Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME TAMARA ĆAPETA
présentées le 3 juillet 2025 (1)
Affaire C‑291/24
Steiermärkische Bank und Sparkassen AG,
KL,
TR
contre
Österreichische Finanzmarktaufsichtsbehörde (AMF)
[demande de décision préjudicielle introduite par le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral, Autriche)]
« Renvoi préjudiciel – Prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme – Directive (UE) 2015/849 – Articles 58, 59 et 60 – Imposition de sanctions à une personne morale – Réglementation nationale établissant un lien entre la responsabilité d’une personne morale et la responsabilité d’une personne physique identifiée – Délais de prescription – Principe d’effectivité »
I. Introduction
1. La présente affaire trouve son origine dans une demande de décision préjudicielle introduite par le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral, Autriche) en ce qui concerne l’interprétation des dispositions de la directive (UE) 2015/849 (2) en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux.
2. La question essentielle est celle de savoir si l’imposition de sanctions à une personne morale, pour violation des obligations en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, peut être liée à la constatation de la responsabilité d’une personne physique identifiée.
II. Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
3. Steiermärkische Bank und Sparkassen AG (ci-après « Steiermärkische Bank ») est une banque autrichienne.
4. Par décision du 29 février 2024, l’Österreichische Finanzmarktaufsichtsbehörde (autorité de surveillance des marchés financiers, Autriche) (ci-après l’« AMF »), a infligé une sanction à Steiermärkische Bank en tant que personne morale pour violation, entre le 15 septembre 2017 et le 11 octobre 2019, des obligations de vigilance prévues par le Finanzmarkt-Geldwäschegesetz (loi relative au blanchiment d’argent sur les marchés financiers, Autriche) (ci-après la « loi sur le blanchiment d’argent »).
5. Steiermärkische Bank, ainsi que deux personnes physiques, KL et TR, ont formé un recours contre cette décision devant le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral), qui est la juridiction de renvoi dans la présente affaire.
6. La juridiction de renvoi explique que la possibilité de sanctionner des personnes morales n’existait pas en droit autrichien. La loi sur le blanchiment d’argent, en transposant la directive 2015/849, a introduit la possibilité de sanctionner les personnes morales. Toutefois, en vertu de l’article 35, paragraphes 1 et 2, de la loi sur le blanchiment d’argent, lu en combinaison avec la jurisprudence du Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche) (3), une personne morale ne peut être sanctionnée que si l’infraction commise par la personne physique, qui doit être nommément désignée, a été préalablement constatée puis imputée à cette personne morale.
7. À cet égard, selon la juridiction de renvoi, il est nécessaire, premièrement, que la personne physique dont l’acte doit être imputé à la personne morale ait au préalable été elle-même partie à la procédure et ait été traitée dans ce cadre en tant que personne poursuivie, c’est-à-dire comme une partie disposant de tous ses droits et pas simplement en qualité de témoin ; deuxièmement, que ledit acte constitutif d’une infraction, illégal et fautif de la personne physique dûment identifiée soit constaté dans le dispositif de la décision imposant la sanction ; et, troisièmement, que cet acte soit également imputé à la personne morale dans le dispositif de cette décision (4).
8. La juridiction de renvoi a des doutes sur le point de savoir si les exigences prévues à l’article 35, paragraphes 1 et 2, de la loi sur le blanchiment d’argent, qui lient la responsabilité d’une personne morale à celle d’une personne physique identifiée, sont contraires à la directive 2015/849. La juridiction de renvoi souligne que cette disposition a transposé l’article 60, paragraphes 5 et 6, de la directive 2015/849 en droit autrichien presque mot pour mot, mais avec un ajout significatif au moyen de l’article 34, paragraphes 1 à 3, de la loi sur le blanchiment d’argent. À la lumière de la jurisprudence du Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative), cela conduit à exiger que le comportement fautif de la personne physique identifiée soit constaté. Selon la juridiction de renvoi, cette exigence n’existe pas à l’article 60, paragraphes 5 et 6, de la directive 2015/849.
