CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME LAILA MEDINA

présentées le 19 juin 2025 (1)

Affaire C338/24

LF

contre

Sanofi Pasteur SA

[demande de décision préjudicielle formée par la cour d’appel de Rouen (France)]

(Renvoi préjudiciel – Directive 85/374/CEE – Protection des consommateurs – Responsabilité du fait des produits défectueux – Article 13 – Rapport avec le régime général de la responsabilité pour faute – Manque de vigilance à l’égard des risques liés au produit – Article 11 – Délai de prescription de dix ans – Expiration du délai de prescription – État pathologique complexe et évolutif – Droit d’accès à un tribunal – Article 10 – Délai de prescription de trois ans – Date à laquelle le délai de prescription commence à courir – Établissement d’une date de consolidation)






I.      Introduction

1.        Quarante ans se sont écoulés depuis que la directive 85/374/CEE (2) a introduit un régime de responsabilité sans faute du fait des produits défectueux. Cette directive marque l’une des tentatives d’harmonisation les plus anciennes et probablement les plus durables (3) dans le domaine du droit privé européen et, en particulier, de la responsabilité délictuelle (4). Le domaine dans lequel cette directive est intervenue est au « cœur du droit des obligations » (5). Le caractère sensible de cette intervention est accentué par le fait que la directive 85/374 vise à réaliser une harmonisation complète dans les domaines qu’elle réglemente (6), ce qui entraîne une limitation de la marge d’appréciation laissée aux États membres. Il n’est donc pas surprenant qu’une grande partie des questions soumises à la Cour à propos de cette directive explorent ce qui a été justement qualifié de « vices cachés de l’harmonisation européenne » (7).

2.        La directive 85/374 vise à réaliser un équilibre complexe entre les différents intérêts en présence : les intérêts des consommateurs et des producteurs, le progrès technologique et la sécurité des produits. Bien que sa finalité soit l’intégration du marché, elle a d’importantes implications humaines lorsque les consommateurs ont subi des dommages corporels imputables à un produit défectueux. La présente affaire concerne en particulier la situation exceptionnelle des personnes lésées atteintes d’une pathologie évolutive attribuée à la vaccination. La Cour est invitée à apprécier, à l’égard de ces personnes, si l’application du délai de dix ans prévu par cette directive pour introduire une action en dommages et intérêts est compatible avec l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

II.    Le cadre juridique

3.        L’article 10, paragraphe 1 de la directive 85/374 prévoit :

« Les États membre prévoient dans leur législation que l’action en réparation prévue par la présente directive se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du producteur. »

4.        L’article 11 de la directive 85/374 dispose :

« Les États membres prévoient dans leur législation que les droits conférés à la victime en application de la présente directive s’éteignent à l’expiration d’un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le producteur a mis en circulation le produit, même qui a causé le dommage, à moins que durant cette période la victime n’ait engagé une procédure judiciaire contre celui-ci. »

III. Les antécédents du litige au principal et la question préjudicielle

5.        Le 20 mars 2003, LF a été vaccinée contre la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite au moyen du vaccin Revaxis, fabriqué par le laboratoire Sanofi Pasteur.

6.        LF a déclaré éprouver divers symptômes, infections et douleurs à partir de l’année 2004 (digestion, gorge, épaule, bras, mains, cervicalgies, infections urinaires, lombalgies, perte de cheveux) et a subi des arrêts de travail répétés à compter du 3 décembre 2005.

7.        Elle a subi divers examens médicaux, dont une biopsie musculaire de son deltoïde gauche le 31 mars 2008, qui a révélé une myofasciite à macrophage témoignant de la persistance d’hydroxyde d’aluminium, un adjuvant utilisé dans certains vaccins. Cette myofasciite à macrophages l’a conduite à être hospitalisée du 2 au 5 avril 2013.

8.        Le 2 juin 2015, LF a saisi la commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (ci-après la « CCI »), qui a ordonné l’établissement d’un rapport d’expertise.

9.        Le rapport d’expertise concluait à une consolidation de l’état de LF intervenue le 20 septembre 2016 ainsi qu’à l’absence d’argument permettant de dire que sa maladie avait été causée par le vaccin Revaxis. La CCI a rejeté sa demande le 11 janvier 2017.

10.      Les 17 et 23 juin 2020, LF a assigné trois défendeurs différents, parmi lesquels Sanofi Pasteur, devant le tribunal judiciaire d’Alençon (France), aux fins d’être indemnisée des préjudices subis suite à cette vaccination. Elle invoquait tant la responsabilité du fait des produits défectueux, que la responsabilité pour faute.

11.      Par ordonnance du 10 juin 2021, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire d’Alençon a constaté que l’action de LF à l’encontre de Sanofi était prescrite, et l’a déboutée de ses demandes.

12.      Le 30 juin 2021, LF a formé appel de cette ordonnance. Par arrêt du 31 mai 2022, la cour d’appel de Caen (France) a pour l’essentiel confirmé l’ordonnance attaquée, et déclaré irrecevables les demandes de LF fondées sur la responsabilité du fait des produits défectueux et sur la responsabilité pour faute.

13.      Par arrêt du 5 juillet 2023, la Cour de cassation (France) a, en substance, annulé l’arrêt de la cour d’appel de Caen et renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Rouen (France), qui est la juridiction de renvoi.

14.      La Cour de cassation a jugé, en substance, que l’article 1245‑16 du code civil (qui transpose l’article 10 de la directive 85/374) doit être interprété en ce sens que, en cas de dommage corporel, la date à laquelle le demandeur a pris connaissance du dommage est celle de la consolidation. Ce n’est qu’à la date de consolidation du préjudice que le requérant peut mesurer l’étendue de son dommage. Dans le cas d’une pathologie évolutive où la fixation d’une date de consolidation est impossible, le délai de prescription de trois ans fixé par cette disposition ne peut commencer à courir.

15.      Le 18 septembre 2023, LF a saisi la juridiction de renvoi.

16.      Cette dernière relève que la présente affaire soulève plusieurs questions d’interprétation en relation avec la directive 85/374. Une question qui se pose, premièrement, est celle de l’articulation entre le régime de responsabilité du fait des produits défectueux et le régime de responsabilité pour faute. Il s’agit plus particulièrement de savoir si la requérante est recevable à introduire un recours fondé sur la responsabilité pour faute pour l’un des motifs suivants : le maintien en circulation du produit défectueux par le producteur, un manquement du producteur à son devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit ou, plus généralement, un défaut de sécurité de ce produit.

17.      Deuxièmement, s’agissant du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux, la juridiction de renvoi s’interroge sur le point de savoir si le délai de prescription de dix ans pour le recours, prévu à l’article 11 de la directive 85/374, porte atteinte au droit d’accès à un tribunal, dans une situation dans laquelle la personne lésée souffre d’un état pathologique évolutif.

18.      Troisièmement, la juridiction de renvoi soulève une question d’interprétation en relation avec le délai de recours de trois ans, prévu à l’article 10 de la directive 85/374. Elle se demande plus particulièrement si la date à laquelle ce délai commence à courir dans le cas d’une pathologie complexe et évolutive, telle que celle de LF, peut être la date de consolidation de la pathologie en cause.

19.      Dans ces conditions, la cour d’appel de Rouen a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1°)      L’article 13 de la directive [85/374], dans son interprétation résultant de l’arrêt du 25 avril 2002, [González Sánchez (C‑183/00, EU:C:2002:255 ; ci-après l’“arrêt Gonzalez Sanchez”)] selon lequel la victime d’un dommage peut se prévaloir d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondement différents de celui instauré par la directive, doit-il être interprété en ce sens que la victime d’un produit défectueux peut demander réparation au producteur de son dommage sur le fondement du régime général de responsabilité pour faute en invoquant notamment un maintien en circulation du produit, un manquement à son devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit ou, d’une façon générale un défaut de sécurité de ce produit ?

2°)       L’article 11 de la directive [85/374], selon lequel les droits conférés à la victime en application de la directive s’éteignent à l’expiration d’un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le produit à l’origine du dommage a été mis en circulation, est-il contraire aux dispositions de l’article 47 de la [Charte] en ce qu’il priverait la victime souffrant d’un préjudice évolutif provoqué par un produit défectueux de son droit d’accès à un juge ?

3°)      L’article 10 de la directive [85/374], qui fixe comme point de départ du délai de prescription de trois ans “la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage”, peut-il être interprété comme ne pouvant courir que du jour où l’intégralité du dommage est connue, notamment par la fixation d’une date de consolidation se définissant comme l’instant à partir duquel l’état de la victime du dommage corporel n’est plus évolutif de sorte qu’en cas de pathologie évolutive, la prescription ne commence pas à courir, et non au jour où le dommage est apparu de façon certaine, en lien avec le produit défectueux, peu important son évolution ultérieure ? »

20.      Des observations écrites ont été déposées par LF, Sanofi Pasteur, les gouvernements français, allemand et néerlandais, la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne. Ces parties et parties intéressées ont participé à l’audience qui s’est tenue le 27 mars 2025 et ont répondu aux questions pour réponse orale posées par la Cour.

IV.    Appréciation

A.      La première question préjudicielle

21.      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 13 de la directive 85/374, lu à la lumière de l’arrêt González Sánchez, doit être interprété en ce sens qu’une victime d’un produit défectueux peut demander au producteur la réparation de son dommage dans le cadre d’un régime général de responsabilité pour faute, en invoquant notamment le maintient en circulation du produit, un manquement au devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit ou, plus généralement, un défaut de sécurité de ce produit.

22.      Il ressort de la décision de renvoi que la juridiction de renvoi pose cette question afin de déterminer si LF, requérante au principal, qui fait valoir qu’elle a subi un dommage causé par un vaccin commercialisé par Sanofi Pasteur, est recevable à agir contre cette dernière au titre de la responsabilité pour faute. LF a soutenu plus précisément devant la juridiction de renvoi que la faute consiste en l’absence de réaction de Sanofi Pasteur, en dépit de ce que les effets de son vaccin contenant de l’alumine ont été portés à la connaissance de cette dernière. Sanofi Pasteur a fait valoir que la faute dont LF lui fait grief ne diffère pas du défaut de sécurité allégué.

23.      La juridiction de renvoi souligne que, dans plusieurs arrêts (8), la Cour de cassation a jugé que la victime d’un dommage résultant d’un produit défectueux est recevable à introduire une action fondée sur la faute du producteur. Cette faute peut consister dans le maintien en circulation d’un produit présentant un défaut dont le producteur a connaissance ou à un manquement à son devoir de vigilance quant aux risques liés au produit.

24.      À la lumière de cette jurisprudence, la question de la juridiction de renvoi doit être comprise comme visant, en substance, à déterminer si la directive 85/374 s’oppose à ce que la victime tente d’engager la responsabilité du producteur lorsque la faute alléguée est l’une de celles décrites dans cette jurisprudence (9).

25.      Afin de répondre à cette question, il importe, à titre liminaire, de rappeler la nature et les caractéristiques essentielles du régime de responsabilité instauré par la directive 85/374 ainsi que la relation entre ce régime et les régimes nationaux de responsabilité contractuelle et extracontractuelle.

1.      Responsabilité objective fondée sur la défectuosité du produit

26.      L’article 1er de la directive 85/374, selon lequel « [l]e producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit », lu à la lumière des premier et deuxième considérants de cette directive, pose le principe de la responsabilité sans faute du producteur pour les dommages causés par un défaut de ses produits (10).

27.      Il ressort de l’article 4 de la directive 85/374 que, pour demander réparation, la victime est tenue de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. Ces trois conditions suffisent à établir la responsabilité.

28.      Est par contre dépourvue de pertinence la question de savoir si le producteur a commis une faute. Le régime de la responsabilité du fait des produits est un régime de responsabilité objective, fondée sur un défaut du produit. En d’autres termes, ainsi qu’il ressort de la doctrine, la responsabilité est « fondée “sur le défaut” et non “sur la faute” » (11).

29.      Le défaut est établi par des considérations objectives. Selon les termes de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 85/374, un produit défectueux est un produit qui n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre compte tenu de toutes les circonstances, et notamment de la présentation du produit, de l’usage du produit qui peut être raisonnablement attendu et du moment de la mise en circulation du produit. Par ailleurs, conformément au sixième considérant de la directive 85/374, il convient d’effectuer cette appréciation au regard des attentes légitimes du grand public (12).

30.      En ce qui concerne les produits pharmaceutiques, y compris les vaccins, eu égard à leurs fonctions et à leur destination, liées à la santé humaine, ainsi qu’aux exigences spécifiques du groupe d’utilisateurs auquel le produit est destiné, à savoir les patients, les exigences de sécurité relatives à ces produits auxquels ces patients peuvent légitimement s’attendre sont particulièrement élevées (13).

31.      L’absence de considérations subjectives concernant la défectuosité du produit ressort également des clauses exonératoires, prévues à l’article 7 de la directive 85/374, sur le fondement desquels le producteur peut être exonéré de sa responsabilité. Pour être plus précis, aucune de ces clauses exonératoires ne permet d’appliquer un critère « subjectif » fondé sur ce que le producteur savait ou aurait dû savoir en ce qui concerne le produit. La Cour l’a confirmé à propos de ce que l’on appelle communément l’« exonération pour risque de développement », prévue à l’article 7, point e), de cette directive. Cette clause exonératoire permet d’exonérer le producteur de sa responsabilité sans faute s’il établit que « l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit par lui n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ». La Cour a jugé que la clause exonératoire considérée ne prend pas en considération « l’état des connaissances dont le producteur en cause était ou pouvait être concrètement ou subjectivement informé » (14).

32.      Ainsi, les considérations liées à ce que le producteur savait ou aurait dû savoir et au point de savoir s’il aurait été ou aurait dû être en mesure de prévenir le défaut ne relèvent pas du domaine de la responsabilité du fait des produits défectueux fondée sur la directive 85/374 (15). Ces considérations peuvent donc constituer le fondement d’une responsabilité pour faute nationale. Ce qui m’amène au rapport entre le régime de responsabilité du fait des produits établi par la directive 85/374 et les régimes généraux nationaux de responsabilité.

2.      Relation entre le régime de responsabilité objective établi par la directive 85/374 et les régimes nationaux de responsabilité

33.      Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, la directive 85/374 poursuit, sur les points qu’elle réglemente, une harmonisation totale des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres (16).

34.      En revanche, ainsi qu’il ressort de son dix-huitième considérant, la directive 85/374 n’a pas vocation à harmoniser de manière exhaustive le domaine de la responsabilité du fait des produits défectueux au-delà des points qu’elle réglemente (17).

35.      L’article 13 de la directive 85/374 énonce la règle de base régissant la relation entre le régime de responsabilité sans faute instauré par la directive et les régimes nationaux de responsabilité : cette directive « ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de [ladite] directive ».

36.      Dans l’arrêt González Sánchez, la Cour a dit pour droit que l’article 13 de la directive 85/374 ne saurait être interprété comme laissant aux États membres la possibilité de maintenir un régime général de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui prévu par la directive (18).

37.      La référence, à l’article 13 de la directive, aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle doit donc être interprétée en ce sens que le régime mis en place par ladite directive « n’exclut pas l’application d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute » (19).

38.      S’il est clair que le régime de responsabilité sans faute établi par la directive 85/374 coexiste avec les régimes nationaux de responsabilité pour faute, la question qu’il convient d’examiner est celle de savoir si la faute peut se référer à la défectuosité d’un produit.

3.      La faute peut-elle se référer à la défectuosité du produit ?

39.      Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, le régime de responsabilité prévu par la directive 85/374 est détaché de toute exigence de faute du producteur à l’égard d’un produit défectueux (20).  En cas de faute en relation avec un produit défectueux, la responsabilité est d’une nature différente de celle établie par la directive. Cette directive ne s’oppose donc pas à ce qu’un État membre prévoie que le producteur puisse être tenu pour responsable d’un comportement fautif en relation avec un produit défectueux. Un tel comportement peut consister dans le maintien en circulation d’un produit présentant un défaut dont le producteur a connaissance ou dans le fait que ce producteur a fait preuve d’un manque de vigilance à l’égard de ce produit et n’a pas pris des mesures préventives en intensifiant les investissements dans l’expérimentation et la recherche à l’égard des risques liés au produit qui ont été portés à sa connaissance.

40.      La reconnaissance d’une responsabilité pour faute dans de telles situations n’est pas en contradiction avec le régime de responsabilité prévu par la directive 85/374. Il en est ainsi parce que le comportement à l’origine de la responsabilité pour faute dans les situations en cause, bien qu’il soit nécessairement en relation avec le défaut et la sécurité du produit, n’est pas exclusivement lié au défaut en question. C’est la preuve d’un comportement fautif spécifique du producteur qui différencie la nature de la responsabilité de droit commun de celle de la responsabilité objective instituée par la directive 85/374.

41.      Il convient de noter que le fait pour un producteur de ne pas faire preuve de vigilance alors que d’éventuels risques de dommages liés à un produit ont été portés à sa connaissance est également une situation différente de celle sur laquelle la Cour s’est prononcée dans l’arrêt Commission/France (21). Selon cet arrêt, la République française avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de la directive 85/374 en raison, notamment, de la transposition incorrecte de l’article 7 de la directive 85/374. Pour être plus précis, le droit français prévoyait que le producteur ne pouvait notamment invoquer la clause exonératoire pour risque de développement, à moins de pouvoir démontrer qu’il avait pris les mesures appropriées pour éviter les conséquences liées à un produit défectueux (obligation de « suivi » du produit (22)). La Cour a constaté que, si, en vertu de l’article 15 de la directive 85/374, les États membres sont autorisés à supprimer entièrement la clause exonératoire prévue à l’article 7, point e), de cette directive, ils ne sont pas autorisés à modifier les conditions d’application de cette exonération (23).

42.      L’instauration d’une obligation générale de suivi du produit comme condition pour qu’un producteur puisse invoquer l’exonération pour risque de développement, qui faisait l’objet de l’arrêt Commission/France (24), précité, est une question différente de celle soulevée dans la présente affaire. La juridiction de renvoi décrit une situation dans laquelle le producteur, tout ayant été averti des risques éventuels découlant de la défectuosité du produit, n’a pas fait preuve de la diligence requise et n’a pas pris les mesures appropriées pour éviter les conséquences dommageables liées au produit défectueux. La responsabilité engagée n’est donc pas exclusivement liée à la défectuosité du produit, mais également à la faute imputée au producteur.

43.      Au vu de ce qui précède, je considère que l’article 13 de la directive 85/374, lu à la lumière de l’arrêt González Sánchez de la Cour, doit être interprété en ce sens que la victime d’un produit défectueux peut demander au producteur la réparation de son dommage dans le cadre d’un régime général national de responsabilité pour faute, dans la mesure où un tel régime ne repose pas exclusivement sur la défectuosité du produit. La faute peut consister, notamment, dans le maintien d’un produit en circulation en dépit du fait que le producteur avait connaissance de son caractère défectueux ou dans le manquement au devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit en dépit du fait que ces risques ont été portés à la connaissance du producteur.

B.      La deuxième question

44.      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 11 de la directive 85/374, selon lequel les droits conférés à la victime en application de cette directive s’éteignent à l’expiration d’un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le produit à l’origine du dommage a été mis en circulation, est contraire au droit d’accès à un tribunal garanti à l’article 47 de la Charte, dans la mesure où il prive la victime d’une pathologie évolutive causée par un produit défectueux du droit d’accès à un tribunal.

45.      L’article 11 de la directive 85/374 procède à une harmonisation totale des règles relatives à la prescription des droits conférés à la personne lésée en vertu de cette directive (25). Cet article prévoit un délai unique de dix ans à l’expiration duquel les droits s’éteignent (ci-après le « délai de forclusion ») et le producteur est libéré de sa responsabilité au titre du régime instauré par cette directive. L’article en question fixe également, de manière contraignante, le point de départ de ce délai comme étant la date de la mise en circulation du produit qui a causé le dommage. Ledit article précise que le seul motif pour lequel le délai peut être interrompu est qu’une procédure judiciaire ait été engagée à l’encontre de ce producteur (26).

46.      Dans l’arrêt Aventis Pasteur, la Cour a souligné que, ainsi qu’il ressort du dixième considérant de la directive 85/374, l’uniformisation des règles de prescription poursuivie par celle-ci a été voulue par le législateur de l’Union tant dans l’intérêt de la victime que dans celui du producteur (27).

47.      Cette uniformisation participe, d’une part, de l’objectif général, exprimé au premier considérant de la directive 85/374, consistant à mettre un terme à la disparité des droits nationaux susceptible d’entraîner des différences dans le niveau de protection des consommateurs au sein de l’Union (28).

48.      D’autre part, aux termes du onzième considérant de la directive 85/374, ladite uniformisation vise à circonscrire, à l’échelle de l’Union, la responsabilité du producteur dans une période de durée raisonnable, eu égard à l’usure graduelle des produits, à la sévérité croissante des normes de sécurité et à l’amélioration constante des connaissances scientifiques et techniques (29).

49.      La Cour a en outre relevé que la volonté du législateur de l’Union de contenir dans des limites temporelles particulières le régime de responsabilité sans faute institué par la directive 85/374 entend également tenir compte du fait que ledit régime comporte, pour le producteur, une charge supérieure à celle d’un régime traditionnel de responsabilité, et ce, afin de ne pas entraver le développement technologique et de préserver le caractère assurable des risques liés à cette responsabilité spécifique (30).

50.      L’article 11 de la directive 85/374 vise donc à accorder au producteur une sécurité juridique quant à la date exacte à laquelle ce dernier doit être libéré de sa responsabilité au titre de cette directive (31).

51.      Dans le cadre de la présente affaire, les doutes de la juridiction de renvoi portent sur la compatibilité de l’article 11 de la directive 85/374 avec l’article 47 de la Charte, en ce que le délai de forclusion qu’il prévoit s’applique aux personnes lésées souffrant d’une pathologie évolutive.

52.      La directive 85/374 ne contient aucune définition de ce qui constitue une « pathologie évolutive ». L’article 9, sous a), définit le « dommage » comme désignant le dommage causé par la mort ou par des lésions corporelles. Il résulte de l’arrêt Veedfald que la détermination du contenu précis de ces deux types de dommage est laissée aux législateurs nationaux, pour autant qu’un dédommagement intégral et adéquat soit assuré aux personnes auxquelles le dommage a été causé par un produit défectueux (32).

53.      Compte tenu de la définition large de la notion de « dommage », cette dernière peut désigner une pathologie évolutive comprise comme un état pathologique qui évolue sur une longue période.

54.      Afin d’aborder la question de la compatibilité de l’article 11 de la directive 85/374 avec l’article 47 de la Charte, il convient d’emblée de déterminer si le délai de recours porte atteinte à un droit garanti par le droit de l’Union.

55.      Le gouvernement néerlandais, la Commission et le Conseil font valoir, dans leurs observations écrites, que la fixation d’un délai de forclusion de dix ans ne constitue pas une limitation d’un droit garanti par le droit de l’Union. Il en serait ainsi parce que, lorsque la période pertinente s’est écoulée, le droit de la victime de réclamer des dommages et intérêts s’éteindrait. Dès lors qu’il n’existe plus de droit, la victime ne peut plus se prévaloir de droits et de libertés garantis par le droit de l’Union et il ne saurait donc y avoir de violation de l’article 47 de la Charte. Le délai de forclusion doit être compris, selon cette conception, comme une simple limitation dans le temps des droits que les personnes lésées tirent de la directive 85/374, la Charte ne trouvant plus à s’appliquer une fois ce délai écoulé.

56.      Je ne peux souscrire à cette approche de l’interprétation de l’article 47 de la Charte.

57.      L’article 51, paragraphe 1, de la Charte confirme la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union (33).

58.      L’article 47, premier alinéa, de la Charte dispose que toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues à cet article.

59.      Il ressort également d’une jurisprudence constante de la Cour que le droit à un recours effectif est invocable sur la seule base de l’article 47 de la Charte, sans que le contenu de celui-ci doive être précisé par d’autres dispositions du droit de l’Union ou par des dispositions du droit interne des États membres. La reconnaissance de ce droit, dans un cas d’espèce donné, suppose, ainsi qu’il ressort de l’article 47, premier alinéa, de la Charte, que la personne qui l’invoque se prévale de droits ou de libertés garantis par le droit de l’Union (34).

60.      La situation de la victime d’un produit défectueux qui demande réparation au producteur au titre de la responsabilité sans faute établie par la directive 85/374 relève clairement du droit de l’Union. En invoquant le droit à réparation prévu par cette directive, la personne lésée invoque le droit à un recours effectif au sens de l’article 47 de la Charte.

61.      Le fait que l’article 11 de la directive 85/374 prévoit un délai de forclusion à l’expiration duquel le droit à réparation s’éteint ne signifie pas que cette dernière disposition peut échapper à tout contrôle de sa compatibilité avec l’article 47 de la Charte. En effet, l’extinction du droit matériel n’est que l’effet de l’application du délai de forclusion prévu par cette directive. L’examen de la validité de l’article 11 de la directive 85/374 au regard de l’article 47 de la Charte doit se concentrer sur le fait même qu’un tel délai a été fixé et sur les caractéristiques de ce dernier, y compris sa durée, le moment où il prend cours et les événements susceptibles de le suspendre ou l’interrompre.

62.      Si tel n’était pas le cas, toute limitation dans le temps du délai d’introduction d’une procédure visant à faire valoir des droits de l’Union prévus par le droit dérivé de l’Union (ou par les États membres lorsqu’ils agissent dans le domaine du droit de l’Union), sous la forme d’un délai à l’expiration duquel les droits sont éteints, pourrait échapper à un contrôle de validité au regard du droit primaire selon que le délai en question est arrivé à expiration ou non (35).

63.      Une telle solution serait en contradiction avec les principes de l’État de droit, selon lesquels ni les États membres ni les institutions de l’Union n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes aux traités (36).

64.      Ainsi, la fixation, à l’article 11 de la directive 85/374, d’un délai de forclusion pour l’introduction d’un recours doit être considérée comme donnant lieu à une limitation du droit de la personne lésée à une voie de droit effective. Il convient d’examiner, ensuite, si une telle limitation peut être justifiée.

65.      La Cour a déjà jugé que le principe de la protection juridictionnelle effective, consacré à l’article 47 de la Charte, est constitué de divers éléments, lesquels comprennent, notamment, le droit d’accès aux tribunaux (37).

66.      L’article 47, deuxième alinéa, de la Charte consacre en droit de l’Union les droits conférés par l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne des droits de l’homme (ci-après la « CEDH ») (38).

67.      Conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, dans la mesure où celle-ci contient des droits correspondant à des droits garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère cette convention, sans toutefois s’opposer à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. Dans l’interprétation qu’elle effectue à propos des droits garantis par l’article 47 de la Charte, la Cour doit donc tenir compte des droits correspondants garantis par l’article 6 de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, en tant que seuil de protection minimale (39).

68.      Il ressort de la jurisprudence de la Cour que le droit d’accès à un tribunal n’est pas un droit absolu et que, ainsi, il peut comporter des restrictions proportionnées qui poursuivent un but légitime et ne portent pas atteinte à ce droit dans sa substance même (40). Ainsi qu’il ressort de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, celle-ci admet des limitations à l’exercice de ces droits, pour autant que ces limitations soient prévues par la loi, qu’elles respectent le contenu essentiel desdits droits et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elles soient nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui (41).

69.      En premier lieu, s’agissant de l’exigence selon laquelle toute limitation de l’exercice des droits fondamentaux doit être prévue par la loi, l’article 11 de la directive 85/374 prévoit expressément la règle du délai de forclusion. Le principe de légalité est donc respecté.

70.      En second lieu, s’agissant du respect du contenu essentiel du droit d’accès à un tribunal, la Cour a jugé que le contenu essentiel du droit à un recours effectif consacré à l’article 47 de la Charte inclut, entre autres éléments, celui consistant, pour la personne titulaire de ce droit, à pouvoir accéder à un tribunal compétent pour assurer le respect des droits que le droit de l’Union lui garantit et, à cette fin, pour examiner toutes les questions de droit et de fait pertinentes pour résoudre le litige dont il se trouve saisi (42).

71.      À cet égard, il y a lieu de relever qu’il résulte de l’article 11 de la directive 85/374 que les droits éteints après le délai de forclusion ne sont que ceux qui sont conférés par cette directive (43). L’article 11 de cette dernière, lu à la lumière de son article 13, ne s’oppose pas à ce que la personne lésée introduise une action sur le fondement du droit national de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle dans la mesure où le régime national de responsabilité qu’invoque cette personne est différent de celui instauré par ladite directive (44).

72.      Le gouvernement néerlandais, la Commission et le Conseil soutiennent que, compte tenu de la complémentarité des droits et des voies de recours dont dispose la personne lésée pour réclamer une indemnisation au titre du droit de l’Union et du droit national, l’article 11 de la directive 85/374 respecte le contenu essentiel du droit d’accès à un tribunal. La Commission a fait valoir plus particulièrement, lors de l’audience, qu’il existe de nombreuses « couches de responsabilité » qui peuvent être mises en cause, et que, de ce fait, il ne saurait y avoir de violation du droit d’accès à un tribunal.

73.      La difficulté que je vois dans cette position, c’est qu’elle conditionne l’examen d’une disposition du droit de l’Union aux droits et voies de droit éventuellement disponibles en droit national. Ainsi qu’il a été relevé ci-dessus, le contenu essentiel du droit à un recours effectif consacré à l’article 47 de la Charte inclut, entre autres éléments, celui consistant, pour la personne titulaire de ce droit, à pouvoir accéder à un tribunal compétent pour assurer le respect des droits que le droit de l’Union lui garantit. À cet égard, ainsi que l’a indiqué le gouvernement allemand lors de l’audience, cette possibilité est indépendante des droits garantis à la personne par le droit national de la responsabilité délictuelle. En outre, compte tenu de l’harmonisation complète opérée par la directive 85/374, le droit de réclamer des dommages et intérêts dans le cadre du régime de responsabilité du fait des produits défectueux instauré par cette directive s’éteint au-delà du délai de forclusion pour toute victime. Si les États membres prévoient un droit de réclamer une indemnisation au-delà de ce délai, ce droit ne saurait avoir le même fondement que celui établi par cette directive. Les personnes concernées ne peuvent plus bénéficier du régime de responsabilité sans faute en relation avec un produit défectueux, notamment des règles relatives à la charge de la preuve.

74.      Partant, la question de savoir si le délai de forclusion prévu à l’article 11 de la directive 85/374 respecte le contenu essentiel du droit d’accès à un tribunal pour assurer le respect du droit de réclamer un dédommagement garanti par cette directive ne saurait dépendre de l’existence éventuelle, en droit national, d’autres droits et voies de recours qui ont un fondement différent de ceux instaurés par ladite directive.

75.      En tout état de cause, les États membres ne sont pas tenus de prévoir, dans le cadre de leur régime général de responsabilité, un délai de prescription plus long qui permettrait aux personnes lésées d’introduire leur action sur un fondement différent de celui prévu par la directive 85/374.

76.      Dès lors, la coexistence de droits et voies de recours ayant un fondement juridique différent n’apparaît pas de nature à établir qu’il n’est pas porté atteinte au contenu essentiel du droit d’accès à un tribunal.

77.      La nature du délai de forclusion prévu à l’article 11 de la directive 85/374 est celle d’« un délai absolu » (45). La seule circonstance susceptible d’empêcher l’extinction des droits est que la victime a, dans l’intervalle, engagé une procédure contre le producteur. L’application du délai de forclusion est inconditionnelle (46), en ce sens qu’il s’applique systématiquement à toute personne lésée, sans exception ni évaluation individuelle de la nature du préjudice subi et de la capacité des victimes à évaluer le préjudice subi.

78.      La Cour européenne des droits de l’homme a examiné la compatibilité des délais de forclusion inconditionnels avec le droit d’accès à un tribunal dans l’arrêt Howald Moor et autres c. Suisse (47).  Les victimes dans cette affaire souffraient d’une maladie latente liée à une exposition à l’amiante, qui s’était manifestée après l’expiration du délai de prescription de dix ans prévu par le droit national. Compte tenu de la période de latence des maladies liées à l’amiante qui peut être de plusieurs décennies, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le délai de prescription fixe de dix ans qui commençait à courir à la date à laquelle l’intéressé avait été exposé à la poussière d’amiante serait toujours expiré (48). Lorsqu’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de prescription (49). Eu égard aux circonstances exceptionnelles de cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’application du délai de prescription pertinent avait limité l’accès à un tribunal à un point tel le droit des requérants s’en était trouvé atteint dans sa substance même (50).

79.      La question de la compatibilité des délais de prescription inconditionnels avec le droit d’accès à un tribunal a été soulevée, en ce qui concerne les personnes souffrant d’une pathologie évolutive attribuée à l’administration d’un vaccin, dans l’arrêt Sanofi Pasteur c. France de la Cour européenne des droits de l’homme (51).  Les juridictions nationales (françaises) avaient considéré, en substance, que le point de départ du délai de prescription de l’action de la victime était celui de la consolidation du dommage. La société pharmaceutique avait fait valoir que le mode d’établissement du point de départ du délai de prescription violait le principe de sécurité juridique tel que reconnu à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH et son droit au respect de ses biens, tel que garanti par l’article 1er du protocole no 1.

80.      La Cour européenne des droits de l’homme a admis qu’il existe une différence entre les victimes d’une maladie latente de l’affaire Howald Moor et autres c. Suisse et les victimes d’une pathologie évolutive de l’affaire Sanofi Pasteur c. France. Alors que les premières n’avaient pas connaissance de leur maladie avant l’expiration des délais de recours, l’action en dommages et intérêts des secondes victimes n’était pas prescrite au moment du diagnostic de la maladie (52). Toutefois, cette différence n’a pas été jugée suffisamment déterminante par la Cour européenne des droits de l’homme pour l’amener à avoir une appréciation différente du droit d’accès à un tribunal des victimes d’une pathologie évolutive.

81.      La Cour européenne des droits de l’homme a, en effet, jugé que le droit à un tribunal est en cause lorsque l’action en réparation d’une victime d’atteinte à son intégrité physique se heurte à la prescription avant qu’elle ait été effectivement en mesure d’évaluer son préjudice (53). Ladite Cour a considéré que, compte tenu du caractère évolutif de la maladie dont elle souffre et en l’absence de consolidation de cette maladie, elle ne peut « évaluer pleinement son préjudice » et, de ce fait, n’est pas en mesure d’agir en justice contre la société ayant fabriqué le vaccin à une date antérieure à ladite consolidation en vue d’une complète réparation (54).

82.      Il découle de cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que l’application inconditionnelle d’un délai de forclusion aux victimes d’une pathologie évolutive est de nature à porter atteinte au droit d’accès à un tribunal si la victime se voit empêcher d’introduire une action en dommages et intérêts avant qu’elle ne soit en mesure d’évaluer pleinement son préjudice.

83.      Si l’on suit ce raisonnement, l’application inconditionnelle du délai de forclusion prévu à l’article 11 de la directive 85/374 à toutes les personnes lésées, et notamment à celles atteintes d’une pathologie évolutive dont il est médicalement prouvé qu’elles ne pouvaient avoir pleinement connaissance de leur préjudice, apparaît susceptible de porter atteinte à la substance même de leur droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 47 de la Charte.

84.      Le gouvernement néerlandais a toutefois fait valoir que le contenu essentiel du droit d’accès à un tribunal des personnes lésées souffrant d’une pathologie évolutive n’est pas affecté par l’article 11 de la directive 85/374. Il en est ainsi parce qu’il est clair qu’il existe un préjudice, même si l’étendue du préjudice est susceptible de s’accroître. La victime d’une pathologie évolutive, par opposition à la victime d’une maladie latente, peut ainsi introduire une action en réparation avant l’expiration du délai de forclusion.

85.      Le gouvernement allemand se rallie également à cette position et considère que c’est aux États membres qu’il incombe de permettre aux personnes lésées de former un recours avant l’expiration du délai de forclusion. Le gouvernement allemand a exposé dans ses observations écrites et en détail lors de l’audience que, en vertu de la législation allemande, la victime peut introduire une action déclaratoire (« Festellungsklagge ») (55). Cette action déclaratoire vise à établir la responsabilité du producteur en vue du paiement d’un dédommagement, même si le préjudice est évolutif et que son montant n’est pas encore quantifiable. En outre, cette action interrompt le délai de prescription de dix ans prévu à l’article 11 de la directive 85/374.

86.      On pourrait donc soutenir que c’est au droit procédural national qu’il appartient d’aborder la situation des personnes lésées souffrant d’une pathologie évolutive et de prévoir les mécanismes appropriés afin d’éviter que ces personnes soient empêchées de former un recours du fait de l’expiration du délai de forclusion. En suivant cette approche, ce n’est pas l’article 11 de la directive 85/374 qui violerait le droit d’accès à un tribunal, mais bien le droit national procédural, dans la mesure où la situation de ces personnes ne serait pas prise en considération.

87.      L’approche en question ne résiste toutefois pas à l’examen. Premièrement, elle est difficilement conciliable avec l’harmonisation complète du délai de prescription opérée par cette disposition et peut conduire à un morcellement de la protection du droit d’accès à un tribunal des victimes d’une pathologie évolutive. À cet égard, il convient de rappeler que, à la différence du délai de prescription prévu à l’article 10, paragraphe 2, de la directive 85/374, qui n’affecte pas les législations des États membres réglementant la suspension ou l’interruption, le délai de forclusion prévu à l’article 11 de cette directive ne fait aucunement référence à ces législations. À la suite d’une question posée par la Cour à la Commission lors de l’audience quant aux caractéristiques dudit délai, cette dernière a maintenu que les mécanismes procéduraux nationaux susceptibles de s’appliquer pour faire face à la situation des pathologies évolutives ne pouvaient en aucun cas porter atteinte à l’harmonisation intégral apportée par le délai de forclusion.

88.      Deuxièmement, l’approche consistant à laisser la question à l’autonomie procédurale nationale n’apparaît pas de nature à remédier au risque que la fixation par le droit de l’Union d’un délai de forclusion inconditionnel donne lieu à des demandes infructueuses. Si les personnes lésées sont obligées d’intenter leur action prématurément, avant de pouvoir évaluer leur maladie, elles courent le risque de ne pas avoir accès à toutes les informations (56). Lors de l’audience, le conseil de LF a fait valoir que, si elle ne dispose pas de toutes les informations, la personne lésée obtiendra une expertise défavorable. L’action de la personne lésée est alors vouée à entraîner une indemnisation incomplète ou, pire, à échouer. Un tel résultat serait contraire à l’article 47 de la Charte, qui garantit la possibilité pour la personne titulaire du droit de préparer et de former un recours effectif. Selon les termes employés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique ou illusoire » (57).

89.      Pour ces raisons, j’estime que l’application inconditionnelle du délai de forclusion prévu à l’article 11 de la directive 85/374 à toutes les personnes lésées, sans qu’il soit tenu compte des circonstances particulières propres aux personnes atteintes d’une pathologie évolutive dont l’état n’était pas consolidé avant l’expiration de ce délai, ne respecte pas le contenu essentiel du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 47 de la Charte.

90.      En troisième lieu, dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait pas mon analyse quant au contenu essentiel du droit d’accès à un tribunal, il conviendra de vérifier si le délai de forclusion prévu à l’article 11 de la directive 85/37 respecte le principe de proportionnalité dès lors qu’il s’applique aux personnes lésées souffrant d’une pathologie évolutive.

91.      Le principe de proportionnalité exige que les limitations qui peuvent notamment être apportées par des actes du droit de l’Union à des droits et libertés consacrés dans la Charte ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la satisfaction des objectifs légitimes poursuivis ou du besoin de protection des droits et libertés d’autrui. Lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante. En outre, un objectif d’intérêt général ne saurait être poursuivi sans tenir compte du fait qu’il doit être concilié avec les droits fondamentaux concernés par la mesure, ce en effectuant une pondération équilibrée entre, d’une part, l’objectif d’intérêt général et, d’autre part, les droits en cause, afin d’assurer que les inconvénients causés par cette mesure ne soient pas démesurés par rapport aux buts visés (58).

92.      En ce qui concerne la question de savoir si le délai de forclusion répond à un objectif d’intérêt général, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, la fixation de délais raisonnables de recours à peine de forclusion, dans l’intérêt de la sécurité juridique, est compatible avec le droit de l’Union (59). L’article 11 vise précisément à procurer au producteur une sécurité juridique dans le cadre du régime de responsabilité sans faute institué par cette directive (60).

93.      La Cour européenne des droits de l’homme a également admis de manière constante que les délais légaux de péremption ou de prescription, qui figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal, ont plusieurs finalités importantes : garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (61).

94.      Ladite Cour européenne des droits de l’homme a en outre souligné que le principe de sécurité juridique constitue l’un des aspects fondamentaux de l’État de droit (62).

95.      La sécurité juridique et la bonne administration de la justice constituent, dès lors, des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union, au sens de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, qui justifient une limitation à l’exercice des droits garantis par l’article 47 de celle-ci.

96.      S’agissant de la question de savoir si le délai de dix ans en cause excède les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation de ces objectifs, il y a lieu de relever que le régime de responsabilité sans faute prévu par la directive 85/374 est la résultante d’un processus de pondération complexe entre différents intérêts (63). Il résulte de la jurisprudence citée ci-dessus (64) que le régime de prescription assure la sécurité juridique et tient compte du fait que le régime de responsabilité sans faute comporte, pour le producteur, une charge supérieure à celle d’un régime général national de responsabilité, charge qui se reflète dans la nécessité de souscrire une assurance contre les risques liés à cette responsabilité spécifique (65).

97.      Compte tenu de la large marge d’appréciation dont dispose le législateur de l’Union pour mettre en balance les différents intérêts en présence, un délai de forclusion de dix ans à compter de la mise sur le marché du produit défectueux apparaît « de manière générale » et « dans la vaste majorité des cas », selon les termes de la Commission dans ses observations écrites, suffisamment long pour permettre aux victimes d’intenter une action contre le producteur.

98.      Toutefois, ainsi que la doctrine l’a souligné de manière éloquente, aucun délai de prescription « unique » n’est de nature à établir correctement un équilibre entre les intérêts des victimes de dommages corporels et ceux des producteurs (66). Même si, abstraitement, le délai de forclusion de dix ans paraît suffisamment long pour les personnes lésées, il apparaît n’être pas adapté à certains cas exceptionnels de dommages corporels lorsque le dommage ne se produit pas immédiatement ou peu de temps après l’événement dommageable mais est un dommage évolutif. En effet, l’absence de toute prise en considération de cette situation particulière méconnaîtrait le fait que l’extinction des droits de ces personnes lésées résulte non pas de leur inaction, mais de la malchance qu’elles ont de souffrir d’une pathologie évolutive.

99.      La Commission a fait valoir en substance, dans ses observations et à l’audience, que les personnes souffrant d’une pathologie évolutive, lorsqu’elles ont pris conscience de certains symptômes, peuvent introduire un recours avant l’expiration du délai de forclusion et obtenir « un certain dédommagement ». Ce dédommagement sera nécessairement partiel si les effets du produit défectueux ne sont pas entièrement détectables au moment de l’introduction du recours. La Commission a en outre indiqué que, si les règles du droit national le prévoient, la personne lésée pourrait demander une suspension du traitement de l’affaire jusqu’à ce que le dommage soit entièrement connu, afin de lui permettre de compléter sa demande initiale et d’obtenir la réparation intégrale du dommage.

100. Pour les raisons que j’ai exposées ci-dessus (67), la possibilité d’obtenir un dédommagement partiel n’apparaît pas satisfaisante sous l’angle du droit d’une personne lésée de former un recours effectif. En outre, le fait que le droit procédural national puisse prévoir la possibilité de demander une suspension du traitement de l’affaire jusqu’à ce que le préjudice soit pleinement connu, outre que cette possibilité est hypothétique, pourrait, en fonction des dispositions exactes de ce droit national, être incompatible avec l’harmonisation complète du délai de forclusion opérée par la directive 85/374.

101. La nécessité de remédier aux résultats disproportionnés de l’application d’un délai de forclusion absolu pour certaines catégories de dommages est confortée par les modifications apportées par la directive (UE) 2024/2853 (68). L’article 17, paragraphe 2, de cette directive introduit une disposition dérogatoire pour les personnes lésées qui n’ont pas été en mesure d’engager une procédure dans le délai de dix ans en raison de la période de latence de lésions corporelles. Pour ces personnes lésées, le délai de prescription est porté à vingt-cinq ans. Il ressort du considérant 57 de cette directive que le législateur de l’Union a prolongé le délai de prescription « [a]fin d’éviter que la possibilité d’obtenir réparation pour un dommage causé par un produit défectueux ne soit indûment restreinte (…) dans les cas où des preuves médicales montrent que les symptômes d’une lésion corporelle sont d’apparition lente ».

102. Bien que la directive 2024/2853 ne soit pas applicable à l’affaire au principal (69), les raisons qui sous-tendent la modification du délai de forclusion démontrent que l’absence de toute prise en compte des particularités de catégories spécifiques de dommages est susceptible d’affecter le droit d’accès à un tribunal des personnes lésées intéressées.

103. Pour ces raisons, j’estime que l’application du délai de dix ans prévu à l’article 11 de la directive 85/374 affecte de manière disproportionnée le droit d’accès à un tribunal des personnes lésées affectées par une pathologie évolutive qui, en raison du caractère évolutif de leur maladie, ne sont pas en mesure d’évaluer pleinement leur état et n’ont donc pas été en mesure d’introduire un recours contre le producteur dans ce délai.

104. Les modalités d’adaptation du délai de forclusion aux cas exceptionnels des personnes lésées souffrant d’une pathologie évolutive et la mise en balance de l’ensemble des intérêts en présence appartiennent au législateur de l’Union.

105. Au vu de ce qui précède, je suis d’avis que l’article 11 de la directive 85/374, selon lequel les droits conférés à la victime en application de cette directive s’éteignent à l’expiration d’un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le produit à l’origine du dommage a été mis en circulation, est invalide au vu de l’article 47 de la Charte, en ce que son application a pour résultat l’extinction du droit de réclamer une indemnisation des personnes lésées affectées par une pathologie évolutive qui, selon les preuves médicales, en raison du caractère évolutif de leur état de santé, ne sont pas en mesure d’évaluer pleinement le préjudice qui leur a été causé et n’ont dès lors pas été en mesure d’engager de poursuites contre le producteur dans ce délai, ces personnes étant ainsi privées de leur droit d’accès à un tribunal.

C.      La troisième question

106. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 10 de la directive 85/374 doit être interprété en ce sens que, en cas de pathologie évolutive, le délai de prescription de trois ans pour l’action en réparation commence à courir le jour où l’intégralité du dommage est connue, notamment par la fixation d’une date de consolidation se définissant comme l’instant à partir duquel l’état de la victime du dommage corporel n’est plus évolutif. La juridiction de renvoi demande également si, à titre subsidiaire, ce délai de prescription doit être compris comme commençant à courir à partir du jour où le dommage est apparu de façon certaine, en lien avec le produit défectueux, peu important son évolution ultérieure.

107. Il ressort de l’ordonnance de renvoi que l’affaire au principal a été renvoyée par la Cour de cassation à la juridiction de renvoi au motif que la cour d’appel de Caen avait déclaré irrecevable le recours de LF sans examiner si son état de santé était consolidé (70).

108. Il convient de rappeler que l’article 10, paragraphe 1, de la directive 85/374 fixe comme point de départ du délai de prescription de trois ans la date à laquelle le demandeur « a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du producteur ». La question de la juridiction de renvoi se concentre sur la détermination de la date à laquelle la victime d’une pathologie évolutive a eu connaissance du dommage.

109. Selon une jurisprudence constante, il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte non seulement des termes de cette disposition, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (71).

110. L’article 10, paragraphe 1, de la directive 85/374 ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres s’agissant de fixer le point de départ du délai de prescription. L’article 10, paragraphe 2, ne renvoie aux droits nationaux qu’en ce qui concerne la réglementation de la suspension ou de l’interruption de la prescription, et non en ce qui concerne le dies a quo. En outre, une interprétation autonome et uniforme du point de départ du délai de prescription est, ainsi qu’il ressort du dixième considérant, conforme à l’objectif de cette directive consistant à établir un délai de prescription uniforme pour l’introduction d’une action en réparation.

111. S’agissant du libellé de l’article 10, paragraphe 1, de la directive 85/374, cette disposition lie la date de prise de cours du délai de prescription à la connaissance (ou à la connaissance présumée) du dommage. Il n’apparaît pas possible de déterminer à partir de ce seul libellé si la connaissance doit être comprise comme n’étant acquise qu’à la date de consolidation de l’état de santé de la victime, ou à la date à laquelle le dommage est apparu de façon certaine, peu important sa dégradation ultérieure.

112. S’agissant du contexte dans lequel s’inscrit l’article 10, paragraphe 1, de la directive 85/374, il convient de rappeler que, selon l’article 4 de celle-ci, la victime est tenue de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. Il ressort de l’article 9, sous a), de la directive 85/374 que la notion de « dommage » désigne le dommage causé par la mort ou par des lésions corporelles.

113. Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’un dédommagement adéquat et intégral des victimes d’un produit défectueux doit être assuré pour le type de dommage auquel il est fait référence au point précédent (72).

114. La date à laquelle le délai de prescription commence à courir en vertu de l’article 10, paragraphe 1, de la directive 85/374 doit être fixée de manière à permettre à la victime de prouver que toutes les conditions sont réunies pour engager la responsabilité du producteur. Partant, ainsi que l’a fait valoir, en substance, la Commission, la victime doit avoir une connaissance suffisamment complète des circonstances relatives à l’ensemble de ces conditions, y compris une connaissance suffisamment complète du dommage. La connaissance suffisamment complète du dommage permet à la victime d’obtenir une réparation intégrale et adéquate.

115. En général, la connaissance de la date à laquelle le dommage est apparu de façon certaine peut être considérée comme une exigence appropriée pour que les personnes lésées puissent former un recours. Ainsi que la Commission l’a relevé, en substance, lors de l’audience, il existe des cas de lésions corporelles dans lesquels il n’est pas nécessaire d’attendre la consolidation du dommage, du fait d’une connaissance suffisante de ce dommage et, le cas échéant, de la manière dont il évoluera à l’avenir. Toutefois, dans le cas d’une pathologie évolutive, en l’absence de consolidation, la victime n’est pas en mesure d’évaluer la nature du dommage subi. La date de consolidation doit être déterminée sur la base de preuves médicales et ne dépend pas de l’appréciation personnelle de la victime (73). Ainsi, pour ces personnes lésées, le délai de prescription ne devrait pas commencer à courir avant la date de consolidation, entendue comme la date à laquelle leur état de santé cesse d’évoluer.

116. La date alternative proposée par la juridiction de renvoi, à savoir la date à laquelle le dommage apparaît de façon certaine, s’il est compris, dans le cas d’une pathologie évolutive, comme la date à laquelle les premiers symptômes se manifestent, serait de nature à porter gravement atteinte à la possibilité pour la personne lésée d’introduire une action en réparation effective. Ainsi que la Commission l’a relevé dans ses observations écrites, dans une situation dans laquelle le dommage n’est pas encore suffisamment manifeste, la victime pourrait être dissuadée d’engager une action judiciaire coûteuse, alors que des mois ou des années plus tard, cette personne pourrait mieux déterminer l’étendue du dommage. En outre, si la personne lésée intente une procédure alors que le dommage est encore limité et que son état de santé continue à évoluer, elle risque de ne bénéficier que d’un dédommagement partiel (74).

117. S’agissant de l’objectif de la réglementation dont fait partie l’article 10 de la directive 85/374, il ressort du neuvième considérant de cette directive que la protection des consommateurs exige une réparation en cas de décès et de lésions corporelles. La personne lésée doit pouvoir exercer effectivement son droit de demander la réparation intégrale et adéquate du dommage subi.

118. Le gouvernement allemand a fait valoir que le délai de prescription de trois ans doit commencer à courir à compter de la date à laquelle le dommage est apparu et où la victime, y compris la victime d’un préjudice évolutif, prend connaissance de la manifestation du dommage. La situation de préjudice progressif est traitée par la législation allemande, comme nous l’avons déjà relevé ci-dessus, par la possibilité d’introduire une action déclaratoire (75). Le gouvernement allemand a fait valoir que cette solution est applicable dans le cas des dommages ultérieurs auxquels on peut « typiquement » s’attendre. Toutefois, en cas de dommage « atypique » imprévisible, un nouveau délai de prescription commence à courir à partir du moment où le demandeur a eu connaissance du dommage.

119. La Commission a soutenu dans ses observations écrites qu’il ne saurait être exclu que, dans certains ordres juridiques nationaux, il soit possible pour les personnes lésées de demander une suspension de la procédure jusqu’à ce que l’intéressé ait une connaissance suffisante du dommage. La Commission reconnait toutefois qu’une telle possibilité n’existe pas dans tous les États membres.

120. Les différentes approches qui peuvent exister dans les droits nationaux montrent qu’il peut y avoir des degrés de protection divergents de la possibilité pour les personnes lésées de demander une réparation, en fonction du droit procédural national, alors que le délai de prescription a vocation à être uniforme. En outre, imposer à la personne lésée d’augmenter progressivement le montant de l’indemnité réclamée en fonction du dommage supplémentaire résultant du fait dommageable peut être coûteux et chronophage, ce qui est susceptible de porter atteinte à la pleine efficacité du droit à réparation (76).

121. Afin d’assurer une interprétation uniforme de la date de début du délai de prescription et de l’effectivité du droit de la victime d’une pathologie évolutive de demander réparation, cette date ne saurait être considérée comme courant avant la consolidation du dommage subi. La date de la consolidation est déterminée sur la base de preuves médicales.

122. Suivant cette interprétation de l’article 10 de la directive 85/374, il y a lieu d’admettre que, dans l’hypothèse d’une pathologie évolutive, le délai de prescription de trois ans ne commence à courir qu’à compter de la date de stabilisation du dommage, même si le dommage est apparu à une date antérieure.

123. Cette interprétation de l’article 10 de la directive 85/374 doit être lue à la lumière de ma réponse à la deuxième question examinée dans les présentes conclusions. En effet, afin de préserver l’effet utile de l’article 10 à l’égard des personnes souffrant d’une pathologie évolutive, le délai de prescription prévu à l’article 11 doit être déterminé de manière à tenir compte de leur situation particulière et de leur droit à une voie de droit effective au titre de l’article 47 de la Charte.

124. Au vu de ce qui précède, je suis d’avis que l’article 10, paragraphe 1, de la directive 85/374 doit être interprété en ce sens que, dans le cas d’une pathologie évolutive, le délai de prescription de trois ans prévu à cette disposition commence à courir à la date de la consolidation du dommage, définie comme le moment à partir duquel, selon les preuves médicales, l’état de la victime n’évolue plus.

V.      Conclusion

125. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par la cour d’appel de Rouen (France) de la manière suivante :

1      L’article 13 de la directive 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, lu à la lumière de l’arrêt de la Cour de justice du 25 avril 2002, González Sánchez (C‑183/00, EU:C:2002:255),

doit être interprété en ce sens que la personne lésée par un produit défectueux peut demander au producteur la réparation de son dommage dans le cadre d’un régime général national de responsabilité pour faute, dans la mesure où un tel régime ne repose pas exclusivement sur le caractère défectueux du produit. La faute peut consister, notamment, à maintenir un produit en circulation malgré la connaissance par le producteur de son caractère défectueux ou à ne pas faire preuve de vigilance quant aux risques associés au produit malgré la notification de ces risques au producteur.

2      L’article 11 de la directive 85/374, en vertu duquel les droits conférés à la victime par cette directive s’éteignent à l’expiration d’un délai de dix ans à compter de la mise en circulation du produit nocif,

est invalide au vu de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en ce que son application a pour résultat l’extinction du droit de réclamer une indemnisation des personnes lésées affectées par une pathologie évolutive qui, selon les preuves médicales, en raison du caractère évolutif de leur état de santé, ne sont pas en mesure d’évaluer pleinement le préjudice qui leur a été causé et n’ont dès lors pas été en mesure d’engager de poursuites contre le producteur dans ce délai, ces personnes étant ainsi privées de leur droit d’accès à un tribunal.

3      L’article 10, paragraphe 1, de la directive 85/374

doit être interprété en ce sens que, dans le cas d’une pathologie évolutive, le délai de prescription de trois ans prévu à cette disposition commence à courir à la date de la stabilisation du dommage, définie comme le moment à partir duquel, selon les données médicales, l’état de la victime n’évolue plus.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Directive du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (JO 1985, L 210, p. 29), telle que modifiée par la directive 1999/34/CE du Parlement européen et du Conseil, du 10 mai 1999 (JO 1999, L 141, p. 20).


3      Avant l’adoption de la directive (UE) 2024/2853 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2024 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux et abrogeant la directive 85/374/CEE du Conseil (JO L, 2024/2853).


4      White, F., « Directive 85/374/EEC concerning liability for defective products : In the name of the harmonisation, the internal market and consumer protection », dans Giliker, P. (éd.), Research Handbook on EU Tort Law, Edward Elgar, Cheltenham, Northampton, 2017.


5      Cousy, H., « Chapter 3. Consumer protection through product liability. Theme I. Level and scope of harmonisation of the directive – Survival of national product liability regimes », dans Terryn, E., Straetmans, G. et Colaert, V. (éds.), Landmark Cases of EU Consumer Law – In Honour of Jules Stuyck, Intersentia, Cambridge, Antwerp, Portland, 2013, p. 291 à 306, à la p. 296.


6      Arrêt du 21 décembre 2011, Dutrueux (C‑495/10, EU:C:2011:869, point 20).


7      Binon, J.-M., « La responsabilité du fait des produits défectueux : Les vices cachés de l’harmonisation européenne », dans Van Schoubroeck, Van Schoubroeck, C., Devroe, W., Geens, K. and Stuyck, J. (éds.), Over Grenzen, Liber Amicorum Herman Cousy, Intersentia, Anvers, Cambridge, 2011, p. 591 à 603.


8      Arrêts du 15 novembre 2023 (no 22‑21.174, 22‑21.178, 22‑21.179 et 22‑21.180). Ces arrêts ont été rendus dans le cadre de pourvois formés par des victimes du produit pharmaceutique « Médiator ».


9      La question de savoir si la faute alléguée peut effectivement être établie dans les circonstances de l’espèce relève de la compétence du juge de renvoi.


10      Voir, en ce sens, arrêt du 10 juin 2021, KRONE – Verlag (C‑65/20, EU:C:2021:471, point 31). La notion de « producteur » est définie à l’article 3 de la directive 85/374.


11      Taschner, H.C., « Product liability : Basic problems in a comparative law perspective » dans Fairgrieve, D. (éd.), Product Liability in Comparative Perspective, Cambridge University Press, Cambridge, 2005, p. 155 à 166, à la p. 161 (c’est moi qui souligne).


12      Arrêt du 10 juin 2021, KRONE – Verlag (C‑65/20, EU:C:2021:471, point 33).


13      Voir, en ce sens, arrêt du 5 mars 2015, Boston Scientific Medizintechnik (C‑503/13 et C‑504/13, EU:C:2015:148, point 39).


14      Arrêt du 29 mai 1997, Commission/Royaume-Uni (C‑300/95, EU:C:1997:255, point 27).


15      Voir, en ce sens, Van Dam, C.C., « Dutch case law on the EU Product Liability Directive », dans Fairgrieve, D. (éd.), p. 126 à 137, à la p. 128.


16      Arrêts du 25 avril 2002, Commission/France (C‑52/00, EU:C:2002:252, point 24) et du 21 décembre 2011, Dutrueux (C‑495/10, EU:C:2011:869, point 20).


17      Arrêt du 21 décembre 2011, Dutrueux (C‑495/10, EU:C:2011:869, point 21).


18      Arrêt González Sánchez, point 30.


19      Arrêt González Sánchez, point 31.


20      Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Tesauro dans l’affaire Commission/Royaume-Uni (C‑300/95, EU:C:1997:35, point 16).


21      Arrêt du 25 avril 2002, Commission/France (C‑52/00, EU:C:2002:252).


22      Selon les termes des dispositions françaises.


23      Arrêt du 25 avril 2002, Commission/France (C‑52/00, EU:C:2002:252, point 47).


24      Arrêt du 25 avril 2002 (C‑52/00, EU:C:2002:252).


25      Arrêt du 2 décembre 2009, Aventis Pasteur (C‑358/08, EU:C:2009:744, point 37).


26      Voir, en ce sens, arrêt du 2 décembre 2009, Aventis Pasteur (C‑358/08, EU:C:2009:744, points 38 et 43).


27      Idem, point 39.


28      Idem, point 40.


29      Idem, point 41.


30      Idem, point 42.


31      Voir, en ce sens, arrêt du 2 décembre 2009, Aventis Pasteur (C‑358/08, EU:C:2009:744, point 46).


32      Arrêt du 10 mai 2001, Veedfald (C‑203/99, EU:C:2001:258, point 27).


33      Arrêt du 10 septembre 2024, KS e.a./Conseil e.a. (C‑29/22 P et C‑44/22 P, EU:C:2024:725, point 67 et jurisprudence citée).


34      Voir, en ce sens, arrêts du 6 octobre 2020, État luxembourgeois (Droit de recours contre une demande d’information en matière fiscale) (C‑245/19 et C‑246/19, EU:C:2020:795, points 55 et 56) et arrêt du 17 novembre 2022, Harman International Industries (C‑175/21, EU:C:2022:895, point 32).


35      Pour un examen des délais de prescription prévus par la législation nationale pour les procédures en matière de droit de la consommation, voir arrêts du 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance (C‑776/19 à C‑782/19, EU:C:2021:470, point 30), et du 8 septembre 2022, D.B.P. e.a. (Crédit hypothécaire libellé en devises étrangères) (C‑80/21 à C‑82/21, EU:C:2022:646, point 99).


36      Arrêt du 14 juillet 2022, Parlement/Conseil (Siège de l’Autorité européenne du travail) (C‑743/19, EU:C:2022:569, point 33 et jurisprudence citée).


37      Voir, en ce sens, arrêts du 24 février 2022, SC Cridar Cons (C‑582/20, EU:C:2022:114, point 50) et du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a. (C‑694/20, EU:C:2022:963, point 60).


38      Voir, en ce sens, arrêt du 29 mars 2022, Getin Noble Bank (C‑132/20, EU:C:2022:235, point 116).


39      Voir, en ce sens, arrêt du 2 février 2021, Consob (C‑481/19, EU:C:2021:84, point 37 et jurisprudence citée).


40      Arrêt du 24 février 2022, SC Cridar Cons (C‑582/20, EU:C:2022:114, point 50 et jurisprudence citée).


41      Arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a. (C‑694/20, EU:C:2022:963, point 34).


42      Voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2020, État luxembourgeois (Droit de recours contre une demande d’information en matière fiscale) (C‑245/19 et C‑246/19, EU:C:2020:795, point 66).


43      Voir points 33 et suivants des présentes conclusions.


44      Voir mon analyse de la première question posée.


45      Fairgrieve, D., et al., « Product Liability Directive », dans Machnikowski, P. (éd.), « European Product Liability : An Analysis of the State of the Art in the Era of New Technologies », Intersentia, Cambridge, 2016, p. 90.


46      Voir Havu, K., et Havu, T., « The “long-stop” extinguishment rule in EU product liability », Journal of European Consumer and Market Law, Vol. 13, no 4, 2024, p. 162 à 170, à la p. 163.


47      Cour EDH, 11 mars 2014, CE:ECHR:2014:0311JUD005206710. Voir, également, Cour EDH, 13 février 2024, Jann-Zwicker et Jann c. Suisse, CE:ECHR:2024:0213JUD000497620.


48      Arrêt Howald Moor et autres c. Suisse, § 74.


49      Idem, § 78.


50      Idem, § 79.


51      Cour EDH, 13 février 2020, CE:ECHR:2020:0213JUD002513716.


52      Idem, § 55.


53      Idem, § 55.


54      Idem.


55      Prévue à l’article 256 de la Zivilprozessordnung (code de procédure civile allemand).


56      Voir Havu, K., et Havu, T., précités à la note 46, p. 162, selon lesquels « l’existence d’une [disposition de prescription] inconditionnelle peut avoir pour conséquence non voulue d’inciter les demandeurs à former un recours avant d’avoir obtenu toutes les informations dont ils ont besoin, (…) ce qui peut entraîner une inefficacité et nuire à la prévisibilité de l’issue de l’affaire ».


57      Voir Cour EDH, 13 mai 2024, Jann-Zwicker et Jann c. Suisse, § 65 avec d’autres références.


58      Voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a. (C‑694/20, EU:C:2022:963, point 41 et jurisprudence citée).


59      Arrêt du 22 avril 2021, Profi Credit Slovakia (C‑485/19, EU:C:2021:313, point 57 et jurisprudence citée).


60      Voir, en ce sens, arrêt du 2 décembre 2009, Aventis Pasteur (C‑358/08, EU:C:2009:744, point 46 et jurisprudence citée).


61      Cour EDH, 13 février 2020, Sanofi Pasteur c. France, CE:ECHR:2020:0213JUD002513716, § 50.


62      Idem, § 52 et jurisprudence citée.


63      Voir, en ce sens, arrêt du 25 avril 2002, Commission/France (C‑52/00, EU:C:2002:252, point 29).


64      Voir points 48 à 50 des présentes conclusions.


65      Arrêt du 2 décembre 2009, Aventis Pasteur (C‑358/08, EU:C:2009:744, point 42).


66      Havu, K., et Havu, T., précités à la note 46, p. 167. Voir également Howells, G., « Product liability – A history of harmonisation », dans Fairgrieve, D. (ed.), Product Liability in Comparative Perspective, note 11, p. 202 à 217, à la p. 210, qui souligne que le délai de prescription de dix ans « pourrait (…) être considéré comme une source potentielle d’injustice ».


67      Voir point 88 des présentes conclusions.


68      Directive (UE) 2024/2853 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2024 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux et abrogeant la directive 85/374/CEE du Conseil (JO L, 2024/2853).


69      Selon les termes de l’article 21, premier alinéa, de la directive 2024/2853, « [l]a directive 85/374/CEE est abrogée avec effet au 9 décembre 2026. Toutefois, elle continue de s’appliquer aux produits mis sur le marché ou mis en service avant cette date ». Il découle de cette disposition que la directive 2024/2853 n’est pas applicable au vaccin qui fait l’objet de la procédure au principal, qui a été administré il y a plus de vingt ans.


70      Arrêt no 22‑18.914 de la Cour de cassation, première chambre civile, du 5 juillet 2023. Cet arrêt reflète une jurisprudence constante de la Cour de cassation selon laquelle la date à laquelle la victime a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage est la date de la consolidation du dommage. Voir, par exemple, Arrêt no 15‑20.022 de la Cour de cassation, première chambre civile, du 15 juin 2016.


71      Arrêt du 8 avril 2025, Parquet européen (Contrôle juridictionnel des actes de procédure) (C‑292/23, EU:C:2025:255 ; point 51 et jurisprudence citée).


72      Arrêt du 10 mai 2001, Veedfald (C‑203/99, EU:C:2001:258, point 27).


73      Jourdain, P., « Le point de départ de la prescription en présence d’un dommage corporel évolutif », Revue trimestrielle de droit civil, 2023, p. 908, avec référence à l’arrêt no 14‑13.351 de la Cour de Cassation, première chambre civile, du 17 janvier 2018.


74      Voir point 88 des présentes conclusions.


75      Voir point 85 des présentes conclusions.


76      Voir, par analogie, arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne) (C‑605/21, EU:C:2024:324, point 60).