Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 4 septembre 2025 (1)
Affaire C‑127/24
Gesellschaft für musikalische Aufführungs- und mechanische Vervielfältigungsrechte eV (GEMA)
contre
VHC 2 Seniorenresidenz und Pflegeheim gGmbH
[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne)]
« Renvoi préjudiciel – Propriété intellectuelle – Droit d’auteur et droits voisins – Directive 2001/29/CE – Article 3, paragraphe 1 – Droit de communication au public – Notion de “communication au public” – Public nouveau – Retransmission du signal au moyen d’un réseau câblé propre à un établissement pour personnes âgées »
Introduction
1. Il est de jurisprudence désormais constante qu’effectue une communication au public, au sens du droit d’auteur de l’Union, l’utilisateur qui, de manière délibérée, donne accès à des œuvres protégées ayant fait l’objet d’émissions de radio ou de télévision à des membres du public qui, sans l’intervention de cet utilisateur, n’auraient pas pu avoir accès à ces émissions (2). Sont ainsi concernés, notamment, les exploitants d’établissements hôteliers, des cafés et restaurants, des centres thermaux et de rééducation, ainsi que d’appartements pour location de courte durée (3).
2. Tous ces établissements ont pour point commun d’accueillir un public occasionnel qui y séjourne, de manière plus ou moins volontaire, pour des périodes relativement courtes, ce qui permet de considérer que ce public ne serait pas susceptible de s’équiper, pour le séjour en cause, de matériel lui permettant d’accéder à des émissions, notamment, de télévision. Ce public dépend donc de la prestation de l’exploitant de l’établissement pour avoir l’accès à ces émissions.
3. Dans la présente affaire, la Cour est appelée à répondre à la question de savoir si la même logique peut être transposée à un établissement dans lequel les destinataires concernés résident de manière permanente.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
4. L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (4) dispose :
« Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement. »
Le droit allemand
5. En droit allemand, le droit de communication au public par voie de transmission par radio ou télévision et d’une retransmission subséquente par câble est règlementé par l’article 15, paragraphes 2 et 3, du Gesetz über Urheberrecht und verwandte Schutzrechte – Urheberrechtsgesetz (loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins), du 9 septembre 1965 (5), lu conjointement avec les articles 20 et 20b de cette loi.
Les faits au principal, la procédure et les questions préjudicielles
6. Gesellschaft für musikalische Aufführungs- und mechanische Vervielfältigungsrechte eV (GEMA) est un organisme de gestion collective des droits d’auteur dans le domaine de la musique.
7. VHC 2 Seniorenresidenz und Pflegeheim gGmbH (ci-après « VHC 2 Seniorenresidenz ») est l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées, accueillant, à titre permanent, 89 personnes âgées nécessitant des soins, qui y bénéficient d’une prise en charge complète dans 88 chambres individuelles et trois chambres doubles complétées par différents espaces communs, tels que des salles de restauration et des salles de séjour. Au moyen d’une installation de réception par satellite propre à celui-ci, VHC 2 Seniorenresidenz capte des émissions de radiodiffusion, à savoir de télévision et de radio, et les diffuse en simultané, complètement et sans modification, au moyen de son réseau de câbles, vers les prises installées dans les chambres des occupants et les chambres de soins.
8. Considérant que cette retransmission des programmes de radiodiffusion requiert une licence, GEMA a introduit contre VHC 2 Seniorenresidenz, devant le Landgericht (tribunal régional, Allemagne), une action tendant à la cessation de la diffusion des œuvres musicales de son répertoire, action accueillie par cette juridiction.
9. Statuant sur l’appel interjeté par VHC 2 Seniorenresidenz contre ce jugement, l’Oberlandesgericht Zweibrücken (tribunal régional supérieur de Zweibrücken, Allemagne) a rejeté l’action de GEMA au motif que la retransmission litigieuse ne constituerait pas une communication au public. Cette juridiction a jugé, en substance, que, s’il y avait certes un acte de communication, cette dernière ne serait en revanche pas destinée à un public, dès lors qu’elle se limiterait au cercle restreint des occupants de la résidence qui, tout en remplissant le critère du nombre de personnes assez important, constituerait un groupe structurellement très homogène, enclin à y rester durablement et dont la fluctuation serait plutôt faible. Ainsi, selon ladite juridiction, la communication en question serait limitée à des personnes déterminées appartenant à un groupe privé.
10. Saisi par GEMA d’un recours en Revision, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne), qui est la juridiction de renvoi, se demande, dans ce cadre, si les occupants de la résidence pour personnes âgées en question constituent un public, au sens de la jurisprudence de la Cour relative à la notion de « communication au public », et s’ils constituent un « public nouveau » au sens de cette jurisprudence dans le contexte de la retransmission des émissions de radio et de télévision effectuée par l’exploitant de cette résidence au profit de ces occupants. Elle s’interroge également sur la question de savoir si une telle retransmission est effectuée selon un mode technique nouveau au sens de ladite jurisprudence.
11. Dans ces conditions, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les occupants d’une résidence pour personnes âgées, exploitée commercialement, disposant dans leur chambre de prises de télévision et de radio, sur lesquelles l’exploitant de la résidence retransmet à travers son réseau de câbles, en simultané, complètement et sans modification, des programmes de radiodiffusion captés par une installation de réception par satellite, constituent-ils un “nombre indéterminé de destinataires potentiels” au sens de la définition de la “communication au public” visée à l’article 3, paragraphe 1, de la directive [2001/29] ?
2) La définition retenue à ce jour par la Cour, selon laquelle la qualité de “communication au public”, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive [2001/29], requiert que “la communication de l’œuvre protégée soit effectuée selon un mode technique spécifique, différent de ceux jusqu’alors utilisés ou, à défaut, auprès d’un [public nouveau], c’est-à-dire un public n’ayant pas été déjà pris en compte par le titulaire du droit d’auteur, lorsqu’il a autorisé la communication initiale de son œuvre au public” vaut-elle encore de manière générale, ou le mode technique utilisé ne revêt-il encore une importance qu’en cas de retransmission dans l’internet ouvert de contenus préalablement captés par antenne, par satellite ou par câble ?
3) Lorsque la personne, exploitant à des fins lucratives une résidence pour personnes âgées, retransmet à travers son réseau de câbles, en simultané, complètement et sans modification, sur les prises de télévision et de radio installées dans les chambres des occupants, des programmes de radiodiffusion captés par une installation de réception par satellite, s’agit-il d’un “public nouveau” au sens de la définition de la “communication au public” visée à l’article 3, paragraphe 1, de la directive [2001/29] ? Le fait que les occupants ont, en dehors de la transmission par câble, la possibilité de capter les programmes de télévision et de radio par antenne dans leur chambre a-t-il une incidence ? Le fait que les ayants-droit bénéficient déjà d’une rémunération pour l’autorisation donnée pour l’émission originaire a-t-il lui aussi une incidence ? »
12. La demande de décision préjudicielle est parvenue à la Cour le 15 février 2024. Des observations écrites ont été déposées par les parties au principal, le gouvernement français et la Commission européenne. Les mêmes parties étaient présentes à l’audience qui s’est tenue le 2 avril 2025.
Analyse
13. Par sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi cherche à déterminer si l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 doit être interprété en ce sens que l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées effectue une communication au public lorsqu’il transmet à travers son réseau de câbles, en simultané, complètement et sans modification, sur les prises de télévision et de radio installées dans les chambres des occupants, des programmes de radiodiffusion captés par une installation de réception par satellite. Pour ce faire, cette juridiction pose trois questions au sujet de trois éléments de la définition de la notion de « communication au public », développée dans la jurisprudence de la Cour, à savoir les notions de « public », du « mode technique spécifique » et de « public nouveau » (6).
14. Je concentrerai mon analyse sur les deuxième et troisième questions, dans la mesure où la réponse que je propose d’y donner permettra à la juridiction de renvoi de résoudre le litige au principal. C’est donc seulement à titre subsidiaire que j’aborderai la première question.
Sur les deuxième et troisième questions préjudicielles
15. Par ses deuxième et troisième questions, la juridiction de renvoi vise à déterminer si le comportement de l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées en cause au principal constitue une communication au public, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, tel qu’interprété par la Cour, soit en tant qu’un acte de communication effectué selon un « mode technique spécifique », soit en tant que communication destinée à un « public nouveau ».
Sur la notion de « mode technique spécifique » : deuxième question préjudicielle
16. J’observe d’emblée que la deuxième question préjudicielle, telle que formulée par la juridiction de renvoi, revêt un caractère abstrait et général, au point de permettre de douter de sa recevabilité, dans la mesure où la Cour n’est pas compétente pour répondre à des questions hypothétiques qui ne sont pas nécessaires pour la solution du litige pendant devant la juridiction lui ayant adressée une demande de décision préjudicielle (7). Il ressort cependant de la décision de renvoi que, par cette question, cette juridiction cherche à déterminer, en substance, si le fait, pour l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées, de transmettre par un système de câbles vers les chambres de cette résidence les émissions de télévision et de radio captées à l’aide de son antenne satellitaire constitue une communication au public soumise à l’autorisation des titulaires des droits d’auteur, au titre de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, au seul motif que cette transmission est effectuée par un moyen technique spécifique, différent de celui de l’émission d’origine et sans qu’il soit nécessaire de vérifier si le critère du « public nouveau » est satisfait.
17. Selon cette décision, les doutes de la juridiction de renvoi découlent du fait que la Cour, tout en ayant établi le critère du « mode technique diffèrent », semble, dans certaines situations, s’en être écarté ou, dans d’autres, ne pas l’avoir pris en compte. Or, selon cette juridiction, un exploitant qui transmet par un système de câbles le signal de télévision et de radio capté par une antenne satellitaire effectue une communication (transmission) selon un mode technique (le câble) différent du mode technique employé pour l’émission d’origine (le satellite).
18. Il ne me semble cependant pas que cette prémisse de la juridiction de renvoi soit correcte.
19. En effet, tant le critère du public nouveau que celui du mode technique spécifique sont d’origine prétorienne et doivent donc être compris et appliqués, aux fins de l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, conformément à la jurisprudence les ayant établis. S’agissant de ce second critère, il a été introduit par la Cour afin de distinguer deux types de situations : celles où deux transmissions sont effectuées « dans des conditions techniques spécifiques, suivant un mode différent de transmission des œuvres protégées et chacune destinée à un public » et celles où « un opérateur avait rendu accessible, par son intervention délibérée, une radiodiffusion comprenant des œuvres protégées à un public nouveau » (8). Or, tandis que le premier type de situations concerne en particulier les retransmissions dans l’internet, la situation où l’exploitant d’un établissement hôtelier distribue par câble vers les chambres de cet établissement le signal de télévision capté par une antenne, en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt SGAE, relève du second type de situations (9).
20. La situation de l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées en cause au principal est analogue à cette seconde situation. Dès lors, un tel exploitant, qui transmet, par un système de câbles vers les chambres de cette résidence, les émissions captées à l’aide de son antenne satellitaire, n’effectue pas une transmission de ces émissions selon un mode technique spécifique, différent de celui utilisé pour ces émissions, mais donne seulement accès auxdites émissions aux occupants.
21. D’un point de vue plus général, la notion de « mode technique spécifique », telle qu’elle ressort de la jurisprudence de la Cour (10), désigne les modes techniques qui, du fait des moyens de transmission différents de l’émission d’origine, permettent d’accéder à cette émission dans des conditions techniques substantiellement différentes soit du point de vue de la zone de couverture, soit de celui de l’accessibilité ou de la qualité du signal, soit, enfin, en ce qui concerne l’équipement nécessaire pour la réception. Constituent donc des modes techniques spécifiques les modes traditionnels de diffusion de radio et de télévision – terrestre, satellitaire et par câble – ainsi que l’internet.
22. En ce qui concerne plus particulièrement les aspects du droit d’auteur relatifs à la distribution par câble, ils sont règlementés, notamment, par la directive 93/83/CEE (11). Or, la Cour a eu déjà l’occasion de juger que cette directive régit uniquement les relations des titulaires des droits d’auteur et droits voisins avec les « distributeurs par câble » ou les « câblodistributeurs », ces notions désignant les opérateurs des réseaux câblés traditionnels dont l’activité principale est la distribution par câble d’émissions de radio et de télévision. Ainsi, un établissement hôtelier ne saurait être considéré comme un « distributeur par câble », au sens de ladite directive (12).
23. Il en va de même, à mon avis, de la notion de « mode technique spécifique ». En effet, ce qui caractérise un distributeur par câble, au sens de la directive 93/83, est le fait que, par son activité, il modifie substantiellement les conditions techniques et économiques de la réception du signal dont il assure la retransmission. Ainsi, non seulement un distributeur dispense ses clients d’installer leur propre antenne, mais il permet également la réception dans des endroits où le signal terrestre ou satellitaire est faible ou non existant et donne l’accès à des émissions provenant des différents organismes de radiodiffusion en créant un « bouquet » de programmes. Il est aussi susceptible, dans les limites légales et techniques de son activité, de connecter à son réseau un nombre indéterminé d’utilisateurs. Un tel distributeur par câble effectue donc une retransmission autonome des émissions d’origine.
24. En revanche, l’exploitant d’un établissement tel qu’un hôtel ou, comme en l’espèce, une résidence pour personnes âgées, qui retransmet le signal capté par sa propre antenne vers les différents endroits de cet établissement, notamment les unités d’habitation, se limite à permettre la réception de l’émission d’origine sur les postes de télévision installés dans ces endroits, dont le nombre est d’ailleurs déterminé et qui se trouvent typiquement dans un seul bâtiment ou un ensemble de bâtiments formant un seul établissement.
25. S’agissant de la retransmission par câble, la notion de « mode technique spécifique » concerne donc la retransmission par des opérateurs de réseaux câblés, tels que celui en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt AKM (13). Cette notion ne concerne pas, en revanche, la simple transmission du signal allant d’une antenne aux postes de télévision au sein d’un seul établissement, bien que cette transmission s’effectue aussi, habituellement, par câble.
26. Par ailleurs, dans la mesure où les critères de « mode technique spécifique » et de « public nouveau » sont indépendants, la satisfaction de l’un de ces critères dispense d’analyser la situation sous l’angle de l’autre. Il est vrai que, dans l’arrêt AKM (14), la Cour a écarté l’application du critère du « mode technique spécifique » pour constater l’absence d’une communication au public, au motif que le critère de « public nouveau » n’était pas satisfait. Il s’agissait cependant, comme l’observe à juste titre la Commission, d’une situation exceptionnelle dans laquelle, en vertu du droit national applicable, l’autorisation donnée par les titulaires des droits d’auteur à l’organisme national de radiodiffusion équivalait à une autorisation pour la retransmission par câble des émissions de cet organisme (15). L’arrêt AKM (16) implique donc seulement une règle, somme toute assez évidente, selon laquelle, lorsqu’il est manifeste que les titulaires ont donné leur autorisation tant pour la communication d’origine que pour la communication secondaire, le mode technique utilisé par cette seconde communication est indifférent.
27. Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question que la transmission du signal de radio et de télévision de l’antenne vers les postes de réception à l’intérieur d’une résidence pour personnes âgées ne constitue pas une communication effectuée selon un mode technique spécifique, différent de celui utilisé pour l’émission d’origine.
Sur la notion de « public nouveau » : troisième question préjudicielle
28. Par sa troisième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 doit être interprété en ce sens que le fait, pour l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées, de transmettre par un système de câbles vers les chambres de cette résidence les émissions captées à l’aide de son antenne satellitaire constitue une communication au public soumise à l’autorisation des titulaires des droits d’auteur au titre de cette disposition, au motif que cette transmission est destinée à un « public nouveau », c’est-à-dire un public n’ayant pas été pris en compte par les titulaires des droits d’auteur lorsqu’ils ont donné leur autorisation pour l’émission d’origine.
29. La notion de « public nouveau » dans le contexte du droit de communication au public trouve son origine dans l’arrêt SGAE. L’affaire ayant donné lieu à cet arrêt concernait la distribution du signal de télévision dans les chambres d’un hôtel, c’est-à-dire une utilisation secondaire des émissions de télévision. La pertinence du critère de « public nouveau » pour qualifier une telle utilisation de communication au public est expliquée de manière suivante dans cet arrêt :
« 40. Il y a [...] lieu de relever qu’une communication opérée dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal s’analyse [...] comme une communication faite par un organisme de retransmission différent de l’organisme d’origine. Ainsi, une telle transmission se fait à un public distinct du public visé par l’acte de communication originaire de l’œuvre, c’est-à-dire à un public nouveau.
41. En effet, [...] l’auteur, en autorisant la radiodiffusion de son œuvre, ne prend en considération que les usagers directs, c’est-à-dire les détenteurs d’appareils de réception qui, individuellement ou dans leur sphère privée ou familiale, captent les émissions. [...] [D]ès lors que cette captation se fait à l’intention d’un auditoire plus vaste, et parfois à des fins lucratives, une fraction nouvelle du public réceptionnaire est admise à bénéficier de l’écoute ou de la vision de l’œuvre et la communication de l’émission [...] n’est plus la simple réception de l’émission elle-même, mais un acte indépendant par lequel l’œuvre émise est communiquée à un nouveau public. [...] [C]ette réception publique donne prise au droit exclusif de l’auteur de l’autoriser.
42. Or, la clientèle d’un établissement hôtelier forme un tel public nouveau. En effet, la distribution de l’œuvre radiodiffusée à cette clientèle au moyen d’appareils de télévision ne constitue pas un simple moyen technique pour garantir ou améliorer la réception de l’émission d’origine dans sa zone de couverture. Au contraire, l’établissement hôtelier est l’organisme qui intervient, en pleine connaissance des conséquences de son comportement, pour donner accès à l’œuvre protégée à ses clients. En effet, en l’absence de cette intervention, ces clients, tout en se trouvant à l’intérieur de ladite zone, ne pourraient, en principe, jouir de l’œuvre diffusée. » (17)
30. Selon la formulation désormais établie, le « public nouveau » s’entend du public n’ayant pas été déjà pris en compte par le titulaire du droit lorsqu’il a autorisé la communication initiale de son œuvre au public (18). Or, comme l’a indiqué la Cour dans l’arrêt SGAE (19), en autorisant la radiodiffusion de leurs œuvres, les auteurs prennent en compte les usagers directs, c’est-à-dire les détenteurs d’appareils de réception qui, individuellement ou dans leur sphère privée ou familiale, captent les émissions.
31. Les clients des établissements tels que les hôtels, les café-restaurants ou les centres de rééducation ne se trouvent pas dans une telle situation, car ils captent les émissions non pas en tant que détenteurs d’appareils de réception, mais en tant que simples utilisateurs de ceux-ci, et non pas dans leur sphère privée ou familiale, mais dans des lieux publics. C’est donc seulement grâce à l’intervention de l’exploitant de l’établissement en cause que ses clients peuvent bénéficier de ces émissions dans de telles circonstances. Les clients forment alors un public additionnel par rapport au public ayant été pris en compte par les titulaires lorsque ceux-ci ont autorisé la communication initiale de leurs œuvres au public.
32. La situation des occupants d’une résidence pour personnes âgées est à cet égard particulière.
33. Il est certes vrai que l’exploitant de cette résidence intervient, en pleine connaissance des conséquences de son comportement, pour donner accès aux œuvres protégées à ses clients qui, sans cette intervention, ne pourraient pas en jouir, à tout le moins pas dans les conditions assurées par cet exploitant.
34. Cependant, si l’on poussait cette logique à l’extrême, le public pris en compte par les titulaires, lorsqu’ils ont donné leur autorisation initiale, serait limité aux seuls propriétaires de maisons unifamiliales équipées de leurs propres antennes. Dans toutes les autres situations, la réception du signal de télévision est, à un certain point, conditionnée par l’intervention de tiers, que ce soient les propriétaires dans le cas des habitations en location, les syndics des copropriétés équipées d’antennes communes ou les opérateurs des réseaux câblés de proximité (20).
35. Or, reconnaitre dans toutes ces situations, l’existence d’une communication au public secondaire irait à l’encontre tant de la lettre que de l’esprit de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, tel qu’interprété par la Cour. Une telle interprétation aboutirait en effet à une surcompensation des titulaires des droits d’auteur qui seraient rémunérés deux fois – d’abord par les organismes de radiodiffusion, puis par les responsables de cette communication secondaire – pour une communication destinée en réalité au même public et effectuée dans les mêmes conditions techniques.
36. Il en découle, à mon avis, qu’il n’y a pas lieu de concentrer l’analyse uniquement sur le rôle de l’utilisateur qui rend possible l’accès aux émissions d’origine, mais qu’il faut prendre en compte la qualité en laquelle les destinataires ciblés obtiennent cet accès, afin de déterminer s’il s’agit véritablement d’un public nouveau.
37. Or, de ce point de vue, les occupants d’une résidence pour personnes âgées doivent, à mon sens, être considérés comme des usagers directs des émissions d’origine, au sens du point 41 de l’arrêt SGAE. En effet, conformément à ce qui a été constaté, il ressort de la décision de renvoi que, dans la procédure au principal, ces occupants établissent dans cette résidence, en principe, leur domicile afin d’y passer la fin de leur vie. En cette qualité de résidents permanents, ils doivent donc être considérés comme les détenteurs des appareils de réception qui y sont installés (21) qui, dans leur sphère privée, captent les émissions.
38. La spécificité d’une résidence pour personnes âgées tient au fait que, en raison de leur âge, ses occupants ne sont pas pleinement autonomes, mais dépendent, sur de nombreux aspects de leur vie quotidienne, des services fournis par l’exploitant de cette résidence. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle ils choisissent de s’y installer. Ces services comprennent non seulement des soins proprement dits, mais également de nombreux services de la vie courante. L’un d’entre eux est la fourniture d’accès au signal de radio et télévision à l’aide des équipements propres à la résidence. Compte tenu de la qualité de ces occupants d’usagers directs de l’émission d’origine, cette fourniture doit être considérée non pas comme une communication au public secondaire, mais comme un simple moyen technique pour garantir la réception de cette émission d’origine dans sa zone de couverture, au sens du point 42 de l’arrêt SGAE.
39. Ce raisonnement rejoint la réserve émise par la Cour, au point 45 de l’arrêt GEMA, selon laquelle dans le cas de la fourniture d’équipements permettant la réception d’émissions de télévision et de radio dans des appartements loués à des locataires résidentiels, ces derniers ne devraient pas être considérés comme un « public nouveau » et une telle fourniture ne relèverait donc pas du droit exclusif de communication au public. Sur ce point, je ne partage pas l’argument de GEMA selon lequel cette situation ne serait pas comparable à celle en cause dans la présente affaire au motif que, selon GEMA, le propriétaire d’un logement en location se limiterait à mettre ce logement à la disposition du locataire, tandis que l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées leur fournit lui-même tous les services nécessaires. Dans les deux cas, lorsque les destinataires de la prestation consistant à donner l’accès à des émissions de radio et télévision sont considérés comme les détenteurs d’appareils de réception qui captent ces émissions dans leur sphère privée, cette prestation ne constitue pas une communication au public. Les circonstances telles que d’autres services éventuellement fournis par le même prestataire sont ici dépourvues de pertinence.
40. Ainsi, il y a lieu de considérer que les occupants d’une résidence pour personnes âgées ne constituent pas un public nouveau qui n’a pas été pris en compte par les titulaires des droits d’auteur lorsque ces derniers ont donné leur autorisation pour la communication au public initiale de leurs œuvres sous forme de radiodiffusion. Par conséquent, la retransmission de ces œuvres par l’exploitant de cette résidence à ces occupants ne relève pas de la notion de « communication au public », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, et n’est donc pas soumise au droit exclusif desdits titulaires.
41. Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’argument soulevé par GEMA selon lequel ses tarifs prévoient le payement des redevances par, notamment, les exploitants des résidences pour personnes âgées, de sorte que les communications effectuées par ces exploitants au profit des occupants de ces résidences ne peuvent pas être considérées comme étant couvertes par l’autorisation donnée aux organismes de radiodiffusion. En effet, l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, qui fait l’objet de la présente affaire, concerne l’étendue matérielle du droit de communication au public et ne saurait dépendre de la pratique de gestion collective dudit droit ; celle-ci devra en revanche s’adapter à cette interprétation.
42. Le caractère lucratif de l’activité de l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées n’a pas non plus d’incidence sur la qualification de son comportement du point de vue du droit d’auteur. Il est clair que les frais d’hébergement que payent les occupants d’une résidence à cet exploitant couvrent, notamment, la mise à disposition du signal de radio et télévision. Ces frais doivent cependant, dans une telle situation, être considérés comme une contrepartie du service consistant à permettre à ces occupants de recevoir des émissions d’origine et leur payement ne transforme pas ce service en une exploitation autonome de ces émissions.
43. Par ailleurs, la conclusion selon laquelle les occupants d’une résidence pour personnes âgées ne constituent pas un public nouveau auquel serait destinée une communication effectuée par l’exploitant de cette résidence doit s’appliquer, à mon avis, non seulement aux postes de télévision installés dans les chambres individuelles des occupants, visés expressément par les questions préjudicielles, mais également à ceux installés dans les lieux communs, tels que les salles de restauration ou de repos. En effet, bien qu’en raison de la spécificité d’une résidence pour personnes âgées (22), certaines activités des occupants, telles la prise des repas ou certains loisirs, se déroulent en commun, ces activités relèvent toujours de leur sphère privée. Considérer que cette sphère privée se limite aux chambres individuelles me paraît en effet non seulement inacceptable du point de vue axiologique, mais tout simplement erroné en fait : compte tenu de la situation spécifique d’une résidence pour personnes âgées, les espaces communs constituent en réalité le prolongement de la sphère privée des occupants.
Réponse aux questions
44. Selon une jurisprudence établie, pour être qualifiée de « communication au public », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, une communication secondaire doit être effectuée selon un mode technique spécifique ou, à défaut, être destinée à un public nouveau (23). Dans une situation telle que celle en cause dans l’affaire au principal, aucun de ces deux critères n’est satisfait. Par conséquent, il y a lieu de répondre aux deuxième et troisième questions que l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées n’effectue pas une communication au public lorsqu’il retransmet à travers son réseau de câbles, en simultané, complètement et sans modification, sur les prises de télévision et de radio installées dans les chambres des occupants, des programmes de radiodiffusion captés par une installation de réception par satellite.
À titre subsidiaire : la première question préjudicielle
45. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les occupants d’une résidence pour personnes âgées constituent un public auquel serait destinée la communication effectuée par l’exploitant de cette résidence dans les circonstances telles que celles en cause dans le litige au principal. Si la Cour devait suivre ma proposition de réponse aux deuxième et troisième questions, la première question deviendrait sans objet, car le comportement de l’exploitant en cause devrait s’analyser plutôt comme un moyen technique permettant la réception de l’émission d’origine à une fraction du public visé par cette émission. C’est donc seulement à titre subsidiaire, pour le cas où la Cour ne suivrait pas ma proposition, que je vais analyser la première question.
46. Les doutes de la juridiction de renvoi ont trait au fait que, dans son jugement en appel dans la procédure au principal, l’Oberlandesgericht Zweibrücken (tribunal régional supérieur de Zweibrücken) a considéré la communication en cause comme étant destinée non pas à un public, mais à un groupe privé (24). Il me semble cependant que cette appréciation de la juridiction d’appel est erronée.
47. En vertu d’une jurisprudence constante de la Cour, la notion de « public » vise un nombre indéterminé de destinataires potentiels et implique, par ailleurs, un nombre de personnes assez important. Ainsi, cette notion comporte un certain seuil de minimis, ce qui exclut un trop faible nombre de personnes concernées, voire un nombre insignifiant (25).
48. Dans ce contexte, il n’est pas contesté, dans la procédure au principal, que les occupants de la résidence exploitée par la partie défenderesse constituent bien un groupe assez important de personnes dépassant le seuil de minimis. En revanche, il ne semble pas clair s’ils doivent être considérés comme des personnes indéterminées ou, au contraire, comme un groupe privé, au vu, d’une part, de la relative stabilité de ce groupe de personnes et, d’autre part, des liens qu’elles peuvent avoir tissés entre elles pendant leur séjour dans la résidence en cause.
49. À cet égard, concernant le caractère indéterminé des membres du public, la Cour a jugé qu’il s’agissait « des personnes en général, par opposition à des personnes déterminées appartenant à un groupe privé » (26). Le public se définit donc par opposition à un groupe privé, en ce sens que, dans le contexte d’une communication d’œuvres protégées par le droit d’auteur, les personnes qui ne forment pas un groupe privé doivent être qualifiées de public.
50. Cependant, ce que la Cour n’a pas dit expressément, mais qui est inhérent à cette opposition, c’est que, pour qu’une communication ne soit pas considérée comme destinée à un public et échappe ainsi au droit exclusif des auteurs, la personne à l’origine de cette communication doit faire partie du groupe privé en question. C’est uniquement si cette condition est remplie que la communication peut être considérée comme étant destinée à un groupe privé, à savoir celui de la personne qui est à l’origine de la communication (appelé aussi « cercle privé » ou « cercle de famille ») (27).
51. En revanche, lorsque les personnes auxquelles la communication est destinée ne font pas partie du cercle privé de la personne à l’origine de la communication, elles forment, du point de vue de cette dernière personne, un public, bien qu’elles puissent appartenir à un groupe privé entre elles. La communication est alors destinée à un public.
52. Cette situation correspond exactement à celle d’une résidence pour personnes âgées telle que celle en cause au principal. Si les occupants peuvent former un groupe privé entre eux, cela est dépourvu de pertinence en ce qui concerne le sujet de la présente affaire, car leur relation avec l’exploitant de cette résidence – c’est-à-dire la personne à l’origine de la communication litigieuse – est non pas une relation privée, mais une relation commerciale entre un fournisseur de services et ses clients. Du point de vue du droit de communication au public, ces occupants sont donc susceptibles de constituer un public auquel est destiné la communication effectuée par l’exploitant de la résidence en question.
53. Il est certes vrai que, dans l’arrêt SCF (28), la Cour n’a pas qualifié de « public » les patients d’un cabinet dentaire. Il s’agissait cependant, dans cette affaire, de l’interprétation non pas de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, mais de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 92/100/CEE (29), qui instaure non pas un droit exclusif d’autoriser ou d’interdire, mais un droit à caractère compensatoire en lien avec une communication au public des phonogrammes, c’est-à-dire un droit purement économique. La Cour, ayant constaté que ces deux droits poursuivent des finalités en partie différentes (30), a pu considérer comme décisifs des critères spécifiques, notamment ceux de la réceptivité des destinataires de la communication et du caractère quasi-privé du groupe formé par les patients d’un cabinet dentaire (31). Cet arrêt est cependant sans incidence en ce qui concerne l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 (32).
54. Il s’ensuit que si une communication sous la forme de la retransmission du signal de radio et de télévision effectuée par l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées, telle que celle en cause au principal, devait être considérée comme une communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, les occupants de cette résidence seraient susceptibles de constituer un public auquel cette communication est destinée.
Conclusion
55. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose de répondre aux questions préjudicielles posées par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) de la manière suivante :
L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information
doit être interprété en ce sens que :
l’exploitant d’une résidence pour personnes âgées n’effectue pas une communication au public lorsqu’il retransmet à travers son réseau de câbles, en simultané, complètement et sans modification, sur les prises de télévision et de radio installées dans les chambres des occupants, des programmes de radiodiffusion captés par une installation de réception par satellite.