9. En outre, cette juridiction se demande si les délais de prescription prévus à l’article 36 de la loi sur le blanchiment d’argent, selon lesquels la procédure d’imposition de sanctions administratives doit être engagée dans un délai de trois ans à compter de la commission de l’acte punissable et conclue dans un délai de cinq ans, sont conformes au droit de l’Union.
10. La juridiction de renvoi indique que la conséquence de ces exigences est que des erreurs commises dans le cadre de la procédure menée à l’encontre de la personne physique qui a agi pour le compte de la personne morale, comme, par exemple, le fait que la personne concernée n’ait été interrogée que sous le statut de témoin et non en tant que partie, entraînent un classement sans suite ou une annulation de l’instance dans la procédure visant la personne morale. Il en va de même ex lege lorsque la procédure n’a pas été introduite par l’AMF dans le délai de prescription de trois ans et si la procédure de recours, souvent très complexe, ne s’achève pas devant la juridiction administrative dans le délai de prescription de cinq ans à compter de la commission de l’infraction.
11. Selon la juridiction de renvoi, la réglementation autrichienne en cause n’est pas simplement une modalité procédurale, mais elle crée en réalité des exigences supplémentaires en ce qui concerne la responsabilité des personnes morales, qui restreignent le droit matériel de l’Union et portent atteinte à l’application uniforme de cette disposition au sein de l’Union et au principe d’effectivité. La juridiction de renvoi se demande si l’arrêt rendu dans l’affaire Deutsche Wohnen (5), dans lequel la Cour a jugé que les dispositions du RGPD (6) s’opposaient à une notion similaire de responsabilité des personnes morales en droit allemand, peut être transposable à la présente affaire.
12. Compte tenu de ces éléments, le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Le droit dérivé de l’Union [en particulier les dispositions combinées de l’article 60, paragraphes 5 et 6, de l’article 58, paragraphes 1 à 3, et de l’article 59, paragraphe 1, de la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 2015, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) no 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission (JO 2015, L 141, p. 73), modifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2019/2177 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2019] et les principes généraux du droit de l’Union (en particulier le principe de l’effet utile)
s’opposent-ils aux dispositions de l’article 35, paragraphes 1 à 3 (relatif à la punissabilité des personnes morales) et de l’article 36 (prolongation du délai de prescription) du Finanzmarkt-Geldwäschegesetz autrichien (loi relative au blanchiment d’argent sur les marchés financiers),
qui, telles qu’interprétées par le Verwaltungsgerichtshof autrichien (Cour administrative), exigent impérativement, pour sanctionner une personne morale, que la qualité de personne poursuivie soit auparavant formellement reconnue à un représentant légal de la personne morale ou à une autre personne physique ayant agi pour la personne morale (avec un strict respect de tous les droits attachés à cette qualité), et imposent en outre impérativement de constater, dans le dispositif de la décision de sanction adoptée à l’encontre de la personne morale, que la personne physique (ou le représentant de la personne morale), qui doit y être nommément désignée, a commis un acte constitutif d’une infraction, illégal et fautif, pour ensuite imputer ce comportement à la personne morale, sachant que le délai de prescription, pour les poursuites, est de trois ans à partir de la fin de l’infraction administrative en cause, et de cinq ans en ce qui concerne les sanctions ? »
13. Steiermärkische Bank, KL et TR, ainsi que l’AMF et la Commission européenne, ont déposé des observations écrites devant la Cour.
14. Une audience s’est tenue le 9 avril 2025, au cours de laquelle ces parties intéressées et le gouvernement allemand ont présenté des observations orales.
