CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NICHOLAS EMILIOU
présentées le 4 septembre 2025 (1)
Affaire C‑119/24 [Chefquet] (i)
DK,
JO
contre
État belge
[demande de décision préjudicielle formée par la cour d’appel de Liège (Belgique)]
« Renvoi préjudiciel – Article 45 TFUE – Libre circulation des travailleurs – Impôt sur le revenu – Législation nationale assujettissant les contribuables non‑résidents à un supplément d’impôt national établi par analogie avec les taxes communales additionnelles perçues auprès des contribuables résidents »
I. Introduction
1. « La chose la plus difficile à comprendre au monde est l’impôt sur le revenu » (2), comme l’énonce la célèbre observation d’Albert Einstein – une observation aussi souvent citée qu’elle est conforme à la réalité, en particulier dans des affaires telles que la présente où le calcul de l’impôt varie non seulement en fonction des revenus, mais également selon le code postal.
2. Plus précisément, la présente demande de décision préjudicielle de la cour d’appel de Liège (Belgique) concerne une législation nationale assujettissant uniquement, au niveau national, les contribuables non‑résidents à un supplément d’impôt sur le revenu. Ce supplément d’impôt a toutefois été établi dans l’objectif déclaré de faire peser une charge fiscale proportionnellement égale sur les résidents et les non‑résidents, en reflétant les taxes communales additionnelles à l’impôt sur le revenu qui sont perçues par les agglomérations et les communes auprès des contribuables résidents. Le supplément d’impôt national des non‑résidents est établi à un taux fixe, tandis que les taxes communales additionnelles varient selon les agglomérations ou les communes. La juridiction de renvoi cherche à savoir si une telle législation est compatible avec la libre circulation des travailleurs consacrée à l’article 45 TFUE.
3. La présente affaire est donc l’occasion pour la Cour de clarifier et d’examiner plus avant une autre situation se trouvant à l’intersection entre la fiscalité directe (pour laquelle les États membres demeurent compétents) et les dispositions du TFUE relatives à la libre circulation (que ceux‑ci doivent néanmoins respecter dans l’exercice de cette compétence) (3).
II. Cadre juridique
4. Conformément au code des impôts sur les revenus 1992 (ci‑après le « CIR 92 »), les habitants de la Belgique sont soumis à un impôt sur leurs revenus mondiaux, tandis que les non‑résidents ne sont imposés que sur les revenus qu’ils ont produits ou recueillis en Belgique. Dans les deux cas, les taux d’imposition applicables sont, en principe, identiques et appliqués sur les revenus imposables pertinents (4).
5. En vertu de l’article 465 du CIR 92, les agglomérations et les communes peuvent établir une taxe additionnelle à l’impôt des personnes physiques des personnes habitant sur leur territoire (ci‑après la « taxe communale additionnelle »). Conformément aux modalités prévues à l’article 466 du CIR 92, cette taxe additionnelle est calculée en pourcentage de l’impôt sur le revenu dû (avant l’application des crédits d’impôt, des versements anticipés ou d’autres ajustements). Chaque agglomération ou commune (5) fixe de manière autonome le taux spécifique de la taxe additionnelle, c’est‑à‑dire le pourcentage appliqué, de sorte que ce taux peut varier entre elles.
6. L’article 245 du CIR 92, qui est la disposition en cause dans la présente affaire, dispose que l’impôt sur le revenu des non‑résidents est augmenté au profit de l’État (ci‑après le « supplément d’impôt des non‑résidents ») en application d’un taux fixe, cette augmentation étant calculée, comme les taxes communales additionnelles, conformément à l’article 466 de ce code.
7. Le libellé précis de l’article 245 du CIR 92 et le taux applicable au supplément d’impôt des non‑résidents a varié au cours de la période concernée par le litige au principal.
8. Dans sa version applicable pendant les exercices d’imposition de 1992 à 2003, cet article disposait : « [l]’impôt [sur le revenu des non‑résidents] est augmenté de six centimes [pourcents] additionnels au profit de l’État, qui sont calculés suivant les modalités fixées à l’article 466 [du CIR 92] ».
9. Avec effet à partir de l’exercice d’imposition de 2005, cet article a été complété par un second alinéa prévoyant que « [l]e Roi peut, par arrêté délibéré en Conseil des Ministres, porter [le supplément d’impôt des non‑résidents] jusqu’à [7 %] au maximum » (6). Depuis lors, le taux du supplément d’impôt des non‑résidents s’élève à 7 % (7).
III. Le litige au principal et la question préjudicielle
10. La présente demande de décision préjudicielle est introduite dans le cadre d’une procédure qui oppose, d’une part, DK et JO, un couple marié (ci‑après, conjointement, les « appelants ») et, d’autre part, l’État belge, et porte sur la détermination des contributions des appelants au titre de l’impôt sur le revenu en ce qui concerne plusieurs exercices d’imposition.
11. Les appelants habitaient en France pendant les exercices d’imposition en cause (en particulier, de 1992 à 1998, de 2001 à 2003 et de 2007 à 2009) (8). DK était employé en France à titre principal, tout en travaillant à titre complémentaire, à temps partiel, en tant que professeur dans différentes universités en Belgique. Son épouse, JO, était salariée en France jusqu’en 2000, après quoi elle n’a plus exercé aucune activité professionnelle. En outre, au cours de cette période, les appelants étaient propriétaires de biens immobiliers en Belgique.
12. S’agissant de leurs revenus produits ou recueillis en Belgique, c’est‑à‑dire leurs revenus professionnels et immobiliers, les appelants ont été imposés dans ce pays en tant que non‑résidents. En vertu de l’article 245 du CIR 92, les autorités belges ont appliqué le supplément d’impôt des non‑résidents à leur impôt sur le revenu.
13. Les appelants ont contesté leurs contributions à l’impôt sur le revenu, y compris l’application du supplément d’impôt des non‑résidents, en ce qui concerne les exercices d’imposition pertinents. Ils ont introduit des réclamations successives devant les autorités administratives compétentes et toutes ces réclamations ont été rejetées comme irrecevables ou non fondées (9).
14. Les appelants ont ensuite engagé une procédure devant le tribunal de première instance de Namur (Belgique) et formé quatre recours distincts par lesquels ils ont contesté les contributions en cause au titre de l’impôt sur le revenu (10) – y compris l’application du supplément d’impôt des non‑résidents – sur la base de plusieurs moyens. Par jugement du 20 janvier 2016, ce tribunal a joint les recours et rejeté la plupart des moyens des appelants comme irrecevables ou non fondés. S’agissant des moyens restants, ledit tribunal a sursis à statuer et posé deux questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle (Belgique) (ci‑après la « Cour constitutionnelle belge ») sur la compatibilité de certaines dispositions du CIR 92 avec les articles 10 et 11 de la Constitution belge (consacrant les principes de non‑discrimination et d’égalité de traitement des citoyens belges).
15. La première de ces questions, qui portait sur l’article 245 du CIR 92 relatif au supplément d’impôt des non‑résidents, est pertinente pour l’objet de la présente demande de décision préjudicielle. En particulier, la Cour constitutionnelle belge était interrogée sur le point de savoir si cette disposition créait une discrimination injustifiée entre les non‑résidents et les résidents, en ce qu’elle assujettit les non‑résidents à un supplément d’impôt analogue à la taxe communale additionnelle établie à charge des résidents, alors que les non‑résidents ne bénéficient pas des facilités et installations existant dans une commune belge de la même manière que les résidents.
16. Par arrêt du 6 juin 2019 (ci‑après l’« arrêt de la Cour constitutionnelle ») (11), la Cour constitutionnelle a répondu à cette question par la négative en jugeant que l’article 245 du CIR 92 ne violait pas les articles 10 et 11 de la Constitution belge. Elle s’est référée, en particulier, à l’objectif de cet article 245 qui, tel qu’il ressort des travaux préparatoires pertinents, est de prévenir toute discrimination entre les résidents et les non‑résidents. Elle a, en outre, observé que, à l’instar des résidents, les non‑résidents bénéficiaient également, de manière générale, des installations et services fournis par les pouvoirs publics belges qui leur permettent d’acquérir des revenus d’origine belge (sur lesquels l’impôt sur le revenu des non‑résidents est calculé). La Cour constitutionnelle belge a, par ailleurs, souligné que le supplément d’impôt des non‑résidents ne s’appliquait qu’aux revenus produits ou recueillis par les non‑résidents en Belgique (et non pas à leurs revenus mondiaux), de sorte qu’il tend à faire contribuer les non‑résidents uniquement de manière proportionnelle au financement des missions d’intérêt général.
17. Le 3 février 2020, les appelants ont interjeté appel du jugement de première instance devant la cour d’appel de Liège. Par leur appel, ceux‑ci ont remis en cause, entre autres, la compatibilité de l’article 245 du CIR 92 avec la libre circulation des travailleurs consacrée à l’article 45 TFUE, et demandé à cette juridiction de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Dans ce contexte, la cour d’appel de Liège a décidé de surseoir à statuer et de poser la question préjudicielle suivante à la Cour :
« L’article 45 TFUE s’oppose-t-il à l’application de l’article 245 [du code] des impôts sur les revenus, en tant que cet article assujettit le contribuable non‑résident à un supplément d’impôt d’État de 6 [à] 7 % par rapport à celui qu’il acquitterait s’il était habitant du Royaume [de Belgique] ; supplément établi par analogie à l’impôt local qu’établissent les agglomérations et communes belges à la charge des habitants du Royaume [de Belgique] qui ont leur résidence principale dans ces agglomérations et communes ? »
18. Les appelants, le gouvernement belge et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. Aucune audience n’a été tenue.
IV. Analyse
19. Par sa question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si le supplément d’impôt des non‑résidents prévu à l’article 245 du CIR 92 est compatible avec l’article 45 TFUE consacrant la libre circulation des travailleurs, dès lors que ce supplément d’impôt s’applique seulement aux non‑résidents et qu’il est perçu au niveau national à un taux fixe, alors qu’il est établi en lieu et place des taxes communales additionnelles mises à charge des résidents par les communes à des taux variables.
20. Afin d’inscrire l’analyse de cette question dans son contexte, il est nécessaire, selon moi, d’exposer brièvement les arguments avancés dans les observations écrites présentées à la Cour (section A). J’examinerai ensuite la question préjudicielle en appréciant si la législation nationale en cause donne lieu à un traitement discriminatoire injustifié (section B).
A. Observations présentées à la Cour
21. Les appelants soutiennent que l’article 245 du CIR 92 est incompatible avec l’article 45 TFUE, puisqu’il crée une discrimination injustifiée entre les résidents et les non‑résidents et constitue ainsi une entrave à la libre circulation des travailleurs.
22. À l’appui de cette position, ils font valoir que le supplément d’impôt des non‑résidents diffère fondamentalement de la taxe communale additionnelle. Celle‑ci est déterminée et perçue par les autorités communales et sert à financer les services publics locaux, son taux variant entre les communes, tandis que le supplément d’impôt des non‑résidents est établi à un taux fixe et imposé par l’État au profit de celui‑ci. Par conséquent, les appelants considèrent que le supplément d’impôt des non‑résidents est une mesure totalement distincte de la taxe communale additionnelle et qu’il ne leur est imposé qu’en raison de leur statut de non‑résidents. Ils semblent donc faire valoir que, en tant que contribuables, ils se trouvent dans une situation comparable à celle des résidents et font néanmoins l’objet d’une différence de traitement en ce qu’ils sont assujettis à un supplément d’impôt national de 6 à 7 % de leur impôt sur le revenu dont ils ne devraient pas s’acquitter s’ils étaient habitants de la Belgique.
23. Néanmoins, de façon quelque peu ambiguë, ils reconnaissent ensuite que le supplément d’impôt des non‑résidents correspond à la taxe communale additionnelle et soutiennent, de ce point de vue, qu’ils font l’objet d’un traitement équivalent à celui des résidents alors même qu’ils ne se trouvent pas dans une situation comparable, dès lors que, contrairement aux résidents, ils ne bénéficient pas dans la même mesure des services fournis par les autorités communales (par exemple, celui permettant d’inscrire ses enfants dans une école communale).
24. Enfin, les appelants soulignent qu’ils sont également assujettis à l’impôt local dans leur pays de résidence (la France), et en particulier à la « taxe d’habitation ». Ils soutiennent que le supplément d’impôt des non‑résidents constitue, en substance, une seconde « taxe d’habitation », bien qu’il ne soit lié à aucun domicile effectif, de sorte qu’il les soumet à une double imposition (12).
25. Pour sa part, le gouvernement belge fait valoir que l’article 45 TFUE ne s’oppose pas à l’établissement du supplément d’impôt des non‑résidents. Faisant écho à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, il soutient que, dans la mesure où les non‑résidents sont soumis, en Belgique, à l’impôt sur leurs revenus produits ou recueillis dans ce pays, ils se trouvent dans une situation comparable à celle des résidents, dès lors qu’ils bénéficient de la même manière des services publics créant les conditions qui leur permettent d’obtenir ces revenus. À cet égard, le gouvernement belge considère qu’il est indifférent de savoir si ces services publics sont fournis au niveau régional ou fédéral. Il maintient donc que le supplément d’impôt des non‑résidents est une mesure équivalente aux taxes communales additionnelles, de sorte qu’il n’est pas discriminatoire. Au contraire, conformément à son objectif législatif, cette mesure vise à assurer que les non‑résidents fassent l’objet d’un traitement équivalent à celui des résidents et, en fait, à ce que les non‑résidents ne soient pas traités plus favorablement que ceux‑ci, évitant ainsi une discrimination à rebours – un objectif que les États membres peuvent légitimement poursuivre.
26. La Commission estime que l’article 245 du CIR 92 ne constitue pas une discrimination et ne fait pas obstacle à la libre circulation des travailleurs. Selon elle, les résidents et les non‑résidents ne se trouvent pas dans une situation comparable, puisque les non‑résidents, à défaut de résidence locale, ne sauraient être assujettis aux taxes communales additionnelles. Dans le même temps, elle considère également que le supplément d’impôt des non‑résidents est une mesure distincte de la taxe communale additionnelle, dès lors qu’il repose sur une base juridique différente et qu’il vise à financer des services situés à un autre niveau (le niveau national). La Commission souligne néanmoins que les deux majorations partagent la même logique et poursuivent des objectifs similaires. Elle relève en outre que le taux du supplément d’impôt des non‑résidents semble correspondre approximativement à la moyenne des taux fixés par les communes belges pour la taxe communale additionnelle. La Commission affirme que le choix d’un tel taux moyen (si cela se confirme) ne constitue pas une discrimination, mais reste dans les limites acceptables de la marge d’appréciation dont disposent les États membres en matière de fiscalité directe. Enfin, la Commission souligne que le supplément d’impôt des non‑résidents permet de garantir l’égalité de traitement des résidents et des non‑résidents dans une situation où l’imposition identique n’est pas réalisable en pratique.
B. Examen de la question préjudicielle
27. Je rappelle que, par sa question, la juridiction de renvoi demande si l’article 245 du CIR 92, qui établit, à un taux fixe, un supplément national à l’impôt sur le revenu des non‑résidents, par analogie avec les taxes communales additionnelles à taux variables auxquelles sont assujettis les habitants de la Belgique, est compatible avec la libre circulation des travailleurs consacrée à l’article 45 TFUE (13). En substance, la juridiction de renvoi cherche à savoir si le supplément d’impôt des non‑résidents donne lieu à une discrimination contraire à l’article 45 TFUE.
28. À cet égard, il convient d’abord de rappeler que l’article 45 TFUE dispose que la libre circulation des travailleurs implique l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne notamment la rémunération. Ainsi que la Cour l’a relevé, cela signifie que l’article 45 TFUE interdit également les dispositions nationales discriminatoires en matière d’impôt sur le revenu, sous peine de priver d’effet le principe d’égalité de traitement en matière de rémunération (14).
29. En outre, la Cour a jugé de manière constante que le principe d’égalité de traitement énoncé à l’article 45 TFUE prohibait non seulement les discriminations directes, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes indirectes de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, tels que la résidence, aboutissent en fait au même résultat (15). Il est donc de jurisprudence constante que l’article 45 TFUE s’oppose aux mesures qui, tout en étant indistinctement applicables selon la nationalité, sont susceptibles, par leur nature même, de nuire davantage aux travailleurs migrants qu’aux travailleurs nationaux et risquent, par conséquent, de défavoriser plus particulièrement les premiers (16). Enfin, il est également bien établi qu’une discrimination ne peut consister que dans le traitement différent de situations comparables ou dans le traitement identique de situations différentes (17).
30. Eu égard à ce qui précède, pour pouvoir répondre à la question de la juridiction de renvoi relative à la compatibilité de l’article 245 du CIR 92 avec l’article 45 TFUE, il convient d’apprécier si cette disposition nationale, bien qu’elle soit indistinctement applicable selon la nationalité, donne lieu à une discrimination entre les non‑résidents et les habitants de la Belgique.
31. Il y a donc lieu d’examiner si, dans les circonstances de l’espèce, les résidents et les non‑résidents se trouvent dans une situation comparable (section 1) et s’ils font l’objet d’une différence de traitement (section 2) dûment justifiée (section 3).
1. Les résidents et les non‑résidents se trouvent‑ils dans une situation comparable dans les circonstances de l’espèce ?
32. En ce qui concerne la fiscalité directe, la Cour a jugé, dans des affaires relatives à l’impôt sur le revenu des personnes physiques, que la situation des résidents et celle des non‑résidents dans un État ne sont, en règle générale, pas comparables. La raison en est que le revenu perçu sur le territoire d’un État membre par un non‑résident ne constitue le plus souvent qu’une partie de son revenu global, centralisé au lieu de sa résidence. En outre, étant donné que la capacité contributive personnelle du non‑résident résulte de la prise en compte de l’ensemble de ses revenus et de sa situation personnelle et familiale, cette capacité peut s’apprécier le plus aisément à l’endroit où il a le centre de ses intérêts personnels et patrimoniaux, ce qui correspond en général à sa résidence habituelle (18).
33. Néanmoins, il découle également de la jurisprudence de la Cour que cette circonstance n’empêche pas de constater que les deux catégories de contribuables se trouvent dans une situation comparable, lorsqu’il n’existe entre elles aucune différence objective au regard de l’objet et du contenu des dispositions nationales en cause (19).
34. En l’espèce, ainsi que je l’ai déjà souligné aux points précédents des présentes conclusions, les non‑résidents ne sont imposés en Belgique que sur leurs revenus produits ou recueillis dans ce pays, par opposition aux résidents qui sont taxés sur leurs revenus mondiaux. Toutefois, les majorations en cause ne sont pas déterminées en fonction de la capacité contributive personnelle du contribuable et elles ne sont pas liées à sa situation personnelle et familiale.
35. Au contraire, s’agissant du contenu de la mesure en cause, il convient d’observer que le supplément d’impôt des non‑résidents, à l’instar de la taxe communale additionnelle, ne fait qu’augmenter la charge fiscale au titre de l’impôt sur le revenu, de sorte qu’il a pour objet immédiat d’augmenter les recettes fiscales consacrées au financement des services publics. En fait, les deux majorations peuvent s’envisager comme un accroissement du taux d’impôt sur le revenu (20) appliqué sur les bases imposables respectives des résidents et des non‑résidents.
36. Dans ce contexte, il convient de rappeler que la Cour a jugé à plusieurs reprises que, s’agissant du taux d’impôt sur le revenu à appliquer à la base imposable des contribuables, la situation du contribuable résident ne présente aucune différence objective avec celle du contribuable non‑résident et que, toutes autres choses étant égales, ces deux catégories doivent être considérées, à cet égard, comme se trouvant dans une situation comparable (21).
37. Cette conclusion est effectivement confirmée dans les circonstances de l’espèce : en tant que les résidents et les non‑résidents génèrent des recettes fiscales en Belgique et qu’il leur incombe ainsi de contribuer proportionnellement au financement des services publics par l’imposition de leurs revenus, il n’existe entre eux aucune différence objective justifiant de taxer leurs revenus imposables respectifs en Belgique à des taux effectifs différents – que ce soit à l’égard du taux d’imposition « principal » (qui est, par ailleurs, identique pour les deux catégories de contribuables (22)) ou de la majoration y afférente. En d’autres termes, il n’y a aucune distinction objective entre ces deux catégories au regard de la charge fiscale qui pèse sur la partie de leurs revenus soumise à l’impôt en Belgique.
38. Cette conclusion n’est pas infirmée par la circonstance que le supplément d’impôt des non‑résidents soit établi et utilisé au niveau national tandis que la taxe communale additionnelle l’est au niveau communal.
39. Premièrement, cette distinction n’est que le reflet de la structure décentralisée du système fiscal belge, qui confère aux autorités locales la compétence d’établir et d’utiliser certains impôts (23). Sur le plan des effets, cette situation ne présente aucune différence substantielle avec le scénario dans lequel une autorité centrale assujettit tous les contribuables à une majoration unique et affecte ensuite les recettes à différentes missions publiques, y compris celles assumées au niveau local.
40. Deuxièmement, il convient de relever que l’objectif fondamental de l’impôt sur le revenu et, corrélativement, de la majoration de cet impôt, indépendamment du niveau auquel ils sont perçus, reste – comme pour tous les impôts en général – le financement des services publics, quel que soit le niveau auquel ils sont fournis (24). Les appelants et, apparemment, la Commission – dans une certaine mesure – semblent considérer que, dès lors que la taxe communale additionnelle sert à financer les services fournis au niveau communal, et que les non‑résidents ne bénéficient pas de ces services dans la même mesure que les résidents, ces deux catégories ne se trouvent pas dans une situation comparable justifiant de soumettre les non‑résidents à un supplément d’impôt sur le revenu par analogie avec les taxes communales additionnelles.
41. Il me semble toutefois que ce raisonnement confond les impôts et les redevances versées pour des services spécifiques (25). Contrairement à ces redevances, les impôts ne sont pas affectés à un service déterminé, leur montant n’est pas destiné à refléter le coût réel d’un avantage dont bénéficie la personne concernée et ils ne sont pas payés en contrepartie d’un service fourni en particulier (26). L’obligation pour un contribuable de participer au financement des services publics ne dépend donc pas de son utilisation personnelle d’un service public donné. Par conséquent, il est, à mon sens, erroné de lier la taxe communale additionnelle à des services spécifiques fournis par les communes et de conclure, sur cette base, que les résidents et les non‑résidents ne se trouvent pas dans une situation comparable au motif que ces derniers ne bénéficient pas de ces services spécifiques.
42. En conclusion, je suis d’avis que, s’agissant d’une législation fiscale telle que celle en cause dans la présente affaire, qui, en substance, augmente la charge fiscale au titre de l’impôt sur le revenu, la situation des non‑résidents (dans la mesure où ils sont soumis à l’impôt sur le revenu en Belgique) doit être considérée comme étant comparable à celle des contribuables résidents.
2. Y a‑t‑il une différence de traitement ?
43. Eu égard à ce qui précède, il convient à présent d’examiner si les contribuables résidents et non‑résidents font l’objet d’un traitement similaire ou différent. À mes yeux, deux éléments doivent être appréciés à cet égard : d’une part, l’assujettissement au supplément d’impôt des non‑résidents en soi, en lieu et place de la taxe communale additionnelle [section a)] et, d’autre part, le taux de ce supplément [section b)].
a) L’assujettissement au supplément d’impôt en soi
44. Il ressort des travaux préparatoires de l’article 245 du CIR 92 (27) que cette disposition a établi un supplément à l’impôt sur le revenu des non‑résidents en lieu et place de la taxe additionnelle à l’impôt sur le revenu des résidents perçue par les communes en vertu de l’article 465 du même code.
45. Bien que ces majorations diffèrent par leur base juridique et le niveau de gouvernement auquel elles sont perçues et utilisées, elles sont toutes deux calculées conformément à l’article 466 du CIR 92, suivant les mêmes modalités, et appliquées sur la même base (à savoir le montant de l’impôt sur le revenu dû). En outre, pour les raisons que j’ai déjà exposées aux points 35 à 41 des présentes conclusions, leur fonction et leurs finalités sont identiques : il s’agit d’accroître la charge fiscale des contribuables et d’augmenter ainsi les fonds publics consacrés à l’intérêt collectif. Ainsi, quand bien même les cadres législatifs régissant ces deux majorations ne sont pas identiques, celles‑ci sont, par essence, équivalentes en elles‑mêmes (ce que les appelants semblent reconnaître eux‑mêmes) (28). Il s’ensuit que, s’agissant de l’existence d’une majoration en tant que telle, les résidents et les non‑résidents ne font pas l’objet d’une différence de traitement.
46. Cette conclusion n’est pas infirmée par l’argument des appelants selon lequel ils ont été soumis à une double imposition au motif que, à leurs yeux, ils ont été assujettis, en substance, à un impôt communal en Belgique et en France où ils se sont acquittés de la « taxe d’habitation ». À cet égard, j’observe que la « taxe d’habitation », telle qu’elle était applicable au cours de la période considérée, était un impôt frappant les personnes physiques disposant ou jouissant à titre privatif de locaux à usage d’habitation en France et était calculée sur la base de la valeur locative du bien immobilier. En tant que telle, cette taxe d’habitation diffère fondamentalement de l’impôt sur le revenu au regard de sa nature et de son objet. C’est pourquoi la Cour a déjà jugé que la « taxe d’habitation » ne saurait être assimilée à un impôt sur le revenu (29) ni donc, j’ajouterais, à un supplément d’impôt sur le revenu, ainsi qu’il ressort également de l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Par conséquent, on ne saurait considérer que les appelants ont été soumis à une double imposition à cet égard. J’ajouterais également, à titre surabondant, que même dans l’hypothèse où l’on admettrait qu’il y a eu une forme de double imposition (quod non), la jurisprudence de la Cour précise que, en l’absence d’une harmonisation au niveau de l’Union, les désavantages – tels que la double imposition – découlant de l’exercice parallèle des compétences fiscales des différents États membres, pour autant qu’un tel exercice n’est pas discriminatoire, ne constituent pas des restrictions aux libertés de circulation (30).
47. Eu égard à ce qui précède, j’estime que l’assujettissement des non‑résidents à un supplément d’impôt sur le revenu qui reflète la taxe communale additionnelle à charge des résidents ne constitue pas, en soi, une différence de traitement entre ces deux catégories, de sorte qu’il n’est pas incompatible avec l’article 45 TFUE.
48. À mon sens, l’analyse pourrait s’achever à ce stade si le taux du supplément d’impôt des non‑résidents était identique à celui de la taxe communale additionnelle (31). Toutefois, ainsi que je l’ai indiqué aux points précédents des présentes conclusions, les taux applicables diffèrent, de sorte qu’il convient de se demander si la différence entre les taux effectifs des majorations conduit à un traitement discriminatoire. Je vais donc aborder ce point dans les considérations qui suivent.
b) Le taux du supplément d’impôt
49. Conformément à l’article 245 du CIR 92, le supplément d’impôt des non‑résidents est établi à un taux fixe qui, ainsi que je l’ai relevé aux points précédents des présentes conclusions, est passé de 6 % à 7 % au cours des exercices d’imposition en cause. Le renvoi préjudiciel indique que les taxes communales additionnelles sont déterminées par les communes, ce qui implique que leurs taux varient entre celles‑ci, mais il ne précise pas les taux effectifs qui ont été appliqués à ces taxes pendant les exercices d’imposition en cause au principal.
50. La Commission s’est néanmoins référée à des informations accessibles au public (32) dont il ressort que les taux de la taxe communale additionnelle ont varié, pendant la période considérée, de 0 % dans certaines communes à 9,5 % dans d’autres communes. Selon ces informations, le taux moyen de la taxe communale additionnelle s’élevait, au cours des exercices en cause, à un pourcentage situé entre 6,8 % et 7,4 % environ. Ces chiffres montrent que le taux de 6 % à 7 % appliqué au supplément d’impôt des non‑résidents pendant la même période correspondait ou était légèrement inférieur au taux moyen de la taxe communale additionnelle pour chacun de ces exercices, sous réserve, évidemment, de vérification par la juridiction de renvoi. L’analyse qui suit repose sur la prémisse que les informations qui précèdent peuvent être considérées comme fiables, à plus forte raison qu’elles sont également mentionnées à plusieurs reprises dans le dossier de l’affaire (33).
51. Eu égard à ce qui précède, il y a lieu d’examiner si l’application d’un taux fixe aux non‑résidents, qui – en pratique et, semble-t-il, également à dessein (34) – correspond (ou est légèrement inférieur) à la moyenne des taux variables de la taxe communale additionnelle peut tout de même être considérée comme constituant un traitement équivalent à celui des résidents.
52. Dans les circonstances de l’espèce, il est clair que, s’agissant du taux de majoration applicable au cours des exercices d’imposition en cause, les non‑résidents ne peuvent être considérés comme ayant fait l’objet d’un traitement totalement équivalent que par rapport aux résidents des communes ayant perçu une taxe communale additionnelle à un taux exactement identique à celui du supplément d’impôt des non‑résidents. Dans toutes les autres situations, les non‑résidents ont été soumis à une majoration soit inférieure, soit supérieure à celle des résidents, en fonction du taux spécifique appliqué par chaque commune. Par conséquent, dans ces situations, les non‑résidents ont fait l’objet d’un traitement plus favorable ou moins favorable que celui des résidents de certaines communes.
53. Il convient de relever que, en pratique, le recours, pour le supplément d’impôt des non‑résidents, à un taux correspondant à un taux communal légèrement inférieur à la moyenne implique que les non‑résidents ont été assujettis, pendant les exercices d’imposition en cause, à une majoration – et, en conséquence, à une charge fiscale au titre de l’impôt sur le revenu – égale ou inférieure à celle frappant la majorité des contribuables habitant en Belgique (35). Les non‑résidents ont donc fait l’objet, dans la plupart des cas, d’un traitement plus favorable que celui des résidents ou, à tout le moins, d’un traitement équivalent. Il n’en demeure pas moins que, dans certaines communes, le taux du supplément d’impôt des non‑résidents était supérieur au taux de la taxe additionnelle appliquée aux résidents. Par rapport à ces derniers, les non‑résidents ont donc été traités moins favorablement, puisqu’ils ont été soumis à un taux d’impôt sur le revenu effectivement supérieur. En outre, il convient d’observer que, indépendamment des taux spécifiques applicables, qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, l’assujettissement des non‑résidents à une majoration forfaitaire par rapport aux taxes communales additionnelles à taux variables laisse place, en principe, à une différence de traitement entre les non‑résidents et, à tout le moins, certains résidents.
54. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, conformément à la jurisprudence de la Cour, à supposer même qu’une mesure soit le plus souvent favorable aux contribuables non‑résidents, il n’empêche que, lorsque ce régime s’avère désavantageux pour lesdits contribuables, il aboutit à une inégalité de traitement par rapport aux contribuables résidents. De même, la Cour a déjà jugé que la circonstance qu’une réglementation nationale défavorise des non‑résidents ne saurait être compensée par le fait que, dans d’autres situations, cette même réglementation n’affecte pas les non‑résidents par rapport aux résidents (36). Enfin, la Cour a également considéré qu’une législation nationale qui permet de soumettre le traitement fiscal à des variations régionales est incompatible avec les dispositions du TFUE relatives à la libre circulation, lorsqu’elle aboutit à ce que les non‑résidents soient traités moins favorablement que les résidents dans certaines régions (quand bien même les habitants d’autres régions ne bénéficient pas non plus d’un traitement favorable) (37).
55. L’article 245 du CIR 92 aboutit donc à un traitement fiscal inégal en tant qu’il permet (sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi) l’application d’un taux d’imposition plus élevé au revenu imposable des non‑résidents et, par conséquent, de faire peser sur ces derniers une charge fiscale proportionnellement supérieure à celle supportée par les résidents (ou du moins par certains de ceux‑ci) (38). Une telle différence de traitement – qui est susceptible de jouer davantage au détriment des ressortissants d’autres États membres dans la mesure où les non‑résidents sont le plus souvent des non‑nationaux – constitue une discrimination indirecte fondée sur la nationalité (39).
56. Je ne saurais donc souscrire à la thèse de la Commission selon laquelle l’application d’un taux « moyen » ne constitue pas une discrimination. En particulier, la Commission semble faire valoir qu’une « législation approximative » n’est pas, en soi, discriminatoire en se fondant sur l’arrêt Sopora (40) dans lequel la Cour a jugé qu’une législation comportant des limites approximatives n’était, en principe, pas contraire à l’article 45 TFUE.
57. L’arrêt Sopora concernait un avantage fiscal permettant d’exclure du revenu imposable les remboursements des frais exposés par les « travailleurs arrivés » en raison de leur travail effectué en dehors de leur pays d’origine. Dans cette affaire, la législation nationale avait introduit ce qui était, en substance, une présomption d’éligibilité de cet avantage sur la base de seuils nécessairement approximatifs (relatifs à la distance séparant le pays d’origine des Pays‑Bas et au montant des frais). Cependant, même les travailleurs qui n’atteignaient pas ces seuils pouvaient se voir accorder le même avantage s’ils démontraient l’existence de frais réellement exposés. La motivation de cet arrêt ne saurait donc être transposée à la présente affaire, dans laquelle l’application d’un taux moyen « approximatif » ne constitue nullement une présomption réfragable, mais conduit à une différence de traitement concrète et inévitable.
58. Il ne reste donc qu’à examiner si cette différence de traitement peut être justifiée de telle sorte qu’elle serait néanmoins compatible avec l’article 45 TFUE.
c) Un parallèle avec la jurisprudence de la Cour AELE
59. Avant de procéder à cet examen, il convient de relever que la position exprimée aux points précédents des présentes conclusions est conforme au raisonnement adopté par la Cour de l’Association européenne de libre‑échange (ci‑après l’« AELE ») dans une affaire présentant de fortes ressemblances avec la présente (41). En particulier, dans l’affaire E‑11/22, la Cour AELE était saisie de la question de savoir si une législation du Liechtenstein assujettissant les non‑résidents à une majoration d’impôt nationale à taux fixe sur leurs revenus professionnels, en lieu et place des taxes communales additionnelles à taux variables établies à charge des résidents par les communes, était compatible avec la libre circulation des travailleurs. La Cour AELE a jugé que, au regard de la réglementation régissant leur impôt sur le revenu (et les majorations y afférentes), les contribuables résidents et non‑résidents se trouvaient dans une situation comparable, indépendamment de savoir si cet impôt était perçu au niveau communal ou national (42). Elle a poursuivi en concluant à une différence de traitement de ces situations comparables en raison de l’application d’un taux de majoration défavorable aux non‑résidents (et non en raison de l’existence de la majoration en tant que telle) (43). Dans cette affaire, le taux de majoration appliqué aux non‑résidents dépassait même la taxe communale additionnelle la plus élevée établie à charge des résidents, de sorte que la Cour AELE a conclu à l’existence manifeste d’une discrimination indirecte.
60. Par conséquent, la présente affaire ne diffère que dans la mesure où le taux appliqué aux non‑résidents n’est pas pleinement défavorable par rapport à tous les résidents, mais correspond plutôt – sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi – au taux moyen des taxes communales additionnelles supportées par les résidents. À mes yeux, cet élément pourrait être pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si la mesure en cause peut être justifiée.
3. La discrimination est‑elle justifiée ?
61. Selon la jurisprudence de la Cour, une mesure donnant lieu à une discrimination indirecte, comme l’article 245 du CIR 92 en l’espèce, peut néanmoins être justifiée si elle poursuit un objectif légitime et est proportionnée à cet objectif (44).
62. En ce qui concerne l’objectif poursuivi, comme le fait valoir le gouvernement belge, l’article 245 du CIR 92 vise à prévenir la discrimination à rebours, c’est‑à‑dire à assurer que les contribuables résidents ne soient pas désavantagés par rapport aux contribuables non‑résidents. Bien que le droit de l’Union n’interdise pas la discrimination à rebours, il me semble que la prévention d’une telle discrimination puisse être considérée comme un objectif légitime que les États membres peuvent choisir de poursuivre et qui peut, en principe, justifier une mesure limitant la liberté de circulation des travailleurs (45).
63. En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure en cause par rapport à l’objectif poursuivi, conformément à la jurisprudence de la Cour, il convient de vérifier 1°) si la mesure est apte à réaliser cet objectif, 2°) si elle ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ledit objectif, et 3°) si elle est proportionnée au sens strict, en ce sens qu’elle assure un juste équilibre entre les intérêts en cause (46).
64. Bien que la Cour puisse donner des orientations afin d’assister la juridiction de renvoi, c’est à la juridiction nationale qu’il appartient, en définitive, de déterminer si une mesure nationale respecte le principe de proportionnalité eu égard aux circonstances de l’affaire au principal ainsi qu’à tous les éléments pertinents de droit national et de fait (47). En l’espèce, en l’absence d’informations exhaustives et vérifiées sur le contexte national pertinent (y compris, notamment, les taux applicables des taxes communales additionnelles) ou d’une explication du gouvernement belge quant au choix de la mesure en cause, je dois me limiter à formuler quelques considérations d’ordre général sur chacun des trois éléments de la proportionnalité.
65. À cet égard, il convient de rappeler d’emblée que l’appréciation de la proportionnalité de l’article 245 du CIR 92 ne porte pas sur le supplément d’impôt des non‑résidents en soi (qui, comme je l’ai déjà indiqué, ne donne pas lieu lui‑même à une différence de traitement), mais uniquement sur l’application d’un taux fixe à ce supplément (qui semble correspondre à la moyenne des taux de la taxe communale additionnelle), laquelle application conduit à une différence de traitement entre les non‑résidents et les résidents (ou, du moins, certains d’entre eux).
66. Tout d’abord, sur le point de savoir si la mesure est apte à réaliser l’objectif poursuivi, le recours à un taux fixe pour le supplément d’impôt des non‑résidents peut, dans certains cas, comme je l’ai indiqué aux points précédents des présentes conclusions, aboutir à un traitement moins favorable des résidents par rapport aux non‑résidents, lorsque les taux de la taxe communale additionnelle applicables aux premiers dépassent le taux fixe auquel sont soumis les seconds. Par conséquent, le taux du supplément d’impôt des non‑résidents ne permet pas pleinement d’atteindre l’objectif de prévention de la discrimination à rebours. Cependant, l’application d’un taux qui correspond approximativement à la moyenne des taux de la taxe communale additionnelle peut constituer un moyen raisonnable et susceptible d’être mis en œuvre pour empêcher la sous‑imposition systématique des non‑résidents par rapport aux résidents. De ce point de vue, la mesure peut tout de même être considérée comme étant globalement apte à réaliser l’objectif déclaré.
67. S’agissant de la nécessité de la mesure, il convient d’apprécier si d’autres mesures moins restrictives pourraient atteindre l’objectif poursuivi de manière aussi efficace. À mes yeux, plusieurs solutions de substitution pourraient être envisagées en ce sens ; il pourrait s’agir, par exemple, d’appliquer un taux de majoration uniforme à tous les contribuables ou de fixer le taux de la majoration selon le taux imposé dans la commune d’où proviennent les revenus. Ces deux solutions assureraient l’égalité de traitement des résidents et des non‑résidents, de sorte qu’elles garantiraient en même temps le respect de l’article 45 TFUE et empêcheraient la discrimination à rebours. Néanmoins, il reste difficile de savoir si les défis et les difficultés que lesdites solutions pourraient impliquer sur le plan de la coordination et de la mise en œuvre (48) les rendraient, en fait, excessivement complexes et irréalisables, eu égard au fait que la Belgique compte plus de 580 communes (49).
68. En revanche, on ne saurait nier que le recours à un taux fixe, dans la mesure où il correspond effectivement au taux moyen applicable de la taxe communale additionnelle, est une approche beaucoup plus simple et, ainsi que la Commission l’a indiqué, réalisable en pratique (50). À cet égard, il convient de rappeler que, s’il est vrai que des considérations d’ordre administratif ne sauraient justifier une dérogation aux règles du droit de l’Union, la Cour a également admis qu’il ne saurait être dénié aux États membres la possibilité de réaliser des objectifs légitimes par l’introduction de règles aisément gérées et contrôlées par les autorités compétentes (51). En ce sens, le recours à un taux fixe pourrait être considéré comme nécessaire à des fins réalistes.
69. Bien que j’aie toujours certaines réserves quant à l’existence de solutions de substitution moins restrictives, à supposer que le recours à un taux fixe moyen soit considéré, dans les circonstances de l’espèce, comme étant non seulement globalement apte à atteindre l’objectif poursuivi, mais également nécessaire à des fins réalistes, il convient alors d’analyser la proportionnalité au sens strict. Cela implique de procéder à une mise en balance des avantages de l’application d’un tel taux, dans le cadre de l’objectif poursuivi, avec les désavantages qu’il comporte pour les non‑résidents au regard de leurs droits en matière de libre circulation. À cet égard, il me semble que la question clé est de savoir si la différence de traitement résultant du recours à un taux fixe moyen – et, en particulier, la charge supplémentaire pesant sur les non‑résidents par rapport à certains résidents – est, en fait, marginale, tandis que la mesure permet de garantir la réalisation de l’objectif légitime de prévention de la discrimination à rebours de la manière la plus réalisable possible dans un contexte fiscal complexe. Eu égard à ce qui précède, et sur la base des informations disponibles, il me semble que le choix d’un taux fixe moyen constitue un compromis équilibré entre les intérêts en cause.
70. Par conséquent, à mon sens, et à condition que la charge supplémentaire pesant sur les non‑résidents reste strictement limitée et qu’aucune autre solution de substitution aussi efficace et moins restrictive ne puisse être mise en œuvre, l’application du taux fixe moyen au supplément d’impôt des non‑résidents pourrait être considérée comme étant proportionnée. Cette conclusion est évidemment sans préjudice de toute autre considération – ou même de justifications supplémentaires – dont la juridiction de renvoi pourrait tenir compte dans le cadre de son appréciation concrète de la proportionnalité de l’article 245 du CIR 92.
V. Conclusion
71. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de justice de répondre à la question de la juridiction de renvoi en ce sens que l’article 45 TFUE ne s’oppose pas à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui assujettit les non‑résidents à un supplément d’impôt sur le revenu en lieu et place de la taxe communale additionnelle à charge des résidents, à condition que, dans chaque région, les taux applicables à ce supplément d’impôt sur le revenu ne dépassent pas les taux auxquels sont soumis les résidents, sans justification objective et sous réserve du principe de proportionnalité.