Affaire C629/23

MTÜ Eesti Suurkiskjad

contre

Keskkonnaamet

(demande de décision préjudicielle, introduite par la Riigikohus)

 Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 12 juin 2025

« Renvoi préjudiciel – Conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages – Directive 92/43/CEE – Article 1er, sous i), premier alinéa – État de conservation d’une espèce – Notion – Article 14 – Mesures de gestion – Prélèvement dans la nature et exploitation compatible avec le maintien ou le rétablissement de l’espèce dans un état de conservation favorable – Article 1er, sous i), second alinéa – Évaluation du caractère favorable de l’état de conservation de l’espèce concernée – Conditions cumulatives – Canis lupus (loup) – Classement dans la catégorie “vulnérable” de la “liste rouge” de l’Union internationale pour la conservation de la nature – Espèce animale faisant partie d’une population dont l’aire de répartition naturelle s’étend au-delà du territoire d’un État membre – Prise en compte des échanges avec les populations de la même espèce présentes dans les États membres ou pays tiers voisins – Article 2, paragraphe 3 – Prise en compte des exigences économiques, sociales et culturelles, ainsi que des particularités régionales et locales »

1.        Environnement – Conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages – Directive 92/43 – Espèces animales d’intérêt communautaire – Mesures de gestion – Pouvoir d’appréciation des États membres – Limites – Maintien de l’espèce dans un état de conservation favorable – Critères d’évaluation – Prise en compte du niveau local et national et, le cas échéant, du niveau transfrontalier

[Art. 191, § 2, TFUE ; directive du Conseil 92/43, telle que modifiée par la directive 2013/17, considérant 15 et art. 1er, i), 1er al., 2, § 2, 11, 14, § 1, et 16 et annexe V, a)]

(voir points 37-48)

2.        Environnement – Conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages – Directive 92/43 – Obligation de surveillance de l’état de conservation – Notion d’un état de conservation favorable – Nécessité de s’assurer du caractère pérenne de la situation – Critères d’appréciation – Prise en compte du niveau transfrontalier

[Directive du Conseil 92/43, telle que modifiée par la directive 2013/17, art. 1er, i), 2d al., 11 et 14, § 1]

(voir points 49-66, disp. 1)

3.        Environnement – Conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages – Directive 92/43 – Espèces animales d’intérêt communautaire – Mesures de gestion – Maintien de l’espèce dans un état de conservation favorable – Critères d’évaluation – Prise en compte d’exigences économiques, sociales et culturelles ainsi que de particularités régionales et locales – Limites

[Directive du Conseil 92/43, telle que modifiée par la directive 2013/17, art. 1er, i), 2d al., 2, § 2, 11 et 14, § 1, et annexe V, a)]

(voir points 67-71, disp. 2)

Résumé

Saisie à titre préjudiciel par la Riigikohus (Cour suprême, Estonie), la Cour se prononce sur plusieurs questions relatives à la protection du loup (Canis lupus) au titre de la directive « habitats » (1) et, en particulier, de son article 14 (2) qui permet d’adopter des mesures telles que la restriction de la chasse, en principe autorisée en Estonie (3), lorsqu’une telle restriction s’avère nécessaire au maintien de l’espèce concernée dans un état de conservation favorable.

En 2020, l’autorité estonienne compétente a fixé, par un arrêté, un quota relatif à la chasse au loup pour la saison cynégétique 2020/2021 en Estonie. La requérante au principal, une association estonienne de protection de l’environnement, a contesté la légalité de cet arrêté, en soutenant que la prémisse sur laquelle cet arrêté repose, selon laquelle l’état de conservation du loup est favorable en Estonie, est erronée.

À cet égard, il n’y a aucune contestation quant à l’état de conservation « favorable » de la population balte du loup, faisant elle-même partie de la population eurasienne de cette espèce animale, dont l’aire de répartition naturelle s’étend en Estonie, en Lettonie, en Lituanie, dans le nord-est de la Pologne et dans certains pays tiers voisins. Cependant, compte tenu de la classification de la population régionale estonienne par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), cette population ne saurait être considérée, selon la requérante au principal, comme étant dans un tel état de conservation.

Saisie d’un pourvoi de cette partie contre la décision de rejet de son recours, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, sous i), de la directive « habitats », qui définit la notion d’état de conservation d’une espèce et les conditions pour déterminer si l’état de conservation d’une espèce est favorable, doit être interprété en ce sens que le classement dans la catégorie « vulnérable » de la liste rouge de l’UICN de la population d’une espèce animale présente sur le territoire d’un État membre exclut que l’état de conservation de cette espèce, sur le territoire de cet État membre, soit considéré comme étant « favorable », au sens de cette disposition. Par ailleurs, cette juridiction cherche à savoir, en substance, si cet article 1er, sous i), doit être interprété en ce sens que l’adoption, par un État membre, de mesures de gestion au titre de l’article 14, paragraphe 1, de cette directive implique l’obligation d’assurer un état de conservation favorable de la population de cette espèce présente sur le territoire de cet État membre ou si ce dernier peut prendre en considération l’état de conservation de l’ensemble de la population dont l’aire de répartition naturelle s’étend au-delà du territoire dudit État membre et, le cas échéant, dans quelle mesure et sous quelles conditions.

Dans ce contexte, la juridiction de renvoi se demande également si des exigences économiques, sociales et culturelles ainsi que des particularités régionales et locales peuvent être prises en compte lors de l’évaluation de l’état de conservation d’une espèce.

Appréciation de la Cour

En premier lieu, la Cour relève que la marge d’appréciation des États membres pour déterminer la nécessité d’adopter des mesures en application de l’article 14, paragraphe 1, de la directive « habitats » est limitée par l’obligation de veiller à ce que le prélèvement des spécimens d’une espèce dans la nature et leur exploitation soient compatibles avec le maintien de cette espèce dans un état de conservation favorable. En particulier, lorsqu’une espèce animale se trouve dans un état de conservation défavorable, les autorités compétentes doivent prendre des mesures, au sens de ladite disposition, afin d’améliorer l’état de conservation de l’espèce concernée, de telle sorte que les populations de celle-ci atteignent, à l’avenir et de manière durable, un état de conservation favorable.

L’état de conservation favorable des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle doit exister et être évalué, en premier lieu et nécessairement, au niveau local et national. En effet, si l’état de conservation d’une espèce n’est pas favorable dans un État membre sur le territoire duquel s’étend, au moins potentiellement, son aire de répartition naturelle, elle ne peut pas y remplir sa fonction écologique, ou du moins pas pleinement, même si la population de l’espèce concernée présente dans cet État membre fait partie d’une population dont l’état de conservation est favorable.

Cela étant, la classification de la population nationale d’une espèce dans la catégorie « vulnérable » de la liste rouge de l’UICN n’exclut pas, en tant que telle, que l’état de conservation de ladite espèce, sur le territoire de l’État membre concerné, soit néanmoins considéré comme étant favorable si les conditions cumulatives prévues à l’article 1er, sous i), second alinéa, de la directive « habitats » sont réunies.

À cet égard, les populations d’une espèce animale, en particulier le loup, présentes également dans les autres États membres ou pays tiers voisins de celui qui envisage l’adoption de mesures de gestion au titre de l’article 14, paragraphe 1, de la directive « habitats » seront pertinentes pour la vérification, par ce dernier État membre, du caractère favorable ou non de l’état de conservation de la population de cette espèce présente sur son territoire. Leur pertinence est conditionnée à l’existence d’échanges entre ces populations, lesquels sont susceptibles de constituer une influence qui, agissant sur l’espèce, peut affecter à long terme la répartition et l’importance de cette dernière population sur ledit territoire.

Dans l’hypothèse d’une situation actuelle satisfaisante, il convient encore de s’assurer du caractère pérenne de cette situation pour que le caractère favorable de l’état de conservation d’une espèce puisse être constaté.

À ce titre, il y a lieu de tenir compte notamment, premièrement, de tout changement prévisible pouvant affecter les échanges entre la population présente dans l’État membre concerné avec les autres populations faisant partie de la même population. Deuxièmement, il y a lieu de tenir compte du niveau de protection juridique dont bénéficie l’espèce concernée dans les États membres et pays tiers voisins. Troisièmement, le poids qu’il convient d’accorder aux relations avec les populations d’autres États sera d’autant plus important lorsque les États membres et pays tiers concernés non seulement appliquent des régimes de protection juridique comparables, mais coopèrent en vue de la protection de l’espèce concernée et coordonnent, par exemple, leurs mesures de protection de manière à optimiser les échanges entre les populations concernées.

Par ailleurs, pour veiller à ce que le prélèvement des spécimens d’une espèce dans la nature et leur exploitation soient compatibles avec le maintien de cette espèce dans un état de conservation favorable, il peut s’avérer nécessaire que l’État membre, sur le territoire duquel est présente une population de loups faisant partie d’une population dont l’aire de répartition naturelle s’étend au-delà de ce territoire, lorsqu’il entend prendre en considérations les échanges entre la population de loup présente sur ledit territoire et celles présentes dans les États membres ou pays tiers voisins, partage avec ces derniers des informations sur les mouvements transfrontaliers observés chez les spécimens de cette espèce ainsi que sur les mesures de gestion que ces États membres ou pays tiers prennent ou envisagent de prendre à l’égard des populations présentes sur leurs territoires respectifs. En effet, d’une part, de tels échanges d’informations sont à même de rendre plus précise l’appréciation, par l’État membre concerné, de la taille de sa propre population. D’autre part, s’informer sur les mesures de gestion appliquées ou envisagées par les États membres ou pays tiers pertinents peut être nécessaire pour que cet État membre puisse s’assurer que l’espèce concernée peut être considérée comme étant effectivement dans un état de conservation favorable sur son territoire. Enfin, des informations sur les mesures appliquées ou envisagées par les États membres ou pays tiers voisins peuvent lui être nécessaires pour s’assurer que les mesures qu’il envisage de prendre à l’égard de cette espèce seront compatibles avec le maintien de celle-ci dans un état de conservation favorable sur son territoire.

En second lieu, la Cour précise que les exigences économiques, sociales et culturelles ainsi que les particularités régionales et locales visées à l’article 2, paragraphe 3, de la directive « habitats », qui, au demeurant, ne constitue pas une dérogation autonome au régime général de protection mis en place par cette directive, ne sauraient être invoquées pour écarter l’obligation de veiller à ce que le prélèvement des spécimens d’une espèce dans la nature et leur exploitation soient compatibles avec le maintien de cette espèce dans un état de conservation favorable, obligation qui limite la marge d’appréciation dont disposent les États membres en vertu de l’article 14 de ladite directive. Ce n’est que dans les limites de cette marge d’appréciation que les États membres sont en principe autorisés à tenir compte de ces exigences et de ces particularités.


1      Directive 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages (JO 1992, L 206, p. 7), telle que modifiée par la directive 2013/17/UE du Conseil, du 13 mai 2013 (JO 2013, L 158, p. 193) (ci-après la « directive “habitats” »).


2      Voir article 14, paragraphe 1, de la directive « habitats » : « [s]i les États membres l’estiment nécessaire à la lumière de la surveillance prévue à l’article 11, ils prennent des mesures pour que le prélèvement dans la nature de spécimens des espèces de la faune et de la flore sauvages figurant à l’annexe V, ainsi que leur exploitation, soit compatible avec leur maintien dans un état de conservation favorable ».


3      Dès lors que les populations estoniennes du loup sont inscrites à l’annexe V, sous a), de la directive « habitats » et peuvent, par conséquent, être chassées. Ces populations constituent ainsi une exception à la règle générale conformément à laquelle la chasse du loup est, en principe, interdite en vertu de l’article 12 de cette directive, lu en combinaison avec l’annexe IV, sous a), de celle-ci.