III. Analyse
15. La question posée par la juridiction de renvoi porte sur deux problèmes distincts. Le premier problème concerne le lien que le droit autrichien établit entre la responsabilité d’une personne morale et celle d’une personne physique identifiée. La juridiction de renvoi demande en substance à la Cour si l’article 60, paragraphes 5 et 6, de la directive 2015/849, lu en combinaison avec l’article 58, paragraphes 1 à 3, et avec l’article 59, paragraphe 1, de celle-ci, s’oppose à une telle législation autrichienne. Le second problème concerne la compatibilité avec le droit de l’Union des délais de prescription pour sanctionner une personne morale en raison d’une infraction au droit national transposant la directive 2015/849. J’aborderai chacun de ces problèmes l’un après l’autre dans la présente analyse.
A. Sur la responsabilité des personnes morales au titre de la directive 2015/849
16. La directive 2015/849 est la quatrième directive relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux adoptée par le législateur de l’Union au fil des ans (7). Comme pour les trois autres, l’objectif de cette directive est la protection du système financier au moyen de la prévention, de la détection et de la réalisation d’enquêtes en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme (8). Pour atteindre cet objectif, elle a notamment énoncé un certain nombre d’obligations que les États membres doivent imposer à certaines personnes, appelées « entités assujetties », parmi lesquelles figurent les établissements de crédit et les établissements financiers (9). Ces obligations comprennent la vigilance à l’égard de la clientèle, la déclaration des transactions suspectes, la conservations des documents et l’introduction de contrôles internes (10).
17. En vertu de l’article 58, paragraphe 1, de la directive 2015/849, les États membres veillent à ce que les entités assujetties puissent être tenues responsables en cas d’infraction aux dispositions qui transposent ces obligations en droit national et ils prévoient par conséquent l’imposition de sanctions administratives. La directive 2015/849 n’exige pas l’imposition de sanctions pénales, mais elle permet aux États membres de les prévoir (11).
18. Avant l’adoption de la directive 2015/849, le choix des sanctions administratives était laissé aux États membres (12). Cette directive harmonise ces sanctions dans une certaine mesure (13), tout en permettant aux États membres d’infliger des sanctions supplémentaires et plus strictes (14).
19. Les entités assujetties qui font l’objet de sanctions administratives peuvent être des personnes physiques ou morales.
20. En ce qui concerne les personnes morales, les États membres doivent veiller à ce que ces personnes puissent être tenues pour responsables en cas d’infraction au droit national transposant les obligations imposées par la directive 2015/849.
21. À cet égard, l’article 60, paragraphes 5 et 6, dispose comme suit :
« 5. Les États membres veillent à ce que des personnes morales puissent être tenues pour responsables des infractions visées à l’article 59, paragraphe 1, commises pour leur compte par toute personne, agissant individuellement ou en qualité de membre d’un organe de ladite personne morale, et qui occupe une position dirigeante au sein de cette personne morale, sur l’une des bases suivantes :
a) le pouvoir de représenter la personne morale ;
b) l’autorité pour prendre des décisions au nom de la personne morale ; ou
c) l’autorité pour exercer un contrôle au sein de la personne morale.
6. Les États membres veillent également à ce qu’une personne morale puisse être tenue pour responsable lorsqu’un défaut de surveillance ou de contrôle de la part d’une personne visée au paragraphe 5 du présent article a rendu possible la réalisation d’infractions visées à l’article 59, paragraphe 1, au profit de la personne morale, par une personne soumise à son autorité » (15).
22. Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi et des observations présentées à la Cour par les parties intéressées, la question posée dans la présente affaire trouve son origine dans l’approche spécifique développée en droit autrichien en ce qui concerne l’imposition de sanctions administratives à des personnes morales.
