Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NICHOLAS EMILIOU
présentées le 1er août 2025 (1)
Affaire C‑748/23 [Gekus] (i)
C. Limited
contre
M. S.
[demande de décision préjudicielle formée par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne)]
« Renvoi préjudiciel – Article 267 TFUE – Article 19, paragraphe 1, TUE – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Procédure de nomination d’un juge national – Independence et impartialité des juges – Nemo judex in causa sua »
I. Introduction
1. L’adage latin bien connu « nemo judex in causa sua » (nul ne peut être juge de sa propre cause) est attribué, en général, à Edward Coke, un barrister britannique du tournant des XVIe et XVIIe siècles (2), et il a été inspiré, entre autres, par un passage tiré du Corpus juris civilis de l’empereur Justinien, datant de 529 apr. J.-C.(3). Les origines anciennes de cet adage ne sont guère surprenantes, l’exigence d’impartialité des juges étant l’un des piliers fondamentaux de tout système juridictionnel (4).
2. À ce jour, l’exigence d’impartialité est l’une des composantes essentielles du « droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial » consacré à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») et du « droit à un procès équitable » établi à l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), lesquels font tous deux référence à un « tribunal indépendant et impartial, établi [préalablement] par la loi » (5). Cette exigence est énoncée également dans bon nombre de constitutions nationales (6) et d’instruments internationaux (7).
3. La signification et la portée du principe d’impartialité sont au cœur de la présente demande de décision préjudicielle introduite par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne). L’affaire à l’examen s’inscrit dans le cadre de la réforme du système judiciaire polonais, qui a commencé en 2017 et a fait l’objet de plusieurs arrêts de la Cour (8) ainsi que de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») (9). Ces arrêts ont constaté un certain nombre de défaillances dans la réforme qui portent atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire.
4. Lesdits arrêts ont conduit le législateur polonais à introduire, en 2022, un mécanisme spécifique – un test d’indépendance et d’impartialité des juges (ci-après le « test d’indépendance et d’impartialité ») – pour examiner de telles questions lorsque le besoin s’en fait sentir. Le test est effectué par une formation de jugement spécifique à un stade ad hoc de la procédure. L’objectif de ce test est, en substance, de déterminer si les irrégularités alléguées dans la nomination des juges ont pu avoir une incidence sur la légalité de la composition de la juridiction nationale dans les affaires concernées. Les questions préjudicielles posées par le Sąd Najwyższy (Cour suprême) portent sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une disposition ou pratique judiciaire nationale afférente à la mise en œuvre de ce test.
II. Le droit polonais
5. L’article 29 de l’ustawa o Sądzie Najwyższym (loi sur la Cour suprême), du 8 décembre 2017 (10), tel que modifié par l’ustawa o zmianie ustawy o Sądzie Najwyższym oraz niektórych innych ustaw (loi modifiant la loi sur la Cour suprême et certaines autres lois), du 9 juin 2022 (11) (ci-après la « loi sur la Cour suprême »), prévoit :
« [...]
2. Dans le cadre des activités du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou de ses organes, il n’est pas permis de remettre en cause la légitimité des [juridictions], des organes constitutionnels de l’État ou des organes de contrôle et de protection du droit.
3. Le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou un autre organe du pouvoir ne peut pas constater ni apprécier la légalité de la nomination d’un juge ou du pouvoir d’exercer des missions en matière d’administration de la justice qui découle de cette nomination.
4. Les circonstances entourant la nomination d’un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ne peuvent pas constituer un motif exclusif pour contester une décision prise avec la participation de ce juge ou pour mettre en doute son indépendance et son impartialité.
5. Il est permis d’examiner le respect des exigences d’indépendance et d’impartialité par un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou un juge délégué au [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], en tenant compte des circonstances entourant sa nomination et de son comportement après sa nomination, à la demande du justiciable visé au paragraphe 7, si, dans les circonstances d’une affaire donnée, cela peut conduire à une violation du principe d’indépendance ou d’impartialité affectant l’issue de l’affaire, en tenant compte des circonstances du justiciable et de la nature de l’affaire.
6. Une demande de constatation du respect des conditions visées au paragraphe 5 peut être déposée contre un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou un juge délégué au [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] affecté à une formation de jugement examinant :
1) un recours ;
[...]
7. Toute partie à la procédure devant le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] dans les cas visés au paragraphe 6 a le droit de déposer une telle demande.
[...]
15. Le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] examine la demande à huis clos dans une formation à cinq juges tirés au sort parmi l’ensemble des membres du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], après avoir entendu le juge visé par la demande, à moins qu’une audition ne soit impossible ou très difficile. Le juge peut présenter ses observations par écrit. Le juge concerné est exclu du tirage au sort.
[...]
21. L’ordonnance rendue à la suite de l’examen de la demande peut faire l’objet d’un recours devant [le Sąd Najwyższy (Cour suprême)] dans une formation de jugement à sept juges tirés au sort parmi l’ensemble des membres [du Sąd Najwyższy (Cour suprême)]. Le juge concerné et le juge qui a participé à l’ordonnance attaquée sont exclus du tirage au sort. »
III. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles
6. Le litige au principal oppose C. Limited, une société établie en Irlande (ci-après la « partie requérante ») et un ressortissant irlandais, M.S. (ci-après la « partie défenderesse »). Il porte sur les obligations des parties et leur responsabilité à l’égard de certains actes accomplis par elles sur le territoire de la République de Pologne.
7. Le 10 juin 2021, le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie, Pologne) a condamné la partie défenderesse à payer une somme d’argent à la partie requérante.
8. Le 29 juillet 2021, la partie défenderesse a demandé à la High Court (Haute Cour, Irlande), au titre des dispositions conjointes de l’article 46 et de l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement (UE) nº 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (12), de refuser de reconnaître et d’exécuter l’arrêt rendu par le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie). La partie défenderesse a fait valoir que son droit à un tribunal établi par la loi avait été violé du fait de la présence, dans la formation de jugement ayant rendu cet arrêt, d’un juge qui avait été illégalement délégué par le ministre polonais de la Justice.
9. En même temps, la partie défenderesse a formé aussi un pourvoi en cassation devant le Sąd Najwyższy (Cour suprême) contre l’arrêt du Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie). Une formation à trois juges, parmi lesquels le juge JG, a été désignée pour examiner ce pourvoi.
10. Le 27 septembre 2023, la partie requérante a introduit une demande visant à obtenir la mise en œuvre, conformément à la procédure prévue à l’article 29 de la loi sur la Cour suprême, du test d’indépendance et d’impartialité en ce qui concerne le juge J.G. À cet égard, la partie requérante a invoqué les circonstances entourant, en particulier, la nomination de celui-ci. Le juge JG avait été nommé juge à l’Izba Cywilna Sądu Najwyższego (chambre civile de la Cour suprême) – comme la partie requérante le souligne – sur la base d’une résolution de la Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne, ci-après la « KRS »). Or, l’exécution de cette résolution – et ce en raison de la nouvelle composition de la KRS – avait été suspendue par ordonnance du Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne). Cette dernière juridiction a finalement annulé ladite résolution. En outre, la partie requérante a également fait valoir le comportement du juge JG après sa nomination en tant que juge.
11. Cinq juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) ont été tirés au sort pour constituer la formation à cinq juges chargée d’examiner la demande du test d’impartialité et d’indépendance. Cette formation comprend deux juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) nommés avant 2018 ainsi que trois juges nommés sur proposition de la KRS dans sa nouvelle composition.
12. Au cours de l’examen formel de la recevabilité de la demande susmentionnée, la juridiction de renvoi – dans une formation à juge unique composée du juge rapporteur, qui est aussi le président de la formation à cinq juges – a émis des doutes quant à la façon d’interpréter et d’appliquer l’article 29, paragraphe 5, de la loi sur la Cour suprême afin d’assurer sa compatibilité avec l’article 19, paragraphe 1, TUE et l’article 47 de la Charte.
13. En particulier, la juridiction de renvoi a exprimé des doutes quant à savoir si l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial établi par la loi est satisfaite par une formation de jugement à cinq juges, tirés au sort pour procéder à l’examen de la demande de la partie requérante, dont trois des membres, en raison de la manière dont ils ont été nommés, seraient dans une position très semblable à celle du juge faisant l’objet du contrôle.
14. Dans ces conditions, le Sąd Najwyższy (Cour suprême), siégeant à juge unique, a décidé de surseoir à statuer et à saisir la Cour des questions préjudicielles suivantes :
1) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la [Charte], doit‑il être interprété en ce sens que les circonstances entourant la nomination d’un juge sont à elles seules de nature à attester que ce juge ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité, lorsqu’elles débouchent sur la constitution d’un tribunal qui viole le droit du justiciable à un tribunal, ou, à titre subsidiaire, en ce sens que l’acceptation passive par ce juge (qu’il manifeste par le fait de siéger) des irrégularités entachant sa procédure de nomination au poste de juge, et qui aboutissent à la constitution d’un tribunal qui viole le droit du justiciable à un tribunal, atteste que ces conditions ne sont pas remplies ?
2) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la [Charte], doit‑il être interprété en ce sens que ne peuvent pas statuer dans une affaire portant sur le test dit d’impartialité d’un juge du Sąd Najwyższy (Cour suprême) des juges dont la participation à la formation de jugement viole le droit du justiciable à un tribunal, leur nomination au poste de juge du Sąd Najwyższy (Cour suprême) étant intervenue sur proposition de la [KRS] constituée conformément à la procédure prévue par les dispositions de l’ustawa o zmianie ustawy o Krajowej Radzie Sądownictwa oraz niektórych innych ustaw (loi modifiant la loi sur le Conseil national de la magistrature et certaines autres lois), du 8 décembre 2017 (Dz. U. de 2018, position 3) ?
3) En cas de réponse affirmative à la deuxième question, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la [Charte], doit-il être interprété en ce sens que le Sąd Najwyższy (Cour suprême) est tenu de déterminer la formation examinant une affaire portant sur le test dit d’impartialité en faisant en sorte que de tels juges n’y participent pas, et, en dernier ressort, d’une part, d’ignorer la disposition nationale prévoyant une formation à cinq juges dans de telles affaires, et, d’autre part, d’examiner la demande sans la participation de ces juges, dans une autre formation prévue par le droit national ?
15. Dans la présente procédure, la partie requérante, la partie défenderesse, les gouvernements polonais, belge et néerlandais ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites. La partie défenderesse, le gouvernement polonais et la Commission ont également été entendus en leurs plaidoiries lors de l’audience qui s’est tenue le 4 juin 2025.
IV. Analyse
16. Dans les sections qui suivent, j’examinerai en premier lieu la recevabilité des questions préjudicielles (A) et je me pencherai, ensuite, sur leur bien-fondé (B). Toutefois, conformément à la demande de la Cour, mon analyse se concentrera principalement sur deux aspects : i) la recevabilité des deuxième et troisième questions préjudicielles ainsi que ii) le bien-fondé de la deuxième question préjudicielle.
A. La recevabilité
17. Au préalable, je dois rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, il appartient en principe au juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour (13).
18. Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence : le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait ou de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (14). En particulier, la Cour a rappelé que la procédure préjudicielle présuppose, notamment, qu’un litige soit effectivement pendant devant les juridictions nationales, dans le cadre duquel elles sont appelées à rendre une décision susceptible de prendre en considération l’arrêt préjudiciel (15).
19. C’est à la lumière de cette jurisprudence que j’examinerai maintenant la recevabilité des trois questions préjudicielles posées dans la présente affaire.
20. La partie requérante a soulevé une objection quant à la recevabilité de la première question préjudicielle, estimant qu’une réponse à cette question n’est pas pertinente pour l’examen de sa demande de procéder au test d’indépendance et d’impartialité. Elle souligne que sa demande est fondée non pas seulement sur les circonstances de la nomination du juge concerné, mais aussi sur d’autres éléments, tels que le comportement de ce juge après la nomination.
21. Cette objection ne me convainc pas. Par la première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande à la Cour, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu au regard de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que les circonstances de la nomination d’un juge peuvent, à elles seules, indiquer que celui-ci ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité consacrées par ces dispositions.
22. Si la Cour devait répondre à cette question par l’affirmative, la juridiction de renvoi pourrait admettre la demande de la partie requérante, pour autant que les conditions pertinentes soient remplies, sans avoir à examiner si les autres éléments avancés dans cette demande présentent de l’importance. En conséquence, la première question préjudicielle paraît pertinente pour la solution du litige pendant devant la juridiction de renvoi.
23. Lors de l’audience, les parties ont également discuté de la recevabilité des deuxième et troisième questions préjudicielles. Le point principal qu’elles ont abordé était de savoir si la juridiction de renvoi pourrait tenir compte des réponses fournies par la Cour. En effet, le fait que, dans la présente affaire, la juridiction de renvoi siège en une formation à juge unique composée du juge rapporteur, qui est également le président de la formation à cinq juges chargée d’examiner la demande déposée par la partie requérante, pourrait susciter des doutes à cet égard. En outre, la loi sur la Cour suprême ne comporte pas de règles spécifiques en matière d’abstention et de récusation des juges qui, à la suite d’un tirage au sort, sont choisis pour siéger dans la formation de jugement examinant la demande de test d’indépendance et d’impartialité. En substance, ce qui était au cœur de la discussion était le point de savoir si la juridiction de renvoi serait en mesure de remédier à tout problème potentiel que la Cour pourrait identifier en se penchant sur les questions préjudicielles.
24. À cet égard, toutes les parties qui sont intervenues à l’audience ont plaidé en faveur de la recevabilité des deuxième et troisième questions préjudicielles. En particulier, elles ont souligné que les règles et principes du droit polonais exigeant le respect du droit à un procès équitable s’appliquaient à tout stade de la procédure nationale, y compris celui de la phase préliminaire et incidente concernée dans l’affaire au principal. En l’absence de dispositions spécifiques lui permettant de remédier à une éventuelle violation de ce droit, la juridiction pourrait et devrait – selon ce que ces parties soutiennent – se référer aux principes généraux et règles du droit polonais. Ces principes et règles, a fortiori lorsqu’ils sont interprétés au regard de l’article 19, paragraphe 1, TUE et de l’article 47 de la Charte, ainsi que de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, conduiraient à exclure de la formation de jugement tout juge dont, aux yeux du public, l’indépendance ou l’impartialité pourrait être mise en doute.
25. Je suis d’avis également que les deuxième et troisième questions préjudicielles sont recevables.
26. À ce stade, je rappelle que, selon une jurisprudence constante de la Cour, il doit exister entre le litige en cause au principal et les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est sollicitée un lien de rattachement tel que cette interprétation réponde à un besoin objectif pour la décision que la juridiction de renvoi doit prendre (16).
27. Bien que la problématique soulevée par la juridiction de renvoi ne porte pas sur une disposition matérielle du droit de l’Union susceptible d’être applicable dans la relation entre la partie requérante et la partie défenderesse, il existe un lien de rattachement évident entre les dispositions du droit de l’Union auxquelles se rapportent les questions préjudicielles et le litige au principal (17). Il est constant qu’un litige est actuellement pendant devant la juridiction de renvoi et que, dans le cadre de ce litige, s’est posée, in limine litis, une véritable question de nature procédurale quant à la composition adéquate de cette juridiction pour connaître d’une demande spécifique formulée par l’une des parties.
28. La Cour a toujours accepté de répondre aux questions posées dans ces circonstances, dans la mesure où l’interprétation du droit de l’Union sollicitée par la juridiction de renvoi peut aider celle-ci à résoudre des problèmes procéduraux qui se posent à elle avant qu’elle ne puisse se prononcer sur le fond du litige (18).
29. Cette approche est d’autant plus appropriée en l’espèce que la demande de la partie requérante que la juridiction de renvoi doit examiner concerne l’indépendance ou l’impartialité d’un juge qui entendra l’affaire dans le cadre du pourvoi. En pratique, refuser de statuer sur les deuxième et troisième questions préjudicielles signifierait que la juridiction de renvoi devrait régler une question éventuelle d’indépendance ou d’impartialité des juges d’une formation de jugement donnée, tout en étant elle-même potentiellement affectée d’un problème identique. Une telle approche de la Cour serait paradoxale.
30. La présente affaire se distingue donc d’affaires dont des juridictions nationales ont saisi la Cour alors qu’elles étaient manifestement incompétentes pour en connaître (19), d’affaires qui n’étaient plus pendantes devant elles ou qui étaient devenues sans objet (20). La présente affaire doit également être distinguée de celles dans lesquelles la Cour a considéré que les questions préjudicielles portaient sur des problèmes qui avaient déjà été définitivement tranchés ou qui se rapportaient à un stade de la procédure définitivement clos (21). Elle se différencie aussi de celles dans lesquelles les questions préjudicielles concernaient des dispositions du droit de l’Union qui n’étaient pas applicables dans la procédure au principal, même si ces questions étaient pertinentes dans des procédures juridictionnelles similaires pendantes à l’époque (22) ou dans des procédures juridictionnelles hypothétiques ultérieures en lien avec le litige au principal (23).
31. De manière plus générale, la présente affaire n’est pas une de celles où une juridiction nationale saisit la possibilité que lui offre un cas d’espèce – ne soulevant, en principe, aucune véritable question de droit de l’Union – de poser à la Cour des questions sur des aspects de nature générale ou structurelle du système juridictionnel national. Les questions préjudicielles dont la juridiction de renvoi a saisi la Cour sont pleinement pertinentes pour la présente affaire et pourraient déterminer le sort du litige, ce qui a alors une incidence directe sur la procédure de reconnaissance et d’exécution engagée en Irlande sur la base du règlement no 1215/2012. Ce dernier est également un élément qui ne peut pas être perdu de vue (24).
32. Les arguments examinés lors de l’audience ne sauraient remettre en cause ce constat de la pertinence des questions préjudicielles.
33. En premier lieu, le fait que, en l’espèce, la juridiction de renvoi soit une formation à juge unique, composée du juge rapporteur qui est également le président de la formation à cinq juges chargée d’examiner la demande de la partie requérante, est sans importance. Une situation très similaire se présentait dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Prokuratura Rejonowa et la Cour n’a pas considéré que cet aspect faisait obstacle à la recevabilité du renvoi préjudiciel (25).
34. Il va sans dire que la recevabilité d’un renvoi préjudiciel dans de telles affaires est subordonnée à son envoi au titre de l’article 267 TFUE par la formation de jugement agissant en sa qualité de « juridiction d’un des États membres ». Un ou plusieurs juges agissant individuellement ou conjointement ne sauraient être considérés comme agissant en cette qualité. Ils doivent être formellement chargés de connaître d’un litige concret, qui est actuellement pendant et sur lequel ils sont compétents pour statuer. Partant, un juge unique peut ou non être une « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE, en fonction des circonstances de l’espèce et des règles nationales pertinentes.
35. L’arrêt G. e.a. vient récemment de le confirmer : le simple fait que, dans une affaire, un juge individuel agissait en qualité de juge rapporteur n’impliquait pas que, en agissant seul, ce juge était compétent pour adresser, au titre de l’article 267 TFUE, une demande de décision préjudicielle à la Cour. Ainsi que cette dernière l’a jugé, ledit juge ne pouvait pas, « à lui seul, prendre en considération les éventuelles réponses de la Cour à ses questions préjudicielles » (26).
36. Or, la situation en l’espèce est différente de celle qui se présentait dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt G. e.a. C’est le président de la formation de jugement compétente qui, à un stade préliminaire de la procédure, demande à la Cour de se prononcer sur une question se posant in limine litis, qui affecte éventuellement l’établissement correct de cette formation et, en conséquence, la légalité des activités ultérieures de celle-ci. En effet, selon ce que je comprends, la juridiction de renvoi se trouve, actuellement, au stade de la procédure où le seul objet de l’appréciation est la recevabilité de la demande de la partie requérante visant à faire appliquer le mécanisme d’indépendance et d’impartialité.
37. Dans les conclusions qu’il a présentées dans les affaires Prokuratura Rejonowa, l’avocat général Bobek a souligné que les présidents d’organes juridictionnels et, en ce qui concerne les procédures spécifiques, les présidents de chambres ou de formations de jugement, sont en général non seulement dotés de pouvoirs supplémentaires, mais qu’ils assument également des responsabilités additionnelles. Ils doivent, entre autres, superviser la procédure et les délibérations internes de la formation de jugement qu’ils président. C’est pourquoi il a jugé raisonnable qu’un président d’une formation de jugement s’estime tenu de s’assurer, à titre liminaire, que la composition de sa formation est régulière (27).
38. Interrogé lors de l’audience sur l’applicabilité de ces considérations pour des procédures nationales telles que celle en cause, le gouvernement polonais a répondu par l’affirmative. Il a également confirmé que, en droit polonais, le président de la formation de jugement pourrait prendre différentes mesures afin d’éviter une composition irrégulière de la formation de jugement qu’il est tenu de présider. Par exemple, il pourrait demander au président du Sąd Najwyższy (Cour suprême) de procéder à un nouveau tirage au sort pour remplacer les juges qui ne peuvent pas siéger dans la formation de jugement.
39. Voilà qui m’amène au point suivant.
40. Le constat de pertinence susmentionné ne peut pas davantage être remis en cause par le fait qu’aucune disposition du droit polonais (ou pratique judiciaire nationale) ne permet de façon incontestable à la juridiction de renvoi de prendre des mesures visant à remédier à une éventuelle situation d’incompatibilité entre les règles procédurales nationales pertinentes et le droit de l’Union que l’arrêt de la Cour pourrait vérifier.
41. La Cour a toujours apprécié la recevabilité des questions posées au titre de l’article 267 TFUE indépendamment des voies de droit prévues par le droit interne pour mettre fin à l’éventuelle incompatibilité du droit national avec le droit de l’Union (28). Selon une jurisprudence constante, « [...] est incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit de l’Union toute disposition d’un ordre juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l’efficacité du droit de l’Union par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit le pouvoir de faire, au moment même de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales formant éventuellement obstacle à la pleine efficacité des normes directement applicables du droit de l’Union » (29).
42. De fait, c’est là précisément l’objet de la troisième question préjudicielle. En substance, la juridiction de renvoi demande à la Cour ce qu’elle devrait faire pour remédier à une éventuelle situation d’incompatibilité entre les dispositions de l’article 29 de la loi sur la Cour suprême et de l’article 19, paragraphe 1, TUE. Les arguments afférents à l’incapacité alléguée de la juridiction de renvoi d’adopter, en l’état actuel du droit polonais, des mesures correctives se rapportent donc aux effets susceptibles de découler des dispositions du droit de l’Union visées à la troisième question préjudicielle, eu égard, en particulier, à la primauté s’attachant à ce droit. De tels arguments concernent clairement le fond de la question posée et ne sauraient, ainsi, conduire à une irrecevabilité de celle-ci (30).
43. Dans ce cadre, j’ajoute que, lors de l’audience, le gouvernement polonais a souligné également que rien n’empêchait, de jure, une partie de récuser un ou plusieurs juges de cette formation, ce qui déclencherait la procédure pertinente pour traiter cette demande. En outre, je présume que les règles nationales en matière d’abstention sont aussi pleinement applicables à ce stade de la procédure. Cela devrait inciter tout juge qui, à la lumière de l’arrêt de la Cour dans la présente affaire, pourrait se considérer comme étant concerné par un problème d’impartialité, à s’abstenir volontairement de siéger dans la formation de jugement.
44. En conclusion, je ne vois rien dans le dossier de l’affaire qui soit de nature à renverser la présomption de pertinence mentionnée au point 18 des présentes conclusions. En conséquence, j’estime que les deuxième et troisième questions préjudicielles sont également recevables.
B. Sur le fond
1. Sur la première question préjudicielle
45. Par la première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande à la Cour, en substance, si les dispositions conjointes de l’article 19, paragraphe 1, TUE et de l’article 47 de la Charte doivent être interprétées en ce sens que les circonstances d’une nomination d’un juge peuvent, à elles seules, indiquer que ce juge ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité, entraînant ainsi une violation du droit à un recours effectif devant un tribunal établi préalablement par la loi.
46. La juridiction de renvoi précise qu’il existe, au niveau national, deux courants jurisprudentiels en ce qui concerne la recevabilité d’une demande visant à faire procéder, au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême), à un test d’indépendance et d’impartialité. Selon une des interprétations des dispositions nationales en cause (à savoir l’article 29 de la loi sur la Cour suprême), une demande visant à obtenir un tel test doit non pas seulement énoncer (et prouver) les circonstances illicites entourant la nomination d’un juge, mais aussi examiner le comportement de ce dernier après la nomination ainsi que l’incidence du non‑respect du principe d’indépendance et d’impartialité sur l’issue de l’affaire concernée. Selon l’autre interprétation des dispositions nationales, les seules circonstances de la nomination d’un juge peuvent suffire à mettre en doute l’impartialité ou l’indépendance du juge et le requérant n’est donc pas tenu d’invoquer d’autres éléments à cette fin.
47. Il me semble qu’une réponse à la problématique que la juridiction de renvoi soulève peut être trouvée dans la jurisprudence de la Cour.
48. Dans l’arrêt Simpson, la Cour a jugé qu’une irrégularité commise dans la nomination des juges pouvait, à elle seule, emporter une violation du droit à un recours effectif devant un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Tel est le cas lorsque « cette irrégularité est d’une nature et d’une gravité telles qu’elle crée un risque réel que d’autres branches du pouvoir, en particulier l’exécutif, puissent exercer un pouvoir discrétionnaire indu mettant en péril l’intégrité du résultat auquel conduit le processus de nomination et semant ainsi un doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité du ou des juges concernés, ce qui est le cas lorsque sont en cause des règles fondamentales faisant partie intégrante de l’établissement et du fonctionnement de ce système judiciaire » (31).
49. Dans l’arrêt Ástráðsson, la grande chambre de la Cour EDH est parvenue à des conclusions très similaires. Pour déterminer si une nomination illégale d’un juge donne lieu, en soi, à une violation du droit à un « tribunal établi par la loi » consacré à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, cette juridiction a appliqué un test en trois étapes. En substance, elle a vérifié : i) s’il existait une violation manifeste des règles internes en matière de nomination de juges ; ii) si la violation concernait une règle d’une importance fondamentale en cette matière, et iii) si les juridictions nationales avaient effectivement procédé à un contrôle et à un redressement de la violation. En particulier, la Cour EDH a souligné la nécessité d’analyser la violation « à la lumière de l’objet et du but de l’exigence d’un “tribunal établi par la loi”, qui sont de veiller à ce que le pouvoir judiciaire puisse s’acquitter de sa mission à l’abri de toute ingérence injustifiée, de manière à préserver ainsi la prééminence du droit et la séparation des pouvoirs ». En conséquence, elle a jugé que « les violations de pure forme qui n’auraient aucune incidence sur la légitimité du processus de nomination doivent être considérées comme n’atteignant pas le niveau de gravité requis » (32).
50. Dans la jurisprudence subséquente de la Cour (33), les principes susmentionnés ont été confirmés de façon constante et se sont vu appliquer spécifiquement dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa. Dans cette affaire, la Cour a déclaré irrecevable un renvoi préjudiciel du Sąd Najwyższy (Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych) [Cour suprême (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques), Pologne]. La Cour a jugé que, en raison des modalités ayant présidé à la nomination des juges qui la composent, la formation de jugement concernée n’avait pas la qualité de tribunal indépendant et impartial établi préalablement par la loi, de sorte qu’elle ne constituait pas une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE (34).
51. Sur ce point, il peut être utile de rappeler que, dans sa jurisprudence, la Cour a constamment souligné l’importance du processus de nomination des juges. Elle a précisé que, eu égard aux conséquences fondamentales que ce processus emporte pour le bon fonctionnement et la légitimité du pouvoir judiciaire dans un État démocratique régi par la prééminence du droit, un tel processus constitue nécessairement un élément inhérent à la notion de « tribunal établi préalablement par la loi » (35).
52. Compte tenu de ce qui précède, je considère que certaines défaillances dans le processus de nomination des juges peuvent, à elles seules, indiquer que les juges en question ne satisfont pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité. Dans de tels cas, il ne saurait être exigé de la partie qui soulève une question à cet égard qu’elle apporte des éléments supplémentaires pour corroborer cette défaillance. À ce sujet, j’observe que toutes les parties ayant présenté des observations dans la présente procédure partagent – à quelques nuances près – cette conclusion.
53. Cependant, lors de l’audience, la Commission a semblé quelque peu modifier la position qu’elle avait adoptée dans ses observations écrites. À cet égard, en se référant aux arrêts Openbaar Ministerie (Indépendance de l’autorité judiciaire d’émission) et Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission) auxquels la note en bas de page 37 des présentes conclusions fait référence, elle a souligné l’importance d’examiner l’incidence qu’une nomination illégale peut avoir sur un litige spécifique. Il convient de rappeler que ces affaires concernaient l’exécution d’un mandat d’arrêt européen au titre de la décision-cadre 2002/584/JAI (36). Dans ces arrêts, la Cour a jugé en substance que, lorsqu’une autorité judiciaire d’exécution dispose d’éléments faisant état de l’existence de défaillances systémiques ou généralisées en ce qui concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire de l’État membre d’émission, y compris la procédure de nomination des membres de ce pouvoir, cette autorité ne peut refuser l’exécution que si elle constate qu’il existe, dans les circonstances particulières de l’affaire, des motifs sérieux et avérés de croire que de telles défaillances sont susceptibles d’entraîner un risque réel de violation du droit à un procès équitable – devant un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi – de la personne concernée (37).
54. J’ai quelque mal à comprendre sur quelle base la Commission établit un parallèle avec la présente affaire.
55. Le test en deux étapes a été conçu initialement dans des situations impliquant la protection de personnes susceptibles d’être exposées à une violation de l’interdiction absolue des traitements inhumains ou dégradants (38) et a été étendu, ensuite, aux situations dans lesquelles le droit fondamental à un recours effectif et à un procès équitable pourrait être menacé (39). Ce test a été développé et appliqué dans un domaine juridique bien défini, harmonisé au niveau de l’Union. Par cette jurisprudence, la Cour a introduit, par voie judiciaire, un motif non écrit pour refuser exceptionnellement d’exécuter un mandat d’arrêt européen (40).
56. Toutefois, ainsi que la Cour l’a précisé dans les arrêts Openbaar Ministerie (Indépendance de l’autorité judiciaire d’émission) et Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), une autorité judiciaire d’exécution qui dispose d’éléments témoignant de défaillances systémiques ou généralisées en ce qui concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire de l’État membre d’émission ne saurait dénier la qualité d’« autorité judiciaire d’émission », au sens de la décision-cadre 2002/584, à tout juge et à toute juridiction de cet État membre, agissant, par nature, en pleine indépendance du pouvoir exécutif. En effet, l’existence de telles défaillances n’a pas nécessairement une incidence sur toute décision que les juridictions dudit État membre peuvent être amenées à adopter dans chaque cas particulier. Une interprétation contraire reviendrait – comme l’a expliqué la Cour – à étendre les limitations qui peuvent être apportées aux principes de confiance et de reconnaissance mutuelles au‑delà de « circonstances exceptionnelles », en conduisant à une exclusion généralisée de l’application de ces principes à l’égard de l’ensemble d’un État membre, ce qui, entre autres, mettrait en péril la réalisation de l’objectif de la décision-cadre 2002/584 et remettrait en cause les principes de confiance et de reconnaissance mutuelles qui la sous-tendent (41).
57. Il apparaît ainsi que, dans des situations telles que celles des affaires ayant donné lieu aux arrêts Openbaar Ministerie (Indépendance de l’autorité judiciaire d’émission) et Openbaar Ministerie (Tribunal établi par la loi dans l’État membre d’émission), la défaillance systémique du système judiciaire d’un État membre donné peut ou non avoir des répercussions sur la manière dont le litige en cause au principal est tranché. Dans la présente affaire, en revanche, ces répercussions peuvent être inhérentes à la situation en cause devant la juridiction de renvoi. Comme il sera expliqué dans la section suivante des présentes conclusions, certains juges siégeant dans la formation de jugement peuvent être amenés à se prononcer sur une question de droit dans laquelle ils ont potentiellement un intérêt personnel, parce que leur décision pourrait affecter leur propre situation juridique. Ainsi, même si l’on appliquait la logique sous-tendant les arrêts susmentionnés, le risque d’une éventuelle incidence négative du prétendu manque d’impartialité des juges concernés sur des litiges tels que celui en cause au principal est in re ipsa.
58. Eu égard à ce qui précède, la réponse à la première question préjudicielle devrait être, selon moi, que l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu conjointement avec l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que les circonstances entourant la nomination d’un juge peuvent, à elles seules, indiquer que ce juge ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité, si ces circonstances impliquent une irrégularité d’une nature et d’une gravité telles qu’elle suscite un doute légitime dans l’esprit des justiciables quant à l’indépendance ou à l’impartialité du juge concerné.
2. Sur la deuxième question préjudicielle
59. Par la deuxième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande à la Cour, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que la vérification qu’un juge national satisfait à l’exigence d’indépendance et d’impartialité soit effectuée par une formation de jugement comprenant des juges qui, en raison de la manière dont ils ont été nommés, peuvent se trouver dans une position analogue à celle du juge faisant l’objet de l’examen.
60. J’estime que cette question appelle une réponse affirmative.
61. Je n’ai guère besoin de souligner, d’emblée, que – conformément à l’article 19, paragraphe 1, TUE et à l’article 47 de la Charte – toute formation de jugement compétente dans des domaines couverts par le droit de l’Union, agissant à tout stade de la procédure, dans tout litige donné doit satisfaire à l’exigence d’indépendance des juges.
62. La Cour a jugé de façon constante que l’article 19 TUE concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE (42). Elle a précisé que le droit à un contrôle juridictionnel effectif par un tribunal indépendant – qui est désormais inscrit à l’article 47 de la Charte – est « inhéren[t] à un État de droit » (43). Les garanties d’accès à un tribunal indépendant et impartial représentent, à leur tour, la pierre angulaire du droit à un procès équitable (44).
63. Selon une jurisprudence constante, la notion d’« indépendance des juges » en droit de l’Union comporte deux aspects. Le premier aspect, d’ordre externe, requiert que l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, étant ainsi protégée contre les interventions ou les pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions (45).
64. Le second aspect – qui est celui qui est pertinent en l’espèce – est d’ordre interne et rejoint la notion d’« impartialité ». Il vise à assurer une égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci. Cet aspect exige le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de la stricte application de la règle de droit (46).
65. Ainsi que l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer l’a souligné dans l’affaire De Coster, l’impartialité exige des juges une « attitude psychologique d’indifférence initiale » à l’égard des litiges, afin de pouvoir être (et apparaître) équidistants des parties (47). De manière plus générale, je dirais que l’impartialité exige que les juges n’aient aucun intérêt, parti pris ou préjugé dans les litiges dont ils ont à connaître, traitant toutes les parties de manière égale et équitable. Ces principes se reflètent dans l’adage latin rappelé dans l’introduction des présentes conclusions – nemo judex in causa sua – auquel ont fait référence plusieurs conclusions d’avocats généraux (48) ainsi que la Cour EDH (49).
66. Il me paraît aller de soi que, dans une affaire où des problèmes d’indépendance d’un juge donné sont examinés par une formation de jugement, les membres de cette formation ne peuvent pas eux-mêmes être concernés par des problèmes identiques. Cela signifie que, lorsque l’indépendance d’un juge est remise en cause sur la base d’une procédure de nomination prétendument irrégulière, les juges examinant l’affaire ne peuvent pas avoir été nommés selon la même procédure (ou une procédure équivalente).
67. Autrement, ils peuvent ne pas être – ou, d’ailleurs, apparaître – indifférents aux problèmes juridiques en jeu, puisqu’ils statueraient sur une question qui les concerne directement. Leur propre statut de juges indépendants pourrait, effectivement, être remis en cause s’ils devaient connaître des questions soulevées par une partie. Par conséquent, la plupart des justiciables seraient probablement d’avis que ces juges ont un intérêt personnel à l’issue de la procédure et que, en tant que tels, ils ne peuvent pas être pleinement impartiaux.
68. Partant, la réponse à la deuxième question préjudicielle devrait être, selon moi, que l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu conjointement avec l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, lorsque l’indépendance ou l’impartialité d’un juge est contrôlée par une formation de jugement au motif d’une procédure prétendument illégale de nomination, les juges examinant l’affaire ne peuvent pas avoir été nommés selon une procédure identique ou équivalente.
3. Sur la troisième question préjudicielle
69. Par la troisième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande si l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’une juridiction nationale qui contrôle l’indépendance de certains juges est tenue de ne pas inclure, dans la formation de jugement procédant à l’évaluation, des juges qui peuvent ne pas être ou ne pas apparaître impartiaux et, dans l’affirmative, quelles sont les mesures qui devraient être adoptées à cette fin.
70. Selon une jurisprudence constante de la Cour, l’article 19, paragraphe 1, TUE, interprété à la lumière de l’article 47 de la Charte, a un effet direct (50).
71. Ainsi, si une législation ou une pratique nationale est contraire aux exigences de l’article 19, paragraphe 1, TUE et de l’article 47 de la Charte, la juridiction de renvoi est tenue de faire tout ce qui est possible pour éliminer cette incompatibilité afin d’assurer le plein effet des exigences du droit de l’Union dans le litige dont elle est saisie, garantissant ainsi le droit à un procès équitable des parties concernées (51).
72. La mesure concrète que la juridiction de renvoi pourrait (ou devrait) adopter effectivement, en l’espèce, dépend principalement du droit national. En effet, en vertu du principe de l’autonomie procédurale, en l’absence d’harmonisation des procédures nationales, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Il en va ainsi, pour autant que ces modalités nationales ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne (principe d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité) (52).
73. Par conséquent, si elle devait estimer que l’application de la législation nationale pertinente – en l’état, ou simplement telle qu’elle est interprétée actuellement – aboutirait à une violation du droit d’un justiciable à un recours effectif et à un procès équitable, la juridiction de renvoi pourrait interpréter les règles nationales en conformité avec le droit de l’Union (53) ou, le cas échéant, laisser inappliquées les dispositions nationales en cause (54), afin d’exclure les juges qui pourraient être, ou apparaître, dépourvus de l’impartialité nécessaire dans le cas d’espèce.
74. Cela pourrait signifier, par exemple, que la demande en cause au principal soit entendue par une formation de jugement composée d’un nombre moindre de juges ou que, à la suite d’un nouveau tirage au sort, d’autres juges puissent être sélectionnés pour compléter la formation à cinq juges. Il y a bien sûr d’autres mesures envisageables. En principe, il n’existe pas de mesure spécifique requise par le droit de l’Union, tant que celle prévue par le droit national assure l’efficacité des principes découlant de l’article 19, paragraphe 1, TUE et de l’article 47 de la Charte.
75. Ainsi qu’il a été exposé aux points 24, 38 et 43 des présentes conclusions, il semble exister des principes généraux et des règles en droit polonais qui sont susceptibles de combler la lacune éventuelle créée par l’absence, dans la loi sur la Cour suprême, de règles spécifiques pour remédier à des situations telles que celle en cause au principal.
76. À la lumière de ce qui précède, la réponse à la troisième question préjudicielle devrait être, selon moi, que l’article 19, paragraphe 1, TUE, lu conjointement avec l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que les juges qui peuvent être, ou apparaître, dépourvus de l’impartialité nécessaire dans l’examen d’une affaire concernant l’indépendance des juges devraient être exclus de la formation de jugement chargée de procéder à cet examen. Il appartient à l’ordre juridique interne de l’État membre concerné de régler les modalités procédurales permettant d’assurer qu’une telle affaire soit entendue par une formation de jugement qui respecte les exigences découlant du droit fondamental à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial.
V. Conclusion
77. En conclusion, je propose à la Cour de répondre aux questions posées à titre préjudiciel par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) de la façon suivante :
L’article 19, paragraphe 1, TUE, interprété à la lumière de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doit être compris en ce sens que :
1) Les circonstances entourant la nomination d’un juge peuvent, à elles seules, indiquer que ce juge ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité, si ces circonstances impliquent une irrégularité d’une nature et d’une gravité telles qu’elle suscite un doute légitime dans l’esprit des justiciables quant à l’indépendance ou à l’impartialité du juge concerné.
2) Lorsque l’indépendance ou l’impartialité d’un juge est contrôlée par une formation de jugement au motif d’une procédure prétendument illégale de nomination, les juges examinant l’affaire ne peuvent pas avoir été nommés selon une procédure identique ou équivalente.
3) Les juges qui peuvent être, ou apparaître, dépourvus de l’impartialité nécessaire dans l’examen d’une affaire concernant l’indépendance des juges devraient être exclus de la formation de jugement chargée de procéder à cet examen. Il appartient à l’ordre juridique interne de l’État membre concerné de régler les modalités procédurales permettant d’assurer qu’une telle affaire soit entendue par une formation de jugement qui respecte les exigences découlant du droit fondamental à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial.