Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME JULIANE KOKOTT
présentées le 10 juillet 2025 (1)
Affaires jointes C‑379/24 et C‑380/24
Agrupació de Neteja Sanitària, AIE (C‑379/24)
Educat Serveis Auxiliars SCCL (C‑380/24)
contre
Tribunal Económico-Administrativo Regional de Cataluña (TEARC)
[Demande de décision préjudicielle présentée par le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne, Espagne)]
« Renvoi préjudiciel – Législation fiscale – Taxe sur la valeur ajoutée – Directive 2006/112/CE – Article 132, paragraphe 1, sous f) – Exonération des “groupements de partage des coûts” – Exonération des prestations de services qui, pour l’activité exonérée des membres, ne sont éventuellement pas obligatoires, mais sont utiles – Prestations de services directement nécessaires à l’exercice d’activités exonérées – Existence d’une distorsion de concurrence résultant de l’octroi d’une exonération prévue par le droit de l’Union »
I. Introduction
1. Les deux présentes demandes de décision préjudicielle portent sur l’exonération de « groupements de partage des coûts » dans le cadre de la législation en matière de TVA, sur laquelle la Cour s’est déjà prononcée à plusieurs reprises dans le cadre de sa jurisprudence (2). Cette disposition exonère les prestations fournies par un groupement à ses membres lorsque celui-ci se borne à répartir le coût exact de ces prestations sur ces derniers. L’exonération est toutefois subordonnée à la condition que « cette exonération ne soit pas susceptible de provoquer des distorsions de concurrence ».
2. C’est sur ce critère (négatif) assez vague que la Cour a dû se pencher pour la première fois dans l’arrêt Taksatorringen rendu en 2001 (3). Toutefois, la question qui était posée dans cette affaire n’était pas suffisamment précise et la réponse apportée à cette question était tellement vague (l’exonération doit être refusée « s’il existe un risque réel que l’exonération puisse à elle seule, dans l’immédiat ou dans le futur, provoquer des distorsions de concurrence ») qu’elle a été suivie de nombreuses autres demandes de décision préjudicielle. Celles-ci ont cependant pu recevoir une réponse sans que ce critère ne soit défini plus précisément. Il s’ensuit qu’il demeure jusqu’à présent des incertitudes sur le point de savoir à quel moment on peut considérer que de telles distorsions de concurrence résultent d’une exonération prévue par le droit de l’Union lui-même et refuser, en conséquence, l’octroi de cette exonération.
3. Il n’est donc pas surprenant que les présents renvois préjudiciels – sachant que, dans le même temps, le Tribunal est encore également saisi d’une autre procédure sur cette question, référencée sous le numéro T‑558/24, dans laquelle il a été sursis à statuer (4) – demandent en définitive à la Cour une interprétation qui soit davantage à même d’être mise en œuvre dans la pratique.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
4. Le cadre juridique du droit de l’Union en matière de TVA est défini par la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « directive TVA ») (5).
5. L’article 131 de la directive TVA réglemente de manière générale les exonérations :
« Les exonérations prévues aux chapitres 2 à 9 s’appliquent sans préjudice d’autres dispositions communautaires et dans les conditions que les États membres fixent en vue d’assurer l’application correcte et simple desdites exonérations et de prévenir toute fraude, évasion et abus éventuels ».
6. Conformément à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA, figurant dans le chapitre 2 relatif aux exonérations en faveur de certaines activités d’intérêt général, les États membres exonèrent les opérations suivantes de la TVA :
« les prestations de services effectuées par des groupements autonomes de personnes exerçant une activité exonérée ou pour laquelle elles n’ont pas la qualité d’assujetti, en vue de rendre à leurs membres les services directement nécessaires à l’exercice de cette activité, lorsque ces groupements se bornent à réclamer à leurs membres le remboursement exact de la part leur incombant dans les dépenses engagées en commun, à condition que cette exonération ne soit pas susceptible de provoquer des distorsions de concurrence. »
7. L’article 134 de la directive TVA exclut quelques opérations du bénéfice d’un certain nombre d’exonérations prévues par le droit de l’Union dans certaines circonstances :
« Les livraisons de biens et les prestations de services sont exclues du bénéfice de l’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, points b), g), h), i), l), m) et n), dans les cas suivants :
a) lorsqu’elles ne sont pas indispensables à l’accomplissement des opérations exonérées ;
b) lorsqu’elles sont essentiellement destinées à procurer à l’organisme des recettes supplémentaires par la réalisation d’opérations effectuées en concurrence directe avec celles d’entreprises commerciales soumises à la TVA. »
B. Le droit espagnol
8. L’article 20, paragraphe 1, point 6, de la loi 37/1992 sur la TVA transpose l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA et prévoit, au titre de ses dispositions pertinentes en l’espèce, ce qui suit :
« Sont exonérées de la taxe :
6. les prestations de services fournies directement à leurs membres par des associations, groupements ou organismes indépendants, y compris des groupements d’intérêt économique, constitués exclusivement par des personnes exerçant principalement une activité exonérée ou non soumise à la TVA, lorsque les conditions suivantes sont remplies :
a) ces prestations de services sont utilisées directement et exclusivement pour les besoins de cette activité et sont nécessaires à l’exercice de celle-ci.