23. Sur la base de la décision de renvoi, je comprends que la législation autrichienne ayant transposé la directive 2015/849, telle qu’interprétée par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) dans sa jurisprudence, prévoit en substance que des sanctions ne puissent être infligées à une personne morale que par l’intermédiaire d’une personne physique. Dans le cadre de la procédure engagée contre la personne morale, il doit être satisfait aux conditions suivantes :
1) la personne physique dont l’acte doit être imputé à la personne morale doit être identifiée et traitée dans la procédure engagée contre une personne morale comme une partie, et pas simplement en qualité de témoin ;
2) l’acte de la personne physique qui est nommément identifiée doit être constaté dans le dispositif de la décision administrative infligeant la sanction ; et
3) ce même acte doit également être imputé à la personne morale dans le dispositif de cette décision.
24. La juridiction de renvoi semble considérer que le fait de lier la responsabilité d’une personne morale à une personne physique identifiée, responsable pour la personne morale, ajoute des conditions à celles prévues à l’article 60, paragraphes 5 et 6, de la directive 2015/849 et pourrait donc être contraire à cette directive.
25. Steiermärkische Bank, KL et TR soutiennent que la directive 2015/849 ne s’oppose pas à la réglementation autrichienne en cause. Selon eux, le libellé, l’économie, la finalité et la genèse de cette directive démontrent que, pour infliger une sanction à une personne morale, il est nécessaire d’identifier nommément des personnes dirigeantes et leur comportement fautif.
26. En revanche, l’AMF soutient que la directive 2015/849 s’oppose à la réglementation autrichienne en cause. Selon elle, en exigeant que la personne physique responsable de l’infraction soit identifiée, ces règles imposent des conditions de fond supplémentaires pour la constatation de la responsabilité de personnes morales, ce qui constitue une atteinte à l’effectivité et à l’effet dissuasif des sanctions. Les difficultés pour identifier nommément la personne physique responsable ne doivent pas empêcher que l’infraction soit imputée à la personne morale.
27. À l’instar de Steiermärkische Bank, de KL et de TR, la Commission soutient également que la directive 2015/849 ne s’oppose pas à la réglementation autrichienne en cause, même si elle exige que soit constatée la culpabilité d’une personne physique. Selon elle, cela n’est pas contraire à l’article 60, paragraphes 5 et 6, de cette directive. Cette disposition prévoyant qu’une personne morale peut se voir imputer des infractions commises par des personnes dirigeantes, il est nécessaire de constater non seulement le fait objectif de l’infraction commise par la personne dirigeante, mais également la faute de cette personne pour que l’infraction soit imputable à la personne morale.
28. Le gouvernement allemand ajoute que l’approche relative à la responsabilité des personnes morales fondée sur des actes commis par des personnes dirigeantes, présentée à l’article 60, paragraphe 5 et 6, de la directive 2015/849, se retrouve dans d’autres domaines du droit de l’Union, notamment dans la législation de l’Union harmonisant le droit pénal, dans laquelle la responsabilité d’une personne morale est liée au comportement fautif d’une personne dirigeante.
29. Tout d’abord, il ressort clairement du libellé et de la structure de la directive 2015/849 que celle-ci vise à imposer des obligations non seulement aux personnes physiques, mais également aux personnes morales, et que des sanctions administratives en cas de violation de ces obligations doivent pouvoir être imposées aux personnes morales en tant que telles.
30. Lorsqu’une obligation incombe à une personne morale, comme par exemple une banque, la directive 2015/849 établit une distinction claire entre la responsabilité de la personne morale elle-même et celle des personnes physiques au sein de cette personne morale. Ainsi, par exemple, l’article 58, paragraphe 3, de cette directive, prévoit que, lorsque des obligations s’appliquent à des personnes morales, les États membres font en sorte que des sanctions et des mesures puissent être imposées aux membres des organes de direction et aux autres personnes physiques qui sont responsables, au titre du droit national, de l’infraction (16).
31. De même, lorsque l’entité assujettie concernée est un établissement de crédit ou un établissement financier, les règles prévues par la directive 2015/849 en ce qui concerne le montant des sanctions opèrent une distinction entre personnes morales et personnes physiques (17).
32. Néanmoins, même si elle établit une distinction entre la responsabilité des personnes physiques et celle des personnes morales, la directive 2015/849 prévoit que les États membres imposent des sanctions administratives à une personne morale par l’intermédiaire d’une personne physique dirigeante au sein de cette personne morale.
33. À cet égard, en vertu de l’article 60, paragraphe 5, une personne morale est tenue pour responsable si l’infraction est commise par une personne physique, agissant individuellement ou en qualité de membre d’un organe de ladite personne morale, et qui occupe une position dirigeante parce qu’il ou elle a le pouvoir de représenter cette personne morale, de prendre des décisions en son nom ou d’exercer un contrôle au sein de cette personne morale.
34. En outre, en vertu de l’article 60, paragraphe 6, n’importe laquelle de ces personnes physiques dirigeantes peut entraîner l’engagement de la responsabilité d’une personne morale si une autre personne au sein de la personne morale a violé une obligation, mais que la personne dirigeante a rendu cela possible en raison d’un défaut de surveillance ou de contrôle.
35. Par conséquent, ce qui importe est que la personne morale puisse être sanctionnée pour tout manquement à ses obligations qui émane de cette personne morale. Cela signifie que, par exemple, même si un employé est en pratique la personne responsable de la violation d’une obligation donnée, cela doit avoir pour effet d’engager la responsabilité de la personne morale, bien que cette responsabilité ne soit pas engagée par l’intermédiaire de cet employé, mais par l’intermédiaire d’une personne physique dirigeante.
36. Pour aller plus loin, l’article 60, paragraphes 5 et 6, de la directive 2015/849 n’exige pas, selon moi, que la culpabilité d’une personne physique dirigeante soit constatée. Toutefois, il ne s’oppose pas à ce que le droit national impose des exigences en matière de faute.
37. Par exemple, dans le scénario mentionné au point 35 des présentes conclusions, si, agissant par négligence, une personne physique dirigeante n’a pas correctement contrôlé l’employé qui a commis l’infraction, la responsabilité de la personne morale peut être engagée.
38. Lors de l’audience, Steiermärkische Bank, KL et TR ont indiqué qu’il existe en droit autrichien une présomption de négligence de la part de la personne physique dirigeante en cas d’inaction. L’AMF a accepté cette position, mais elle a soutenu que cette présomption s’appliquait jusqu’au montant de 60 000 euros.
39. Il convient de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour d’interpréter le droit national dans le cadre de la procédure préjudicielle.
40. Toutefois, il me semble que l’article 60, paragraphes 5 et 6, de la directive 2015/849, ne s’oppose pas à ce que les États membres prévoient un certain niveau de culpabilité pour les personnes physiques dirigeantes, pour autant que, dans toutes les situations dans lesquelles une infraction découlant de cette directive a été commise par n’importe quelle personne placée sous l’autorité de la personne morale, la responsabilité de cette personne morale puisse être engagée.
41. Au vu de ce qui précède, il ne me semble pas que le droit autrichien en cause, qui lie la responsabilité d’une personne morale à la constatation de la responsabilité d’une personne physique nommément identifiée responsable pour l’entité assujettie, soit en contradiction avec les exigences de la directive 2015/849.
42. L’exigence selon laquelle la personne physique dont l’acte doit être imputé à la personne morale doit être traitée comme une partie à la procédure administrative dirigée contre cette personne morale – ce qui inclut toutes les garanties procédurales qui découlent d’un tel statut – et pas simplement comme un témoin, ne semble pas poser de problème. En invoquant ses droits de la défense, la personne physique en cause défend également les intérêts de la personne morale dans le cadre d’une telle procédure.
43. De même, les exigences formelles en vertu desquelles il convient de désigner nommément cette personne physique et de décrire la violation de l’obligation, ainsi que d’imputer cette violation à la personne morale dans le dispositif de la décision administrative, ne semblent pas aller à l’encontre de la directive 2015/849, qui exige que des sanctions administratives puissent être infligées à une personne morale par l’intermédiaire d’une personne physique dirigeante.
44. Il appartient toutefois à la juridiction nationale de décider si certains aspects du droit autrichien, que ce soit sur le papier ou tel qu’il est mis en œuvre en pratique, font obstacle à la possibilité d’infliger des sanctions aux personnes morales.
45. En tout état de cause, une application erronée du droit autrichien dans certaines situations, comme c’est le cas lorsqu’une personne physique impliquée est traitée comme un témoin et non comme une partie dans une affaire donnée, ne saurait conduire à la conclusion que ce droit lui-même est contraire au droit de l’Union.
46. En outre, je ne considère pas que l’arrêt Deutsche Wohnen, qui a été cité par la juridiction de renvoi et auquel les parties intéressées ont fait référence, invalide mon appréciation.
47. Dans cet arrêt, qui s’inscrit dans le contexte du RGPD, la Cour a jugé que ce règlement s’oppose à une réglementation allemande en vertu de laquelle une amende administrative ne peut être infligée à une personne morale que pour autant que cette violation a été imputée préalablement à une personne physique identifiée (18).
48. La Cour a notamment considéré que les amendes administratives doivent pouvoir être infligées directement à des personnes morales lorsque celles-ci peuvent être qualifiées de responsables du traitement (19), et qu’aucune disposition du RGPD ne permet de considérer que l’infliction d’une amende administrative à une personne morale en tant que responsable du traitement serait soumise à la constatation préalable que cette violation a été commise par une personne physique identifiée (20).
49. Contrairement au RGPD, la directive 2015/849, ainsi que je l’ai déjà expliqué, prévoit que des sanctions soient infligées à une personne morale par l’intermédiaire d’une personne physique dirigeante.
50. La formule de l’article 60, paragraphes 5 et 6, de cette directive (ci-après la « formule de l’article 60 ») est utilisée dans un certain nombre d’actes de l’Union qui imposent aux États membres de veiller à ce que les personnes morales puissent être sanctionnées (21).
51. Le choix de cette formule pourrait s’expliquer par les différences d’approche des États membres en matière de responsabilité des personnes morales.
52. Ces différences reflètent et combinent des modèles théoriques que la doctrine (22) décrit comme incluant :
– le modèle de responsabilité du fait d’autrui (également désigné, notamment, comme respondeat superior), qui signifie qu’une personne morale est responsable des infractions commises par des personnes placées sous son autorité, telles que des employés ;
– le modèle d’identification (également appelé, notamment, alter ego), qui signifie qu’une personne morale n’est responsable que des infractions commises par des personnes dont la position est suffisamment élevée dans la hiérarchie de la personne morale, telles que les dirigeants et les employés investis de certaines responsabilités ;
– le modèle d’agrégation, qui vise à identifier une responsabilité collective des personnes au sein de la personne morale, plutôt qu’à identifier un auteur individuel ;
– le modèle organisationnel (également désigné, notamment, comme doctrine de l’identité propre ou culture d’entreprise), qui repose sur l’hypothèse qu’une personne morale dispose d’un mécanisme d’expression de son identité propre et qu’elle peut donc être tenue pour responsable sans être liée au comportement d’une personne physique.
53. La formule de l’article 60 semble fusionner ces différentes approches théoriques (23). Partant, la possibilité de fonder la responsabilité des personnes morales sur des actes ou des omissions de personnes physiques semble répondre à ces choix nationaux divergents, de sorte qu’il n’est pas imposé aux États membres de procéder à d’importants ajustements dans leurs systèmes juridiques pour atteindre les objectifs de la législation de l’Union.
54. Il est vrai qu’il existe d’autres dispositions législatives de l’Union qui ne contiennent pas la formule de l’article 60, notamment dans le secteur des services financiers (24). Lors de l’audience, Steiermärkische Bank, KL et TR, ainsi que l’AMF, ont été en désaccord sur la question de savoir si cette réglementation était comparable, d’une part, à la directive 2015/849, puisqu’elle laisse aux États membres un pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’application de la responsabilité des personnes morales et, d’autre part, au RGPD, tel qu’interprété dans l’arrêt Deutsche Wohnen, puisqu’il ne laisse aucun pouvoir d’appréciation aux États membres.
55. En l’espèce, il n’est pas nécessaire de résoudre ce désaccord en procédant à l’interprétation de la réglementation de l’Union en matière de services financiers. Il suffit de constater que la directive 2015/849 réglemente la responsabilité des personnes morales différemment du RGPD. Ainsi, d’éventuelles similitudes entre cette législation sur les services financiers et le RGPD ne sont pas pertinentes aux fins de l’interprétation de la directive 2015/849 dans la présente affaire.
56. Compte tenu de l’ensemble de ce qui précède, j’estime que les dispositions de la directive 2015/849 relatives à la possibilité d’infliger des sanctions aux personnes morales ne s’opposent pas à une réglementation nationale, telle que celle en cause, qui lie la responsabilité d’une personne morale à la constatation de la commission d’un acte fautif par une personne physique identifiée occupant une position dirigeante au sein de la personne morale.
B. Sur les délais de prescription prévus par le droit national
57. La juridiction de renvoi semble également s’interroger sur la conformité avec la directive 2015/849 des délais de prescription prévus par le droit autrichien pour imposer des sanctions à des personnes morales en cas de violation des obligations en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux. Pour rappel, ces délais sont de trois ans pour l’introduction des recours et de cinq ans pour leur conclusion.
58. À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, en l’absence de règles de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, à condition toutefois qu’elles ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne (principe d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité) (25).
59. La Cour a reconnu la compatibilité avec le droit de l’Union de la fixation de délais raisonnables de recours dans l’intérêt de la sécurité juridique. De tels délais ne sont pas de nature à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (26), même si, par définition, l’écoulement de ces délais entraîne le rejet, total ou partiel, de l’action intentée (27).
60. Dans d’autres contextes, la Cour a en effet jugé que des délais de prescription de trois et cinq ans étaient compatibles avec le principe d’effectivité (28).
61. La directive 2015/849 ne prévoit pas de règles en matière de délais de prescription, de sorte que de telles règles relèvent de la compétence des États membres, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité, conformément à la jurisprudence susmentionnée.
62. J’estime qu’aucun élément de la présente affaire ne semble soulever de doutes en ce qui concerne ces principes. Comme l’indique la Commission, la juridiction de renvoi n’a pas mentionné d’éléments spécifiques permettant de conclure que ces délais pourraient entrer en conflit avec les principes d’équivalence et d’effectivité.
63. Par conséquent, je considère que le droit de l’Union ne s’oppose pas à des délais de prescription tels que ceux prévus par le droit autrichien.
IV. Conclusion
64. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral, Autriche) de la manière suivante :
Les dispositions combinées de l’article 60, paragraphes 5 et 6, de l’article 58, paragraphes 1 à 3, et de l’article 59, paragraphe 1, de la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 2015, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) no 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission,
ne s’opposent pas à une législation nationale qui exige impérativement, pour sanctionner une personne morale, que la qualité de personne poursuivie soit auparavant formellement reconnue à un représentant légal de la personne morale ou à une autre personne physique ayant agi pour la personne morale (avec un strict respect de tous les droits attachés à cette qualité), et imposent en outre impérativement de constater, dans le dispositif de la décision de sanction adoptée à l’encontre de la personne morale, que la personne physique (ou le représentant de la personne morale), qui doit y être nommément désignée, a commis un acte constitutif d’une infraction, illégal et fautif, pour ensuite imputer ce comportement à la personne morale, sachant que le délai de prescription, pour les poursuites, est de trois ans à partir de la fin de l’infraction administrative en cause, et de cinq ans en ce qui concerne les sanctions.