
48. L’interprétation téléologique de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée n’impose donc pas de reconsidérer les interprétations textuelle et contextuelle de cette disposition exposées aux points 40 et 43 et des présentes conclusions. Au contraire, elle soutient le point de vue selon lequel l’expression « femmes et hommes d’affaires influents » utilisée dans cette disposition exige uniquement du Conseil qu’il démontre que la personne concernée exerce une activité économique ou commerciale, et qu’elle est considérée être, à tout le moins, un homme d’affaires très important dans son secteur d’activité et donc susceptible d’y exercer une influence.
49. Pour le reste, dans la mesure où le requérant affirme qu’il est difficile de déterminer comment les personnes inscrites sur la liste devraient agir afin de pas être inscrites sur la liste ou d’en être retirées, il importe de relever que les femmes et hommes d’affaires importants peuvent être retirés de la liste s’ils peuvent démontrer qu’ils ont quitté la fonction sur laquelle leur inscription était fondée. À nouveau, si une telle fonction peut justifier l’inscription initiale, cela ne saurait aboutir à ce que la situation de la personne concernée soit pérenne et que le réexamen périodique soit privé d’effet utile, sauf si le Conseil peut toujours démontrer qu’il existe un risque de contournement, mais cette question n’a pas été soulevée spécifiquement en l’espèce.
50. Compte tenu de ce qui précède, aucune des méthodes d’interprétation définies par la Cour dans sa jurisprudence afin d’établir le sens d’une disposition de droit de l’Union ne requiert, comme le soutient le requérant, qu’il existe un comportement de la personne ciblée tendant à influencer le gouvernement de la Fédération de Russie ou un lien avec celui-ci afin de pouvoir qualifier cette personne de « femme ou homme d’affaires influent » au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée.
51. Par conséquent, j’estime qu’on ne saurait considérer que le Tribunal a commis une erreur de droit ou qu’il a violé le principe de sécurité juridique dans son interprétation de l’expression « femmes et hommes d’affaires influents » utilisée à l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée.
52. Il y a dès lors lieu de rejeter le deuxième et le quatrième moyens du pourvoi.
B. Sur le premier moyen du pourvoi
53. Par le premier moyen du pourvoi, le requérant reproche au Tribunal d’avoir refusé d’examiner les moyens invoqués en première instance pour contester son inscription sur la liste au titre de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 modifiée. Il soutient que, même si c’était à juste titre que le Tribunal avait conclu que l’inscription était justifiée sur le fondement de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de cette décision modifiée, le fait de ne pas avoir examiné les arguments du requérant concernant l’article 2, paragraphe 1, sous d), a violé le droit de ce dernier à une protection juridictionnelle effective et son droit à la réputation. Il soutient, plus particulièrement que, lorsqu’un acte contesté est fondé sur différentes bases juridiques, le Tribunal ne peut se limiter à examiner la validité d’une seule de ces bases juridiques. Ce serait d’autant plus vrai en l’espèce, où les critères énoncés, respectivement à l’article 2, paragraphe 1, sous d) et sous g), de la décision 2014/145 modifiée ciblent des situations totalement différentes.
54. Le Conseil conteste cette argumentation. Il indique que l’approche adoptée par le Tribunal dans l’arrêt attaqué était correctement fondée sur la jurisprudence constante de la Cour. Le Conseil conteste également la distinction qu’établit le requérant entre les critères énoncés, respectivement, à l’article 2, paragraphe 1, sous d) et sous g), de la décision 2014/145 modifiée. Il maintient que ces deux critères sont neutres en ce sens qu’aucun d’eux ne comporte de jugement de valeur quant au comportement de la personne concernée et qu’ils n’impliquent aucune censure du comportement de cette personne.
55. À titre liminaire, il me faut rappeler que, dans les actes en cause en l’espèce (34), le Conseil a fondé l’inscription du requérant sur la liste non seulement sur le critère de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée mais également sur le critère de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de cette décision. En substance, le Conseil a considéré que le requérant a apporté un soutien matériel ou financier actif aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine et qu’il a également tiré avantage de ces décideurs. Ainsi qu’il ressort de la motivation fournie par le Conseil (35), les motifs de son inscription incluaient les relations étroites que le requérant entretenait avec le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, et d’importantes faveurs échangées entre eux. Le Conseil s’est également fondé sur l’appui politique que M. Poutine a apporté à Alfa Group, dont le requérant était l’un des principaux actionnaires, en vue du développement de ses plans d’investissement à l’étranger, pour récompenser la loyauté de ce groupe.