b) les membres se bornent à rembourser la part leur incombant dans les dépenses engagées en commun.
[…]
L’exonération ne s’applique pas aux prestations de services fournies par des sociétés commerciales. »
III. Les faits
9. La partie requérante dans l’affaire C‑379/24 (ci-après, la « requérante no 1 ») a été constituée le 11 février 2017 en tant qu’Agrupación de Interés Económico (A.I.E., groupement d’intérêt économique). Son objectif était la création d’une infrastructure commune pour la fourniture d’une prestation complète de services de nettoyage dans les hôpitaux, les centres et les bâtiments en général, dans lesquels les associés exercent leurs activités dans le secteur de la santé et des soins socio-sanitaires.
10. La partie requérante dans l’affaire C‑380/24 (ci-après la « requérante no 2 ») a été constituée le 15 juillet 2010 en tant que Sociedad Cooperativa Catalana Limitada (SCCL, société coopérative catalane à responsabilité limitée). Son objectif était la création d’une infrastructure commune pour la fourniture d’une prestation complète de services de nettoyage dans les établissements et les installations des associés, dans lesquels ceux-ci exercent leurs activités dans le secteur de l’éducation (école maternelle, école primaire, collège, lycée et formation professionnelle).
11. Les deux requérantes ont respectivement conclu avec un tiers (différent) un contrat portant sur la gestion et le management des ressources humaines du personnel qu’elles emploient. Sur cette base, ces tiers affectaient le personnel aux locaux et aux tâches, sélectionnaient le personnel, établissaient les fiches de paie, géraient les incidents (y compris le suivi et la cessation des relations de travail), assuraient une formation appropriée, conformément aux exigences légales, et fournissaient le matériel. Les deux contrats justifient la sous‑traitance de cette activité par le fait que ces tiers possèdent l’expérience, les connaissances et les ressources nécessaires pour assurer la gestion des prestations de services de nettoyage que les deux requérantes fourniront à leurs membres.
12. Un contrôle fiscal en matière de TVA a été initié respectivement le 11 novembre 2013 à l’encontre de la requérante no 2 pour la période comprise entre janvier 2010 et décembre 2012 et le 2 juin 2017 à l’encontre de la requérante no 1 pour la période comprise entre mars 2013 et décembre 2014. Les deux contrôles ont été clôturés par la fixation de la taxe sur le chiffre d’affaires au titre des opérations effectuées par les requérantes pour la fourniture de prestations de nettoyage à leurs associés. L’administration fiscale a considéré que l’exonération prévue à l’article 20, paragraphe 1, point 6, de la loi 37/1992 sur la TVA ne s’appliquait pas, car les requérantes n’ont pas fourni directement ces prestations, mais ont fait appel à une entreprise externe qui a concrètement effectué une part substantielle des prestations. Le contrôle a fait ressortir par ailleurs que les services de nettoyage n’étaient pas directement et exclusivement liés à l’activité exonérée, de sorte que l’application de l’exonération pouvait entraîner des distorsions de concurrence.
13. L’administration fiscale a confirmé les deux décisions. Les requérantes ont respectivement introduit un recours contre ces décisions devant la juridiction de renvoi. Elles font valoir que l’exonération ne saurait être refusée en raison de la circonstance que la gestion du personnel a été confiée à une entreprise tierce, car cette circonstance est conforme à l’esprit et à la finalité de l’exonération.
IV. La procédure de renvoi préjudiciel
14. Le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne, Espagne), compétent pour les deux recours, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes au titre de l’article 267 TFUE :
1. L’esprit et la finalité de l’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA s’opposent-ils à une disposition nationale exigeant que les prestations de services en cause soient utilisées directement et exclusivement pour les besoins de l’activité exonérée, lorsque cette exigence est interprétée en ce sens qu’une prestation de services (le nettoyage dans le secteur des soins de santé [C‑379/24] et de l’éducation [C‑380/24]) n’est pas utilisée exclusivement pour l’activité exonérée, bien qu’elle soit unique, technique et complexe dans son organisation et sa conception, et qu’elle soit absolument nécessaire ?
2. L’esprit et la finalité de l’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA s’opposent-ils à une interprétation d’une disposition nationale qui refuse l’exonération en vertu des limites découlant du droit de l’Union, parce qu’elle assimile la non‑exclusivité de la prestation de services à une distorsion de concurrence et combine ainsi les limites nationales de l’exonération avec celles découlant du droit de l’Union ? La limite tirée de la « non‑distorsion de concurrence » implique-t-elle de refuser l’exonération, quel que soit le degré d’effectivité de la distorsion de concurrence, si celle-ci n’est pas contestée par les parties (arrêt C-[8/01], point 48), au motif que toute exonération constitue une atteinte au principe général et reconnu par la Cour de l’assujettissement à l’impôt ?
15. La Cour a joint les deux affaires aux fins de l’arrêt par ordonnance du 10 juillet 2024. Seuls le Royaume d’Espagne et la Commission européenne ont présenté des observations écrites dans le cadre de ces procédures. Conformément à l’article 76, paragraphe 2, de son règlement de procédure, la Cour a décidé de ne pas tenir d’audience de plaidoiries.
V. Appréciation juridique
A. Sur le contexte des questions préjudicielles
16. Le contexte dans lequel s’inscrivent les questions préjudicielles est posé par la décision du législateur de l’Union de ne pas accorder en principe de déduction de la taxe payée en amont aux entreprises qui fournissent des prestations exonérées, telles que notamment les cliniques ou les structures éducatives. Certes, il ne ressort pas des demandes de décision préjudicielle que les membres des requérantes effectuent exclusivement des opérations exonérées en vertu de l’article 132, paragraphe 1, de la directive TVA. Toutefois, il ne ressort pas non plus des demandes de décision préjudicielle que les requérantes réalisent encore d’autres opérations, soumises à la TVA ou exonérées. Si les prestations de nettoyage étaient affectées à ces prestations, une exonération au titre de l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA ne serait, en soi, pas envisageable.
17. Les conclusions se fondent donc sur l’hypothèse que les deux requérantes réalisent des opérations exonérées à 100 % en vertu de l’article 132, paragraphe 1, de la directive TVA. Dans une telle situation, les prestations en aval des requérantes ne sont certes pas taxées, mais leurs prestations en amont restent, dans le même temps, en l’absence de déduction de la taxe payée en amont, grevées de TVA.
18. Il en résulte que ces exonérations (notamment les exonérations pour des motifs à caractère social, énumérées à l’article 132 de la directive TVA) ne sont que des exonérations partielles. Étant donné que la TVA non déductible sur les prestations en amont est (doit être), en règle générale, prise en compte dans le calcul du prix des prestations en aval, cette TVA pèse indirectement sur le consommateur. En définitive, c’est donc uniquement la valeur ajoutée créée par le prestataire lui‑même au dernier stade (par exemple, dans le cas d’une prestation hospitalière, la propre prestation de services fournie au patient) qui est exonérée de la TVA.
19. Il résulte de l’absence de déduction de la taxe payée en amont par ces entreprises que, notamment, la fourniture, par un hôpital, des prestations de nettoyage au moyen de son propre personnel n’entraîne qu’une charge financière correspondant aux coûts de personnel. Toutefois, le recours à un prestataire de services de nettoyage externe entraîne une charge financière au moins égale à ses coûts de personnel plus la TVA.
20. Par conséquent, il existe généralement un intérêt économique pour ces entreprises dans les secteurs exonérés (tels que, notamment, les hôpitaux) à fournir elles-mêmes ces prestations (ce que l’on désigne par l’« internalisation ») et à ne pas les acquérir de manière taxable auprès d’une autre entreprise. Pour les entreprises effectuant des prestations exonérées, il peut cependant y avoir des situations dans lesquelles il n’est pas économiquement raisonnable d’embaucher le personnel seul. Ainsi, il peut être utile que, par exemple, plusieurs hôpitaux partagent les coûts de personnel d’un centre de traitement des données ou, comme en l’espèce, ceux du personnel de nettoyage.
21. Dans de tels cas de figure, l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA exonère, sous certaines conditions, les prestations fournies par un groupement à ses membres. L’exclusion du droit à déduction n’a alors pas d’effet sur le prix, ce qui laisse subsister l’étendue de l’exonération dans son intégralité pour le consommateur final. En effet, l’exonération est alors indépendante de la question de savoir si la prestation en amont a été fournie en totalité uniquement par une entreprise exonérée (au moyen de son propre personnel) ou conjointement avec d’autres entreprises exonérées dans le cadre d’un groupement (au moyen du personnel « commun » du groupement).
22. C’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce. Plusieurs entreprises qui réalisent des opérations exonérées de soins médicaux ou d’éducation se sont regroupées et se partagent les coûts afférents au personnel de nettoyage du groupement. Ces entreprises ont toutefois externalisé la gestion de ce personnel en le confiant à un tiers. Le fait que ces prestations de services effectuées à titre onéreux par le tiers sont taxables et que la TVA due en conséquence constitue une charge financière pour les requérantes ne paraît pas contesté et ne semble pas non plus faire l’objet du litige.
23. Il convient donc uniquement de déterminer si les prestations de services de nettoyage fournies par les requérantes à leurs membres (associés) en contrepartie du remboursement des coûts – c’est-à-dire, en définitive, les coûts partagés afférents au personnel de nettoyage (6) – doivent également être grevées de TVA. Cela dépend du point de savoir si les prestations de services de nettoyage étaient « directement nécessaires à l’exercice » des prestations exonérées de soins médicaux ou d’éducation, à savoir si elles étaient requises à cette fin (voir sous B.) et si l’exonération des prestations de services de nettoyage fournies aux membres entraîne une distorsion de concurrence (voir sous C.). Il est ainsi possible de répondre de manière conjointe aux questions préjudicielles.
B. Prestations de services effectuées par le groupement en vue de rendre les services directement nécessaires à l’exercice des activités exonérées des membres
24. L’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA exonère les prestations de services fournies par le groupement à ses membres « en vue de rendre [à ces derniers] les services directement nécessaires à l’exercice de cette activité (à savoir, l’activité exonérée de TVA) » (en l’espèce, les prestations de soins médicaux et/ou d’éducation). Le caractère « directement nécessaire » figure, selon moi, avec un sens identique dans d’autres versions linguistiques (7). La directive TVA exige, en définitive, un certain lien entre la prestation de service fournie par le groupement et l’activité exonérée des membres. Le libellé n’exige cependant pas de lien direct avec une opération exonérée précise, effectuée par le membre : il suffit que la prestation du groupement soit nécessaire pour les besoins des activités privilégiées exonérées du membre.
25. Cela est également logique, étant donné que cette disposition d’exonération vise à réduire la charge de la taxe payée en amont lorsque plusieurs entrepreneurs s’associent dans le cadre de certaines activités exonérées et se bornent à fournir des prestations de services à leurs membres en contrepartie du remboursement des coûts. En effet, l’on est d’emblée toujours en présence d’une charge de TVA résultant des opérations en amont lorsque les prestations en amont ont un lien avec l’activité exonérée, indépendamment du point de savoir si celle-ci est directement liée à une opération exonérée précise.
26. La comparaison avec le libellé de l’article 134 de la directive TVA montre également que, – contrairement à ce que soutiennent la Commission et l’Espagne –, ces prestations ne doivent pas être indispensables pour les opérations exonérées. L’article 134 de la directive TVA exclut certaines exonérations prévues à l’article 132 de la directive TVA lorsqu’elles ne sont pas indispensables à l’accomplissement des opérations pour lesquelles l’exonération est accordée. Le législateur parle ici explicitement d’un lien avec certaines opérations (et pas uniquement avec l’activité exonérée). En outre, l’exclusion ne porte que sur « l’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, points b), g), h), i), l), m) et n) ». L’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA n’y est précisément pas mentionnée.
27. Il s’ensuit a contrario que les prestations de services fournies par le groupement à ses membres en vue de rendre les services directement nécessaires à l’exercice de leurs activités exonérées doivent être comprises différemment, c’est-à-dire de manière plus large. Les prestations du groupement ne doivent donc pas être indispensables à l’activité exonérée, voire aux opérations exonérées. Le critère du caractère direct prévu à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA concerne plutôt l’affectation de la prestation de services fournie par le groupement à l’activité exonérée de TVA, par opposition à une activité parallèle soumise à la TVA (ou à une activité exonérée non visée à l’article 132 de la directive TVA), exercée par le membre.
28. Ainsi que la Cour l’a en effet déjà précisé, une activité partielle soumise à la TVA, exercée par les membres, n’exclut pas l’exonération des prestations de services fournies par le groupement en tant que telle (8), mais uniquement dans la mesure où ces prestations de services sont fournies pour les besoins de l’activité taxable des membres. En effet, ces prestations de services, qui contribuent à l’exercice d’autres activités, ne relèvent pas du champ d’application de l’exonération (9).
29. L’on est cependant en principe toujours en présence d’une telle affectation directe aux fins de l’exercice d’une activité exonérée lorsque le membre effectue exclusivement des opérations exonérées figurant dans la liste établie à l’article 132, paragraphe 1, de la directive TVA. Cela explique également la contre-exception en cas de distorsion de concurrence (voir, à cet égard, points 36 et suivants). Celle-ci serait largement superflue si seules les prestations du groupement liées obligatoirement (au sens d’une condition sine qua non) à l’activité exonérée étaient exonérées.
30. Pour autant que la Commission (et éventuellement également l’Espagne) souhaite dans ses observations établir une distinction entre, d’une part, les prestations de services générales qui sont nécessaires pour la plupart des opérations (telles que, notamment, les prestations de services de nettoyage, les prestations de services de surveillance, les prestations de services informatiques, etc.) et, d’autre part, les prestations de services spécifiquement nécessaires pour l’exonération, cela ne saurait convaincre. La Commission estime même pouvoir recourir à l’arrêt Taksatorringen (10) en tant qu’exemple utile à cet égard. Cette affaire portait sur la répartition des coûts d’un expert par un groupement d’assurances entre ses membres. Cette prestation de services (évaluation des dommages) serait liée de manière suffisamment étroite aux prestations d’assurance exonérées, tandis qu’un lien avec l’activité exonérée ferait en revanche défaut en ce qui concerne les prestations de services générales de nettoyage.
31. Cette approche n’est pas convaincante pour deux raisons. D’une part, les assurances ne relèvent, à juste titre, pas du champ d’application de l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA, ce qui, à cette date (2003), a toutefois échappé tant à la Commission qu’à la juridiction de renvoi et à la Cour – laquelle n’a d’ailleurs pas non plus été interrogée à ce sujet. En 2017, la Cour a clarifié ce point (11). D’autre part, de tels coûts sont sans doute encore moins spécifiquement liés à des prestations d’assurance exonérées que, en l’espèce, les prestations de services de nettoyage dans le secteur des soins de santé ou de l’éducation. C’est précisément dans ces secteurs qu’il existe des exigences spécifiques en matière d’hygiène pour les opérateurs, ce qui entraîne une nécessité particulière de certaines prestations de services de nettoyage. La Cour elle-même exige d’ailleurs uniquement que les prestations de services contribuent (12) directement à l’exercice d’activités qui, en vertu de l’article 132 de la directive TVA, servent l’intérêt général. Il semble difficile de remettre en cause le fait que les prestations de services de nettoyage dans un hôpital contribuent directement aux prestations de services hospitaliers exonérées.
32. En revanche, il n’existe pas, à ma connaissance, de prescriptions générales quant aux modalités d’évaluation des dommages subis par un véhicule. L’étendue du dommage dans un cas concret n’a pas non plus d’incidence sur la prestation de services exonérée (couverture fournie par l’assurance contre paiement des primes d’assurance), mais se rapporte uniquement à la question de savoir quel montant doit, en définitive, être versé par l’assurance. Cela ne concerne la couverture fournie à titre onéreux par l’assurance – et donc la prestation de services exonérée – tout au plus que s’agissant du niveau du montant versé. Par conséquent, l’approche suivie par la Commission, consistant à établir une distinction entre les prestations de services générales qui sont utiles à toutes les opérations (telles que les prestations de services de nettoyage) et les prestations de services spécifiques, directement nécessaires (évaluation du dommage à indemniser), n’est pas convaincante.
33. Cette approche va également à l’encontre de l’esprit et de la finalité de la disposition, qui est de réduire les effets de l’exclusion du droit à déduction de la taxe en amont (voir points 18 et suivants des présentes conclusions) lorsque la prestation de services n’est pas fournie à ses membres par son propre personnel, mais par un groupement.
34. Si l’on prend dûment en considération l’esprit et la finalité des dispositions susmentionnées, ce sont plutôt toutes les prestations de services fournies par le groupement à ses membres qui relèvent de l’exonération si ces prestations sont utilisées par les membres en tant que prestations en amont dans le cadre de leur activité exonérée et sont donc directement affectées à l’activité exonérée visée à l’article 132 de la directive TVA, car lesdites prestations sont habituelles et nécessaires pour cette activité.
35. Cela me semble d’emblée être le cas pour les prestations de services générales de nettoyage, qui sont plus que courantes, mais qui sont également nécessaires tant dans le secteur des soins médicaux que dans celui de l’éducation. Selon la juridiction de renvoi, elles sont même uniques, techniques et complexes dans leur organisation et leur conception ainsi qu’absolument nécessaires. Elles relèvent alors à plus forte raison du champ d’application de l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA. De telles prestations de services, qui sont habituellement liées à l’activité exonérée de sorte qu’un concurrent pourrait, à partir d’une certaine taille, les fournir lui-même et qui sont affectées à l’activité exonérée de l’assujetti, visée à l’article 132, relèvent donc du champ d’application de l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA.
C. Interprétation du critère relatif à l’absence de « distorsion de concurrence »
1. Finalité de la disposition
36. Si les prestations de services de nettoyage entrent cependant en principe dans le champ d’application de l’exonération, il convient alors de déterminer si et quand l’exonération de telles prestations de services est exclue, car cela entraînerait sinon une distorsion de concurrence.
37. Ainsi que la Cour l’a déjà jugé (13) et comme je l’ai indiqué par ailleurs (14), l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA vise à compenser un désavantage concurrentiel subi par des entreprises de faible taille par rapport à un concurrent de taille plus importante. En effet, celui-ci peut faire fournir les prestations de services du groupement soit lui-même, par l’intermédiaire de ses propres employés, soit, dans le cadre d’un « groupement TVA » (article 11 de la directive TVA), par une société étroitement liée. L’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA vise à assurer une égalité de traitement, aux fins de la TVA, entre les grandes et les petites entreprises, et ce, en raison de l’exclusion du droit à déduction de la taxe payée en amont pour les opérations en aval exonérées.
38. Un petit hôpital qui ne dispose pas de son propre personnel de nettoyage doit accepter de supporter des coûts plus élevés qu’un concurrent de taille plus importante pour pouvoir offrir les mêmes prestations. Il s’agit d’un désavantage concurrentiel qui résulte principalement de la taille de l’entreprise. L’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA permet cependant d’éviter ce désavantage concurrentiel. En effet, cet hôpital peut s’associer à un autre hôpital. Ce groupement recrute le personnel qui assure le nettoyage nécessaire pour les deux hôpitaux. Les coûts y afférents sont répartis entre les deux. Étant donné que la prestation fournie par le groupement à ses membres est exonérée, les coûts de personnel ne sont à présent pas soumis à la TVA (en ce qui concerne les frais en nature – tout comme les coûts afférents aux prestations de services de gestion par un tiers – la charge de la taxe payée en amont reste la même). Le désavantage concurrentiel des deux hôpitaux plus petits par rapport à un concurrent (de taille plus importante) serait ainsi supprimé.
39. Si, cependant, cette exonération vise à supprimer un désavantage concurrentiel, l’octroi de l’exonération ne peut, en tant que tel, normalement pas entraîner, dans le même temps, à nouveau une distorsion de concurrence ou créer un risque de distorsion de concurrence. La condition liée à l’absence de distorsion de concurrence prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA semble quelque peu singulière à cet égard et n’aurait, en définitive, guère de sens (15).
2. L’exigence d’une interprétation stricte du critère de la distorsion de concurrence
40. Par conséquent, il me semble qu’il convient de retenir nécessairement une interprétation stricte de ce critère, afin de ne pas rendre inopérante l’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA. L’on parvient à la même conclusion lorsque l’on entend l’absence de distorsion de concurrence comme une exception à l’exonération de principe prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA, car une dérogation ou une exception à une règle générale doit, selon la Cour, être interprétée de manière stricte (16).
41. Toutefois, si l’on considère l’absence de distorsion de concurrence comme une exception à l’exonération et que celle-ci est entendue, à son tour, comme une exception à l’obligation fiscale de principe (17), l’on pourrait estimer être en présence d’une contre‑exception. Une telle contre-exception pourrait exiger une interprétation particulièrement stricte (en tant qu’exception d’interprétation stricte à une exception) ou particulièrement large (en tant que contre-exception à une exception d’interprétation stricte).
42. En l’espèce, il est exact que cette « contre-exception » doit être interprétée non de manière stricte ou large, mais de manière téléologique, c’est-à-dire conforme à l’esprit et à la finalité de la disposition. En effet, conformément à la jurisprudence de la Cour, l’interprétation doit être conforme aux objectifs poursuivis par les exonérations et respecter les exigences liées à la neutralité fiscale. Les termes utilisés pour définir les exonérations visées à l’article 132 ne doivent notamment pas être interprétés d’une manière qui priverait celles-ci de leurs effets (18).
43. Une interprétation large empêche cependant d’atteindre le but de l’exonération (à savoir, éviter une distorsion de concurrence due à des possibilités différentes d’internalisation). La compensation d’un désavantage concurrentiel a toujours nécessairement des effets sur la concurrence, lesquels, pour leur part, ne peuvent alors pas être considérés comme des distorsions de concurrence « préjudiciables ». En définitive, cette conclusion coïncide avec l’interprétation téléologique et stricte, exposée précédemment (au point 40 des présentes conclusions), du critère relatif à l’absence de « distorsion de concurrence ».
44. L’on peut déjà relever des éléments en faveur d’une telle interprétation stricte dans la jurisprudence de la Cour, selon laquelle la constatation d’une distorsion de concurrence exige qu’il existe un risque réel que l’exonération puisse en elle-même, dans l’immédiat ou dans le futur, provoquer des distorsions de concurrence (19). La distorsion de concurrence se rapporte, à cet égard, à l’exonération de TVA des prestations fournies par le groupement (20).
45. Compte tenu de l’interprétation stricte qui doit être retenue en ce qui concerne le critère relatif à l’absence de distorsion de concurrence, une telle interprétation stricte ne saurait être justifiée uniquement par l’existence d’un marché correspondant. Cela conduirait l’idée qui sous‑tend l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA à l’absurde. Conformément à cette disposition, il doit être possible d’éviter un désavantage concurrentiel par rapport à des concurrents de taille plus importante (voir, à cet égard, point 36 des présentes conclusions) précisément par une coopération avec d’autres opérateurs du marché (généralement, de taille moins importante).
46. Afin d’établir l’existence d’une distorsion de concurrence, il convient d’examiner à cet égard, selon la Cour, si le groupement peut être assuré de conserver la clientèle de ses membres également sans l’exonération de TVA (21). Si les prestations de services du groupement sont adaptées aux besoins des membres de telle sorte que le groupement puisse également être assuré que lesdits membres acquerront ces prestations de services, l’on est en principe en présence d’une action commune organisée (voir, à cet égard, points 36 et suivants des présentes conclusions) qui doit être exonérée en vertu de l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA. En d’autres termes, l’existence d’un tel groupement exclut en principe toute distorsion de concurrence, car l’intérêt d’une telle forme d’organisation réside généralement dans la certitude d’une acquisition des prestations de services par les membres.
47. En effet, les membres d’un groupement de partage des coûts ne se regroupent en règle générale que lorsqu’ils sont assurés que les membres acquerront les prestations du groupement (« garantie d’achat »). L’on peut donc considérer en principe que la constitution d’un groupement pour fournir des prestations à ses membres n’entraîne pas de distorsion de concurrence au sens de l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA.
48. Si l’on prend dûment en considération l’idée de neutralité organisationnelle – soulignée à juste titre par l’avocat général Rantos (22) dans le contexte de l’article 11 de la directive TVA –, les prestations visées sont toutes celles qui interviennent habituellement dans le cadre des activités exonérées, mentionnées à l’article 132, paragraphe 1, de la directive TVA (en l’espèce, les prestations exonérées de soins médicaux et d’éducation), et qui peuvent, sans grand investissement, être effectuées en interne, de sorte que les grandes entreprises s’en chargeraient habituellement elles-mêmes. Dans un tel cas de figure, l’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA supprime simplement l’avantage de la grande entreprise et ne saurait alors constituer elle-même une distorsion de concurrence. Les prestations de services de nettoyage qui, pour des raisons sanitaires, sont déjà nécessaires et donc habituelles tant dans le secteur des soins de santé que dans celui de l’éducation, ne peuvent donc pas créer de risque de distorsion de concurrence dans le cas d’un groupement de partage des coûts.
49. Au regard de la finalité de l’exonération de TVA (prévention d’un désavantage concurrentiel), le critère relatif à l’absence de distorsion de concurrence ne peut donc servir, à mon sens, qu’à éviter les abus (voir article 131 de la directive TVA). Ce critère a, en définitive, uniquement pour but de garantir que l’exonération de TVA ne soit pas appliquée d’une manière contraire à sa finalité. La question de savoir quand cela est le cas ne peut, selon moi, être tranchée que sur le fondement d’indices.
3. Indices d’une application contraire à la finalité
50. Le fait que le groupement fournisse les mêmes prestations de services dans une ampleur importante, contre rémunération, à des entités non‑membres et, à cet égard, – par l’effet des synergies – agisse sur le marché principalement en tant que concurrent et dans une moindre mesure en tant que groupement coopératif peut notamment être un indice en ce sens que l’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA est appliquée d’une manière contraire à sa finalité. Dans ce cas, il pourrait exister, sous certaines conditions, un risque réel de distorsion de concurrence à l’égard des prestataires tiers susmentionnés. Tel ne semble pas être le cas en l’espèce.
51. De même, le fait que le groupement ne fournisse pas de prestations de services spécifiquement adaptées aux besoins de ses membres, mais se contente de fournir à son tour des prestations qu’il a acquises peut constituer un indice. Ces prestations pourraient sans difficulté être proposées et acquises par d’autres entités. Dans ce cas, également, les prestataires tiers seraient éventuellement évincés du marché concerné. Le groupement fournit cependant en l’espèce ses propres prestations de services de nettoyage, car celles-ci sont non pas simplement acquises, mais fournies par l’intermédiaire du personnel du groupement. Le fait qu’il soit recouru à un tiers pour la gestion du personnel n’est pas préjudiciable à cet égard, étant donné que la TVA correspondante est payée à ce tiers pour cette prestation de service.
52. Le fait que l’objectif poursuivi réside uniquement dans l’optimisation de la charge de la taxe payée en amont et non dans la coopération mutuelle aux fins d’éviter un désavantage concurrentiel est susceptible de constituer un autre indice. Une optimisation de la charge de la taxe payée en amont peut être admise lors de l’instauration d’un avantage concurrentiel par le transfert de revenus externes, tirés de prestations, à un groupement établi dans un État appliquant un très faible – voire aucun – taux de TVA [à savoir que l’exonération prévue à l’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA devrait s’appliquer également sur une base transfrontalière (23)]. Cela semble également exclu en l’espèce.
VI. Conclusion
53. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne, Espagne) de la manière suivante :
L’article 132, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA doit être interprété en ce sens que l’exonération des prestations de services fournies par un groupement à ses membres contre le remboursement exact de la part des coûts concerne les prestations de services qui sont utilisées par les membres dans le cadre de leur activité exonérée en tant que prestations en amont et qui sont habituellement acquises pour la fourniture de l’activité exonérée parce qu’elles sont nécessaires à cette fin. L’exonération de ces prestations de services n’entraîne pas en principe de distorsion de concurrence lorsqu’il s’agit de prestations intervenant d’ordinaire dans le cadre de l’activité exonérée, qu’une grande entreprise fournirait elle-même en cas de doute. Il peut en aller autrement si l’exonération est appliquée de manière contraire à sa finalité.