56. Il importe de relever que, aux points 133 à 135 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que le motif d’inscription du nom du requérant sur les listes litigieuses, fondé sur son statut d’homme d’affaires influent ayant une activité dans des secteurs économiques fournissant une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, correspondant au critère g), était suffisamment étayé. Dans ce contexte, le Tribunal a considéré qu’il n’était pas nécessaire d’examiner le bien-fondé des autres griefs soulevés par le requérant et visant à remettre en cause l’appréciation du Conseil concernant l’inscription du requérant sur la liste au titre de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 modifiée.
57. Selon la jurisprudence de la Cour, que le Tribunal cite au point 134 de l’arrêt attaqué, s’agissant du contrôle de la légalité d’une décision adoptant des mesures restrictives, et eu égard à leur nature préventive, si le juge de l’Union considère que, à tout le moins, l’un des motifs mentionnés est suffisamment précis et concret, qu’il est étayé et qu’il constitue en soi un fondement suffisant pour soutenir cette décision, la circonstance que d’autres de ces motifs ne le seraient pas ne saurait justifier l’annulation de ladite décision.
58. La Cour a formulé pour la première fois cette position dans l’arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518) (36), dans lequel elle a spécifiquement fait référence aux motifs qui sous-tendent l’application d’un critère d’inscription à la personne concernée. Si au moins l’un de ces motifs est étayé et qu’il constitue une base suffisante, alors la circonstance que d’autres de ces motifs ne le seraient pas ne saurait signifier que ce critère a été appliqué de manière incorrecte et que la décision du Conseil serait, dès lors, illégale (37). Dans sa jurisprudence ultérieure, notamment dans l’arrêt du 29 novembre 2018, Bank Tejarat/Conseil (C‑248/17 P, EU:C:2018:967) (38), la Cour a appliqué le même raisonnement, par analogie, à la situation dans laquelle l’un des critères d’inscription – et pas simplement les motifs justifiant l’application de ce critère – est considéré fondé dans le cadre d’un pourvoi. En substance, selon la Cour, le moyen du pourvoi concernant tout autre critère d’inscription devient, dans ces circonstances, inopérant dès lors que le dispositif de l’arrêt attaqué doit être considéré comme étant fondé (39).
59. En ce qui concerne la présente affaire, j’aimerais avant tout faire observer que la pratique du Tribunal en matière de mesures restrictives ne semble pas être cohérente, comme le démontrent les affaires pendantes dans lesquelles j’ai récemment présenté mes conclusions (affaire Timchenko/Conseil, C‑702/23 P, EU:C:2025:273 et affaire Timchenko/Conseil, C‑703/23 P, EU:C:2025:274). Dans les arrêts attaqués dans ces affaires, le Tribunal ne s’est pas fondé sur la jurisprudence de la Cour découlant, par exemple, de l’arrêt Bank Tejarat. Il a examiné la légalité des décisions du Conseil au regard, d’une part, de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la décision 2014/145 modifiée et, d’autre part, de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de cette décision. L’approche qu’adoptera la Cour dans la présente affaire pourrait dès lors avoir d’importantes conséquences sur la pratique décisionnelle du Tribunal.
60. Cela étant dit, il est important de rappeler que, dans le cadre d’un recours en annulation, le caractère inopérant d’un moyen soulevé renvoie à son inaptitude, dans l’hypothèse où il serait fondé, à entraîner l’annulation que demande le requérant (40). Ainsi, un exemple typique d’un moyen inopérant réside dans le moyen qui critique un seul élément d’un acte, alors que cet acte peut être fondé en droit uniquement sur d’autres motifs ou considérations (41). Dans ces circonstances, le principe de l’économie de procédure permet au Tribunal de ne pas examiner un tel moyen dès lors qu’il n’aurait pas d’incidence sur la légalité de l’acte concerné (42).
61. En l’espèce, même si le Tribunal avait considéré que le Conseil avait appliqué à tort l’article 2, paragraphe 1, sous d) de la décision 2014/145 modifiée au requérant, le dispositif de la décision du Conseil – qui, en substance, interdit au requérant l’entrée sur le territoire des États membres et gèle tous ses fonds sur ce même territoire – n’aurait pas été affecté et les actes en cause auraient toujours dû être déclarés fondés en droit. C’est exactement de ce genre de situation dont il est question dans l’arrêt Bank Tejarat, qui s’appuie sur la prémisse bien établie selon laquelle l’annulation d’un acte affecte uniquement la partie du dispositif de l’acte qui a fait l’objet du contrôle juridictionnel et non les motifs sur lesquels l’institution concernée a fondé sa décision.
62. En outre, bien que les actes des institutions de l’Union jouissent d’une présomption de légalité, comme le soutient le requérant, cette présomption ne s’étend qu’au dispositif de l’acte en question et non aux motifs sur lesquels ce dispositif est fondé. Cela signifie que, lorsque le Tribunal, pour des raisons d’économie de procédure, n’examine pas le bien-fondé de l’un des critères d’inscription appliqués à une personne faisant l’objet de mesures restrictives, comme c’est le cas ici, il ne peut pas être présumé que le Tribunal a confirmé l’appréciation du Conseil eu égard à un autre critère. À cet égard, je considère que le requérant a tort d’affirmer que le fait que le Tribunal n’a pas examiné son inscription sur la liste au titre de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 modifiée est susceptible d’affecter son droit à une protection juridictionnelle effective.
63. En outre, il est vrai que, à la différence de l’arrêt Bank Tejarat, non seulement les deux critères d’inscription appliqués en l’espèce ciblent des situations différentes, mais ils sont également de nature très différente. Il ressort de la première partie des présentes conclusions que l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée, permet en fin de compte d’inscrire une personne sur les listes en raison de son activité, en qualité de femme ou homme d’affaires influent, dans un secteur économique rentable pour le gouvernement de la Fédération de Russie. En revanche, l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 modifiée impute à la personne inscrite sur les listes un comportement consistant à apporter un soutien matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée ou de la déstabilisation de l’Ukraine, ou à tirer avantage de ces décideurs.
64. Cependant, la différence de nature entre les critères d’inscription appliqués au requérant dans les actes en cause n’est pas susceptible de remettre en cause les considérations conceptuelles exposées aux points 60 et 61 des présentes conclusions. De plus, cette différence de nature ne fait pas non plus de ces critères d’inscription des éléments distincts qui pourraient être détachés du reste de la décision du Conseil et donc permettre, conformément à la jurisprudence de la Cour (43), une annulation partielle de cette décision.
65. Enfin, la Cour a jugé qu’une personne dont le nom a été inscrit sur une liste de personnes dont les avoirs sont gelés persiste à avoir un intérêt à tout le moins moral à obtenir l’annulation de cette inscription, en vue de faire reconnaître par le juge de l’Union qu’elle n’aurait jamais dû être inscrite sur une telle liste, compte tenu des conséquences sur sa réputation, y compris après que son nom a été radié de ladite liste (44). Dans cet arrêt, la Cour a confirmé qu’une personne conserve un intérêt, fondé sur son droit à la réputation, à demander l’annulation d’une décision d’inscription prise par le Conseil même lorsque, après un réexamen périodique, cette institution a décidé de la retirer de la liste. En l’espèce, la situation est toutefois différente puisque, je le répète, l’examen par le Tribunal d’un autre critère d’inscription n’aurait pas pu, en tout état de cause, conduire à l’annulation des actes en cause. C’est pourquoi, conformément aux débats tenus lors de l’audience, la voie de recours ouverte au requérant afin de protéger sa réputation consiste à former un recours en indemnité au titre de l’article 340 TFUE (45).
66. Eu égard aux considérations qui précèdent, j’estime que le Tribunal est en droit de conclure que, lorsque l’un des critères justifiant l’inscription d’une personne sur la liste est jugé justifié, il n’est pas nécessaire d’examiner les motifs qui sous-tendent un autre critère d’inscription sur lequel le Conseil s’est également fondé pour adopter sa décision. Par conséquent, et puisque le Tribunal n’était pas tenu d’examiner le bien-fondé de l’inscription au titre de l’article 2, paragraphe 1, sous d), de la décision 2014/145 modifiée, le requérant a tort de soutenir que cette juridiction a commis une erreur de droit.
67. Partant, le premier moyen devrait être rejeté.
V. Conclusion
68. À la lumière de l’analyse exposée dans les présentes conclusions, je propose à la Cour de rejeter le pourvoi en ce qui concerne le deuxième et le quatrième moyens du pourvoi, dans la mesure où ils portent sur l’interprétation de l’article 2, paragraphe 1, sous g), de la décision 2014/145 modifiée. Je propose en outre à la Cour de rejeter le pourvoi en ce qui concerne le premier moyen du pourvoi.
69. Je ne me prononce pas sur les autres moyens du pourvoi soulevés par le requérant ni sur la question de savoir laquelle des parties doit être condamnée aux dépens en application de l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour.