CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME TAMARA ĆAPETA
présentées le 11 septembre 2025 (1)
Affaire C‑196/24 [Aucrinde] (i)
XX
contre
WW,
YY,
ZZ,
VV,
en présence de :
Ministère public
[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal judiciaire de Chambéry (France)]
« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile ou commerciale entre les juridictions des États membres – Obtention des preuves en matière civile ou commerciale – Exhumation d’un corps aux fins d’établissement d’un lien de filiation – Expertise génétique – Demande d’obtention de preuves considérée comme étant contraire à des principes fondamentaux du droit national de l’État membre requis – Motifs de refus d’exécuter une demande d’obtention de preuves – Conflit entre les droits fondamentaux – Dignité humaine d’une personne décédée – Respect de la vie privée et familiale – Identité personnelle – Droit de connaître ses origines génétiques »
I. Introduction
1. La présente demande de décision préjudicielle amène la Cour à se prononcer sur l’interprétation du règlement (UE) 2020/1783, qui instaure une coopération judiciaire en matière civile et commerciale dans le domaine de l’obtention des preuves (2).
2. Plus précisément, la Cour est appelée à apprécier pour la première fois si une réglementation nationale, considérée comme une question d’ordre public en droit national, peut être invoquée pour refuser d’exécuter une demande d’obtention de preuves adressée par une juridiction d’un État membre (la juridiction requérante) à une juridiction d’un autre État membre (la juridiction requise).
3. Les questions déférées à la Cour s’inscrivent dans le cadre d’une procédure juridictionnelle engagée devant le Tribunale di Genova (tribunal de Gênes, Italie, ci-après la « juridiction italienne ») afin d’établir la paternité du requérant dans la présente affaire. À cette fin, cette juridiction a saisi le tribunal judiciaire de Chambéry (France), en tant que juridiction de renvoi, d’une demande d’obtention de preuves, en application du règlement 2020/1783, en vue de la réalisation d’une expertise génétique nécessaire à l’établissement de la paternité. L’exécution de cette demande implique l’exhumation du corps du père présumé, inhumé en France, et le prélèvement d’un échantillon sur le corps, nécessaire à l’identification par empreintes génétiques.
II. Droit de l’Union applicable
Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
4. L’article 1er, intitulé « Dignité humaine », dispose :
« La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée. »
5. L’article 7, intitulé « Respect de la vie privée et familiale », dispose :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »
Règlement 2020/1783
6. L’article 1er définit le champ d’application du règlement 2020/1783. Il distingue entre l’exécution indirecte d’une mesure d’instruction, prévue à l’article 1er, paragraphe 1, sous a), et l’exécution directe d’une mesure d’instruction, prévue à l’article 1er, paragraphe 1, sous b). Cette disposition est libellée comme suit :
« 1. Le présent règlement s’applique en matière civile ou commerciale lorsqu’une juridiction d’un État membre, conformément au droit dudit État membre, demande :
a) à la juridiction compétente d’un autre État membre de procéder à l’exécution d’une mesure d’instruction ; ou
b) de procéder à l’exécution directe d’une mesure d’instruction dans un autre État membre.
[...] »
7. L’article 12 du règlement 2020/1783 contient des dispositions générales relatives à l’exécution de demandes visant à procéder à l’exécution indirecte d’une mesure d’instruction, au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous a), de ce règlement. Les dispositions pertinentes de l’article 12 énoncent ce qui suit :
« 1. La juridiction requise exécute la demande sans tarder, et au plus tard dans un délai de 90 jours à compter de la réception de la demande.
2. La juridiction requise exécute la demande conformément au droit national dont elle relève.
3. La juridiction requérante peut demander que la demande soit exécutée selon une procédure spéciale prévue par le droit national dont elle relève, au moyen du formulaire A qui figure à l’annexe I. La juridiction requise exécute la demande conformément à la procédure spéciale, à moins que cela ne soit incompatible avec le droit national dont elle relève ou qu’elle ne soit pas en mesure de le faire en raison de difficultés pratiques majeures. Si la juridiction requise, pour l’une de ces raisons, ne se conforme pas à la demande visant à ce que la demande soit exécutée conformément à une procédure spéciale, elle en informe la juridiction requérante au moyen du formulaire H qui figure à l’annexe I.
[...] »
8. L’article 16 du règlement 2020/1783 énumère les motifs de refus d’exécution des demandes visant à procéder à l’exécution indirecte d’une mesure d’instruction prévues à l’article 1er, paragraphe 1, sous a), de ce règlement. Alors que l’article 16, paragraphe 1, concerne uniquement les demandes d’audition d’une personne, qui sont sans pertinence dans la présente affaire, l’article 16, paragraphe 2, est libellé comme suit :
« 2. L’exécution d’une demande ne peut être refusée que pour des motifs autres que ceux visés au paragraphe 1, lorsqu’un ou plusieurs des motifs suivants s’appliquent :
a) la demande ne relève pas du champ d’application du présent règlement ;
b) l’exécution de la demande n’entre pas dans les attributions du pouvoir judiciaire selon le droit de l’État membre dont relève la juridiction requise ;
c) la juridiction requérante n’a pas déféré à la requête de la juridiction requise de compléter la demande de procéder à l’exécution de la mesure d’instruction conformément à l’article 10, dans les trente jours à compter de cette requête ; ou
d) une consignation ou une avance demandée conformément à l’article 22, paragraphe 3, n’a pas été effectuée dans les soixante jours à compter de la demande, par la juridiction requise, de consignation ou de versement d’avance. »
9. L’article 19 du règlement 2020/1783 concerne les demandes d’exécution directe de la mesure d’instruction prévues à l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de ce règlement. Son paragraphe 7 énumère les motifs de refus d’exécution d’une telle demande. Il est libellé comme suit :
« 7. L’organisme central ou l’autorité compétente de l’État membre requis ne peut refuser une demande de procéder à l’exécution directe d’une mesure d’instruction que si :
a) la demande ne relève pas du champ d’application du présent règlement ;
b) elle ne contient pas toutes les informations nécessaires visées à l’article 5 ; ou
c) l’exécution directe de la mesure d’instruction demandée est contraire aux principes fondamentaux du droit de l’État membre dont il ou elle relève. »
Règlement nº 1206/2001 (3)
10. Le règlement 2020/1783 constitue la refonte du règlement no 1206/2001.
11. Les dispositions pertinentes du règlement no 1206/2001, à savoir les articles 1er, 10, 14 et 17, correspondent respectivement aux articles 1er, 12, 16 et 19 du règlement 2020/1783.
12. À cet égard, la jurisprudence relative au règlement no 1206/2001 est également pertinente pour l’interprétation des dispositions applicables du règlement 2020/1783 dans la présente affaire.
III. Les faits du litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
13. Le requérant dans la présente affaire, XX, a saisi le Tribunale di Genova (tribunal de Gênes) afin d’établir que AA, décédé et inhumé en France, est son père biologique.
14. Le requérant demande à cette juridiction i) de faire constater qu’il est le fils naturel de AA, ii) de l’autoriser à utiliser le nom de famille paternel et iii) d’ordonner à l’officier de l’état civil compétent d’annoter la sentence à prononcer lorsqu’elle deviendra définitive.
15. Les défendeurs au principal, qui sont des enfants légitimes de AA, se sont opposés aux examens nécessaires à une expertise hématologique afin que soit déterminé si le requérant présente des caractéristiques génétiques correspondant à celles des défendeurs. Au lieu de cela, ils ont demandé qu’un examen génétique soit effectué sur le corps de leur père défunt. Dès lors, la juridiction italienne a ordonné une expertise hématologique et a nommé un expert pour procéder à une comparaison génétique entre le requérant et le corps du père présumé lors de son exhumation.
16. Le 18 novembre 2022, la juridiction italienne a transmis à la juridiction de renvoi une demande d’exhumation du corps du père présumé, sur le fondement du règlement 2020/1783, en utilisant le formulaire A figurant à l’annexe I de ce règlement.
17. Toutefois, en vertu du code civil français, un juge ne peut ordonner l’exhumation d’un corps aux fins d’un prélèvement génétique tendant à l’établissement d’un lien de filiation, à moins que la personne décédée n’y ait expressément consenti de son vivant.
18. Les dispositions pertinentes du code civil français, article 16‑11 (4), sont libellées comme suit :
« L’identification d’une personne par ses empreintes génétiques ne peut être recherchée que :
1° Dans le cadre de mesures d’enquête ou d’instruction diligentées lors d’une procédure judiciaire :
2° À des fins médicales ou de recherche scientifique ;
3° Aux fins d’établir, lorsqu’elle est inconnue, l’identité de personnes décédées ;
4° Dans les conditions prévues à l’article L. 2381‑1 du code de la défense ;
5° À des fins de lutte contre le dopage, dans les conditions prévues à l’article L. 232‑12‑2 du code du sport.
En matière civile, cette identification ne peut être recherchée qu’en exécution d’une mesure d’instruction ordonnée par le juge saisi d’une action tendant soit à l’établissement ou la contestation d’un lien de filiation, soit à l’obtention ou la suppression de subsides. Le consentement de l’intéressé doit être préalablement et expressément recueilli. Sauf accord exprès de la personne manifesté de son vivant, aucune identification par empreintes génétiques ne peut être réalisée après sa mort.
[...] »
19. En outre, ainsi que l’a soutenu le gouvernement français, l’ensemble du chapitre du code civil français, qui comprend cette disposition, est considéré comme relevant de l’ordre public, conformément à l’article 16‑9 de ce code.
20. Au vu de ces éléments, la juridiction de renvoi se demande si l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783 doit être interprété en ce sens qu’il permet à une juridiction de refuser d’exécuter une demande d’obtention de preuves lorsqu’une telle demande est considérée comme étant contraire aux principes fondamentaux du droit de l’État membre dont relève la juridiction requise.
21. Selon la juridiction de renvoi, les motifs de refus d’application du règlement 2020/1783 sont énumérés de manière exhaustive à l’article 16 de celui-ci, de sorte que l’article 12 ne contient pas de motif supplémentaire d’un tel refus. Toutefois, cette juridiction a également exprimé des préoccupations selon lesquelles une telle interprétation de l’article 12 signifierait qu’aucune garantie ne protège contre l’exécution de demandes introduites selon des procédures ne respectant pas les exigences du droit de l’Union (5), en particulier les articles 1er et 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
22. Dans ces conditions, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes :
« 1) L’article 12 du [règlement 2020/1783] permet-il au juge national de refuser d’appliquer le règlement en question et de déférer à la demande de l’État requérant, au motif que la forme de la demande serait contraire à des principes fondamentaux du droit national de l’État requis et notamment à son article 16‑11 du code civil ?
2) Si l’application de l’article 12 du [règlement 2020/1783] s’opère sans considération du droit national, comment interpréter et articuler les article 1 (droit à la dignité) et 7 (droit au respect de la vie privée) de la [Charte] pour dire si une telle application du règlement emporte ou non violation de la [Charte] ? »
23. Le requérant au principal, le gouvernement français et la Commission européenne ont déposé leurs observations écrites devant la Cour.
24. Une audience de plaidoiries s’est tenue le 29 avril 2025, au cours de laquelle le gouvernement français et la Commission ont présenté des observations orales.
IV. Analyse
A. Les remarques liminaires – la déconstruction des questions préjudicielles
25. Afin de fournir des conseils utiles à la Cour, je considère qu’il est nécessaire de décortiquer les questions préjudicielles pour mieux comprendre les préoccupations exprimées par la juridiction de renvoi.
26. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si elle peut refuser d’exécuter une demande présentée en vertu du règlement 2020/1783, visant à obtenir un prélèvement génétique post mortem sur une personne inhumée en France aux fins d’établir un lien de filiation, alors que le code civil français interdit l’obtention de telles preuves sans le consentement préalable exprimé par l’intéressé de son vivant.
27. Selon cette juridiction, le refus d’exécuter une demande sur le fondement de l’article 12 ne saurait être justifié, dès lors que l’article 16 du règlement 2020/1783 énumère de manière exhaustive les motifs de refus, parmi lesquels l’ordre public national ne figure pas. Néanmoins, la juridiction de renvoi souhaite déterminer si un tel motif peut être déduit de l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783.
28. Dans ses observations soumises à la Cour, le gouvernement français fait valoir que la demande de la juridiction italienne n’est pas une demande d’exécution indirecte d’une mesure d’instruction au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous a), du règlement 2020/1783, de sorte que son article 12 est sans pertinence pour la présente affaire. Ce gouvernement estime que cette demande vise à procéder à l’exécution directe de la mesure d’instruction au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), du règlement 2020/1783, ce qui signifie que c’est l’article 19 de ce règlement qui a vocation à s’appliquer. Selon ledit gouvernement, il conviendrait de reformuler la première question de manière à ce qu’elle porte sur l’interprétation de l’article 19 du règlement 2020/1783.
29. L’importance d’une telle lecture pour la présente affaire réside dans la possibilité pour la juridiction requise de refuser une demande d’exécution directe d’une mesure d’instruction si une telle exécution directe est contraire aux principes fondamentaux du droit de l’État membre requis, comme le prévoit l’article 19, paragraphe 7, sous c), du règlement 2020/1783. À l’inverse, il n’existe pas de motif équivalent justifiant le refus d’une demande d’exécution indirecte d’une mesure d’instruction.
30. Afin de répondre à la première question, il conviendra donc d’abord d’apprécier si l’article 12 du règlement 2020/1783 est effectivement applicable à la présente affaire, ce qui ne serait le cas que si la demande en cause porte sur l’exécution indirecte de la mesure d’instruction.
31. La seconde question posée par la juridiction de renvoi est un peu plus complexe. Partant de l’hypothèse selon laquelle l’article 16‑11 du code civil français ne permet pas de refuser le prélèvement génétique post mortem sur AA, la juridiction de renvoi s’interroge en outre sur le point de savoir si l’exécution de la demande émanant de la juridiction italienne serait contraire aux dispositions de la Charte. Plus précisément, cette juridiction s’intéresse aux liens entre l’article 1er et l’article 7 de cette Charte. Elle s’interroge donc sur la manière dont ladite Charte met en balance le droit au respect de la dignité du défunt et le droit de connaître ses origines.
32. Ainsi que cela a été suggéré lors de l’audience, la seconde question vise donc, en substance, à déterminer si le droit italien applicable, qui autorise les juges à ordonner un prélèvement génétique post mortem afin d’établir un lien de filiation – indépendamment de la question de savoir si le parent présumé y a préalablement consenti de son vivant – est conforme à la Charte.
33. Toutefois, dans l’ordonnance de renvoi, la juridiction de renvoi n’exprime aucune préoccupation quant à la conformité, à la Charte, du droit italien applicable. Elle précise plutôt que la réponse à la seconde question l’aiderait à déterminer si l’article 16‑11 du code civil français est lui-même compatible avec cette Charte.
34. La question de la compatibilité de l’article 16‑11 du code civil français avec la Charte ne se pose que dans l’hypothèse où cette disposition serait applicable dans la présente affaire pour fonder un refus d’exécuter la demande d’obtention de preuves. Ce n’est qu’après avoir établi l’applicabilité de l’article 16‑11 que l’on peut apprécier si son application est conforme à la Charte. Toutefois, en répondant à la seconde question telle qu’elle formulée, c’est-à-dire en partant de la présomption selon laquelle l’article 12, paragraphe 2, et l’article 16 du règlement 2020/1783 excluent l’application de l’article 16‑11 du code civil français comme motif de refus d’exécution d’une demande d’obtention de preuves, la question de la compatibilité de cette disposition avec la Charte revêtirait un caractère hypothétique, dès lors que ladite disposition n’est pas applicable aux faits de la présente affaire.
35. Je considère, par conséquent, que la Cour ne peut répondre à la seconde question que si celle-ci est comprise comme visant à déterminer si la Charte doit être interprétée de manière conforme à une lecture du règlement 2020/1783 selon laquelle ce règlement ne s’oppose pas à ce que la juridiction italienne présente, dans les circonstances de la présente affaire, une demande d’obtention de preuves consistant en un prélèvement génétique post mortem.
36. À titre subsidiaire, si la Cour devait répondre par l’affirmative à la première question, permettant ainsi à la juridiction de renvoi de se fonder sur ses règles nationales d’ordre public pour refuser d’exécuter la demande d’obtention de preuves, il conviendrait de reformuler la seconde question. Dans ce cas, cette question doit être comprise comme visant à déterminer si la Charte doit être interprétée en ce sens qu’elle permet à des règles nationales de subordonner le prélèvement génétique post mortem au consentement exprès donné par la personne de son vivant.
B. Sur la première question
37. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783 lui permet de refuser une demande d’exécution indirecte d’une mesure d’instruction au motif que la forme de cette demande est contraire aux principes fondamentaux du droit national de l’État membre requis.
1. L’exécution indirecte ou directe d’une mesure d’instruction
38. Comme expliqué précédemment, le gouvernement français a fait valoir que la demande de la juridiction italienne portait sur l’exécution directe, et non indirecte, d’une mesure d’instruction ; dans cette hypothèse l’article 12 du règlement 2020/1783 ne trouverait pas à s’appliquer et la disposition pertinente serait l’article 19 de ce règlement.
39. La différence factuelle entre l’exécution indirecte d’une mesure d’instruction [définie à l’article 1er, paragraphe 1, sous a), du règlement 2020/1783)] et l’exécution directe d’une mesure d’instruction [définie à l’article 1er, paragraphe 1, sous b), du règlement 2020/1783] réside dans le fait que la mesure d’instruction est effectuée soit par des personnes relevant de la compétence de la juridiction requise, soit par celles relevant de la compétence de la juridiction requérante. Dans ce dernier cas, ces personnes procèdent elles-mêmes à l’obtention de preuves dans un autre État membre, par exemple en se déplaçant sur le territoire de l’État membre requis pour y interroger un témoin (6).
40. La différence procédurale entre les deux types d’obtention de preuves tient aux organismes chargés de communiquer et d’autoriser l’obtention de preuves. Dans le cadre d’une demande d’exécution indirecte d’une mesure d’instruction, la juridiction requérante prend directement contact avec la juridiction requise. Cette dernière décide ensuite des modalités d’obtention des preuves demandées, conformément à son droit national. En outre, ces demandes doivent être envoyées au moyen du formulaire A, annexé au règlement 2020/1783. En revanche, aux fins de l’exécution directe d’une mesure d’instruction, la juridiction requérante doit obtenir l’autorisation de l’organisme central ou de l’autorité compétente, que chaque État membre est tenu de désigner conformément au règlement 2020/1783 (7). Une telle demande est transmise au moyen du formulaire L, annexé à ce règlement.
41. Par ailleurs, pour les demandes d’exécution indirecte d’une mesure d’instruction, la procédure se déroule conformément aux règles nationales de la juridiction requise (8). En revanche, en ce qui concerne les demandes d’exécution directe d’une mesure d’instruction, l’obtention des preuves s’effectue conformément à la procédure prévue par le droit de l’État dont relève la juridiction requérante.
42. Enfin, et de manière particulièrement importante pour le présent cas, les motifs de refus d’exécuter une demande d’obtention de preuves diffèrent selon qu’il s’agit d’une exécution directe ou indirecte. Contrairement à l’exécution indirecte d’une mesure d’instruction, l’exécution directe peut être refusée pour des raisons d’ordre public dans l’État membre requis. L’article 19, paragraphe 7, sous c), du règlement 2020/1783 prévoit que le refus est possible si l’exécution directe de la mesure d’instruction demandée est contraire aux principes fondamentaux du droit de cet État membre.
43. Le règlement 2020/1783 ne contient aucune précision sur le point de savoir si les deux types d’obtention de preuves reposent sur des motifs de refus différents (9). Toutefois, comme le soutient la Commission, la raison d’être d’une portée plus large du refus d’une demande visant à procéder à l’exécution directe d’une mesure d’instruction est probablement justifiée par son caractère potentiellement intrusif dans la souveraineté de l’État requis (10). Dans le cas de l’exécution directe d’une mesure d’instruction, l’État membre requis est invité à permettre à des personnes de l’État membre requérant de se rendre sur son territoire afin d’y effectuer une expertise, qui pourrait affecter l’autorité publique de l’État membre dans lequel elle doit avoir lieu (11).
44. Toutefois, même lorsque l’exécution directe d’une mesure d’instruction est en cause, la portée du motif prévu à l’article 19, paragraphe 7, sous c), du règlement 2020/1783 permettant de refuser les demandes fondées sur les principes fondamentaux du droit de l’État requis apparaît limitée. Comme l’ont suggéré certains auteurs de doctrine, un tel motif ne s’applique qu’à la possibilité d’exécution directe d’une mesure d’instruction par la juridiction requérante, et non au fond de cette mesure. Dès lors, même si l’exécution directe de ladite mesure pouvait être considérée comme étant contraire aux principes fondamentaux de l’État membre requis, cela n’exclurait pas pour autant la possibilité de l’exécuter de manière indirecte. Dans ce cas, l’organisme central peut toujours inviter la juridiction requérante à saisir la juridiction compétente de l’État requis (12).
45. Dans la présente affaire, la juridiction italienne a-t-elle demandé l’exécution directe ou indirecte de la mesure d’instruction ?
46. En premier lieu, la demande a été adressée directement à la juridiction de renvoi, et non à l’organisme central français (13).
47. En deuxième lieu, la demande a été transmise au moyen du formulaire A, destiné à l’exécution indirecte d’une mesure d’instruction. Cela n’exclut toutefois pas que la juridiction requérante ait pu utiliser un formulaire inadapté, tout en ayant en réalité l’intention d’introduire une demande d’exécution directe de la mesure d’instruction.
48. Il convient donc, en troisième lieu, d’examiner avec soin la teneur de la demande formulée par la juridiction requérante.
49. À mon sens, plusieurs étapes doivent être suivies afin d’obtenir les preuves nécessaires à l’établissement du lien de filiation dans la présente affaire. Premièrement, le corps doit être exhumé. Deuxièmement, un échantillon doit être prélevé sur ce corps aux fins de l’identification par empreintes génétiques. Troisièmement, cet échantillon doit être analysé. Quatrièmement, l’échantillon analysé doit être comparé à l’échantillon prélevé sur le requérant.
50. Le formulaire A, au moyen duquel la demande a été transmise, a été soumis à la Cour dans le cadre du dossier national. Il ressort de ce formulaire que la juridiction requérante a demandé à la juridiction requise d’ordonner l’exhumation du corps. Or, l’exhumation elle-même ne peut évidemment pas constituer une preuve au sens du règlement 2020/1783 et n’est donc pas l’objet de la demande.
51. La preuve consiste en un échantillon génétique prélevé sur le corps exhumé. Il n’apparaît pas clairement, à la lecture du formulaire A tel que versé au dossier, qui doit procéder au prélèvement des échantillons sur le corps. La juridiction requérante a sollicité l’autorisation pour qu’un expert, qui serait ensuite chargé de comparer les échantillons, soit présent lors du prélèvement sur le corps. Il demeure toutefois possible que les parties et les représentants de la juridiction requérante assistent à l’exécution indirecte de la mesure d’instruction (14). Ainsi, la simple présence de l’expert relevant de la juridiction requérante ne signifie pas que la mesure d’instruction est exécutée directement. Les termes employés dans le formulaire A par la juridiction requérante laissent place à deux interprétations ; soit elle demandait que l’expert italien prélève directement l’échantillon, soit elle demandait seulement qu’il soit présent lors de l’obtention de la preuve (15). À mon sens, même si l’expert italien devait procéder physiquement au prélèvement de l’échantillon, cette action aurait néanmoins été effectuée sous le contrôle et la responsabilité des représentants de la juridiction requise et pourrait donc toujours être comprise comme l’exécution indirecte de la mesure d’instruction. En tout état de cause, la juridiction de renvoi n’a demandé aucune précision à la juridiction requérante et semble avoir compris la demande comme étant une demande d’exécution indirecte de la mesure d’instruction.
52. Les circonstances précédemment exposées permettent de conclure que la juridiction requérante a bien demandé l’exécution indirecte de la mesure d’instruction (16). Dès lors, l’article 12 du règlement 2020/1783 est pertinent pour apprécier si la juridiction de renvoi dans l’affaire au principal a le droit de refuser d’exécuter la demande d’obtention de preuves présentée au titre du règlement 2020/1783.
2. L’interprétation de l’article 12 du règlement 2020/1783
53. Aux termes de l’article 12, paragraphe 1, du règlement 2020/1783, la juridiction requise doit exécuter la demande sans tarder, et au plus tard dans un délai de 90 jours à compter de la réception de la demande. L’exécution de cette demande doit avoir lieu, comme le prévoit l’article 12, paragraphe 2, de ce règlement, conformément au droit national de l’État membre requis.
54. L’article 16‑11 du code civil français peut-il être compris comme relevant du « droit national » au sens de l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783 ? Dans l’affirmative, cette disposition peut-elle justifier le refus d’exécuter la demande d’obtention des preuves ?
55. Selon la Commission, l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783 a seulement pour objet de préciser que les modalités procédurales selon lesquelles l’obtention des preuves doit être effectuée sont déterminées par le droit de la juridiction requise.
56. Je partage la thèse défendue par la Commission.
57. Une telle interprétation est corroborée par le libellé de l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783 – lorsqu’il est envisagé dans le contexte plus large de cette disposition – par sa genèse législative et surtout par la logique et le cadre typique des instruments de reconnaissance mutuelle adoptés en vertu du titre V du traité FUE.
58. En examinant d’abord le libellé dans son contexte immédiat, je relève que l’article 12, paragraphe 3, du règlement 2020/1783 permet à la juridiction requérante de demander à la juridiction requise de procéder à l’obtention de preuves selon une procédure spéciale, telle que prévue par le droit national de l’État dont relève la juridiction requérante. Cela indique que l’expression « droit national » utilisée à l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783 se rapporte à la procédure d’obtention des preuves, l’article 12, paragraphe 3 visant à permettre un changement de la procédure applicable, en substituant le droit de la juridiction requérante à celui de la juridiction requise, alors même que l’obtention des preuves relève toujours de la compétence de la juridiction requise.
59. En examinant la genèse législative, le règlement n° 1206/2001, puis le règlement 2020/1783, se sont inspirés de la convention de La Haye sur l’obtention de preuves (17). Cette convention peut donc servir à interpréter les dispositions de ces règlements (18).
60. L’article 9, premier alinéa, de ladite convention énonce ce qui suit : « L’autorité judiciaire qui procède à l’exécution d’une commission rogatoire, applique les lois de son pays en ce qui concerne les formes à suivre » (19).
61. Le libellé de l’article 9, premier alinéa, de la convention de La Haye sur l’obtention des preuves est donc moins ambigu quant à son champ d’application que l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783, dès lors qu’il se réfère explicitement aux méthodes et aux procédures applicables (20).
62. Il est donc légitime de conclure, comme le suggère la Commission et ce que le gouvernement français ne conteste pas, que l’article 12, paragraphe 2, du règlement 2020/1783 ne s’applique qu’aux questions méthodologiques et procédurales liées à l’obtention des preuves. Par conséquent, seules ces questions sont régies par le droit national de l’État membre requis, tandis que les questions de fond, telles que les preuves admissibles pour établir certains faits, sont régies par le droit de l’État requérant.
63. Dès lors, la question de savoir si le fait d’ordonner l’exécution de certains types de mesures d’instruction dans le cadre d’une procédure judiciaire déterminée est nécessaire et si une telle demande est conforme à la protection des droits fondamentaux relève de l’appréciation de la juridiction requérante, conformément à son propre droit – en l’occurrence, le droit italien – et non conformément au droit de l’État requis. L’article 16‑11 du code civil français, en tant que règle de fond exprimant in abstracto un équilibre choisi par le législateur français entre le droit de connaître ses origines et le droit au respect du corps humain, n’est pas applicable à la demande de la juridiction italienne, laquelle estime que l’équilibre approprié est déterminé par le droit italien.
64. Certes, même si cela n’est pas exprimé de façon très claire dans le règlement 2020/1783, il ressort de la structure de cet acte que c’est la juridiction requérante qui ordonne l’exécution d’une mesure d’instruction, de sorte que celle-ci relève de sa responsabilité. Il en va ainsi dès lors que seule cette juridiction, qui a connaissance de l’ensemble des faits de l’affaire, est en mesure d’apprécier, au regard de son droit national, les preuves requises ainsi que la possibilité de justifier, par les motifs de leur obtention, une restriction de certains droits (21).
65. Le règlement 2020/1783 repose sur le principe de reconnaissance mutuelle, principe qui sous-tend tous les instruments relatifs à la coopération judiciaire adoptés en vertu du traité FUE, y compris la coopération judiciaire en matière civile ou commerciale (22).
66. Le principe de reconnaissance mutuelle repose sur la confiance mutuelle entre les États membres quant au respect, par leurs institutions respectives, des valeurs et droits fondamentaux garantis par l’ordre juridique de l’Union (23). Sur la base de ce principe, la juridiction requise doit s’assurer qu’une décision de la juridiction requérante et le droit national sur lequel elle se fonde ne portent pas atteinte aux droits fondamentaux tels qu’ils sont protégés par la Charte. Cette juridiction ne saurait, en principe, remettre en cause la légalité de la décision de la juridiction requérante ; elle doit la considérer comme étant valide et, partant, exécuter la demande qui en découle. Il en va ainsi même si la solution prévue par le droit de l’État requérant diffère de celle prévue par le droit de l’État requis. Pour contester la validité juridique d’une telle décision, celle-ci doit être mise en cause devant la juridiction requérante, qui veille à la conformité de cette décision avec les droits fondamentaux.
67. D’autres instruments fondés sur le principe de reconnaissance mutuelle disposent d’un cadre similaire ; les questions de fond liées à la demande de coopération transfrontalière relèvent de la compétence de la juridiction d’émission/requérante et de son ordre juridique, tandis que la procédure d’exécution d’une telle demande incombe à la juridiction d’exécution/requise et à son ordre juridique. Dans le même temps, les motifs de refus d’exécuter une demande de coopération transfrontalière sont restreints et limitativement énumérés par l’acte en cause.
68. Ainsi, par exemple, la décision d’enquête européenne qui poursuit une finalité similaire à celle du règlement 2020/1783, mais qui concerne la coopération transfrontalière dans le domaine du droit pénal, implique également que, en principe, la responsabilité des décisions de fond relatives à l’obtention des preuves incombe à la juridiction d’émission, alors que la procédure relative à l’obtention effective de ces preuves est régie par le droit de la juridiction d’exécution (24). Une répartition similaire des responsabilités se retrouve également dans le règlement concernant le Parquet européen (25).
69. La protection des droits fondamentaux en lien avec une décision de fond relative à l’obtention de preuves relève, en principe, de la responsabilité de la juridiction d’émission ou, selon la formulation retenue dans la présente affaire, de celle de la juridiction requérante. Toutefois, afin d’assurer le respect des droits fondamentaux garantis par l’ordre juridique de l’Union, la Cour a jugé que, dans des situations exceptionnelles, la juridiction d’exécution/requise peut néanmoins contester la légalité de la demande de coopération judiciaire (26). De telles circonstances exceptionnelles se présentent lorsqu’il y a des problèmes systémiques de respect des droits fondamentaux dans le système juridique de la juridiction d’émission/requérante, connus de la juridiction d’exécution/requise. Dans une telle situation, il est procédé à un examen en deux étapes, dans lequel la juridiction d’exécution/requise doit d’abord apprécier s’il existe un problème systémique de respect des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de la juridiction d’émission/requérante et, le cas échant, déterminer ensuite s’il y a un risque de violation des droits d’une personne en particulier (27). Ce n’est que si les deux conditions sont remplies que l’instance judiciaire d’exécution peut refuser la demande de coopération transfrontalière.
70. En dehors de ces circonstances exceptionnelles, il n’existe aucun fondement permettant de déduire de l’article 12 du règlement 2020/1783 d’autres motifs de refus d’exécution d’une demande de mesures d’instruction.
71. Dans la présente affaire, aucune des parties prenantes n’allègue de problèmes systémiques dans l’ordre juridique italien. Par ailleurs, aucune d’entre elles n’a remis en cause la légalité de la décision de la juridiction italienne par laquelle celle-ci demande l’obtention de preuves. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu pour la juridiction française requise de refuser l’exécution de la demande, sauf à constater l’existence de l’un des motifs expressément énumérés à l’article 16 du règlement 2020/1783.
72. Le libellé de l’article 16, paragraphe 2, de ce règlement est très clair en ce qu’il prévoit que la liste des cas justifiant le refus d’exécuter une demande visant à faire procéder à un acte d’instruction est exhaustive (28). Cet article énonce en effet que cette demande « ne peut être refusée que » dans quatre situations déterminées (29).
73. La Cour a déjà confirmé la nécessité d’une interprétation stricte de ces exceptions, ce qui conduit à la conclusion selon laquelle une telle demande ne peut être refusée que dans les cas énumérés par cette disposition (30).
74. La première exception permet à la juridiction requise de refuser d’exécuter une demande lorsque celle-ci ne relève pas du champ d’application du règlement 2020/1783. À cet égard, il convient de relever que la Cour a précisé que la juridiction requérante est libre de solliciter une coopération judiciaire internationale dans un cadre juridique autre que celui établi par le règlement 2020/1783 (31). Le choix du cadre juridique appartient à la juridiction requérante.
75. En l’occurrence, il semble clair que la juridiction requérante ait choisi le règlement 2020/1783 comme cadre juridique applicable, dès lors qu’elle a transmis la demande au moyen du formulaire A figurant à l’annexe I de ce règlement.
76. Les trois autres situations ne sont manifestement pas applicables aux faits de la présente affaire, ce qui n’a été contesté par aucune des parties prenantes.
77. Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de conclure que l’article 16‑11 du code civil français n’est pas applicable pour décider s’il est possible de refuser une demande d’exécution indirecte d’une mesure d’instruction. Il en va ainsi même si, en droit français, cette règle est considérée comme relevant de l’ordre public.
C. Sur la seconde question
78. Compte tenu de la réponse que je propose d’apporter à la première question préjudicielle, selon laquelle la juridiction requise est tenue de faire droit à la demande d’exécution indirecte d’une mesure d’instruction, nonobstant une règle nationale d’ordre public interdisant un tel acte d’instruction, la seconde question posée par la juridiction de renvoi, ainsi qu’il a été précisé au début de la présente analyse (sous A), ne peut être comprise que comme visant à déterminer si la Charte s’oppose à une interprétation du règlement 2020/1783 selon laquelle l’obtention post mortem de preuves génétiques afin d’établir la paternité est possible, indépendamment du consentement préalable donné par la personne de son vivant.
79. La juridiction de renvoi soulève ce point dans le cadre de la mise en balance des droits consacrés respectivement aux articles 1er et 7 de la Charte. Elle se réfère, dans sa seconde question, à l’article 1er en tant que disposition protégeant la dignité du corps humain, y compris après le décès, et à l’article 7 en tant que disposition protégeant le droit de connaître ses origines, garanti au titre du droit au respect de la vie privée.
80. D’après ma compréhension de la présente affaire, la violation de l’article 1er de la Charte n’est pas en cause, du moins pas dans le sens de la portée absolue du droit à la dignité humaine. La présente affaire soulève plutôt la question de savoir dans quelle mesure la Charte protège, d’une part, le droit de connaître ses origines, que la juridiction italienne semble faire prévaloir dans la formulation de sa demande d’exécution indirecte de la mesure d’instruction, et, d’autre part, le droit au respect du corps humain après le décès, auquel le droit français semble accorder une plus grande valeur que le droit italien.
81. La question soulevée dans la présente affaire vise en réalité à déterminer si la mise en balance de ces deux droits ou intérêts – laquelle, en droit italien, a conduit à une demande d’exhumation du corps en vue d’un prélèvement génétique destiné à établir la paternité – est compatible avec la Charte.
82. Je procéderai à mon analyse en examinant la question de savoir si la Charte, premièrement, protège le droit de connaître ses origines, deuxièmement, protège un droit au respect du corps humain après le décès et, troisièmement, s’oppose à la manière dont ces deux droits ont été mis en balance en vertu du droit italien.
83. Avant d’entreprendre cette analyse, je tiens à préciser que, à mon sens, dans un système fondé sur la reconnaissance mutuelle, la juridiction requise n’est pas, en principe, habilitée à remettre en cause la conformité de la décision de la juridiction italienne avec la Charte. Afin de garantir le respect des droits fondamentaux, la personne dont les droits auraient été violés doit avoir la possibilité de contester la décision de la juridiction italienne et d’introduire son recours dans le cadre du système italien des voies de droit. Or, dans la présente affaire, la personne dont les intérêts sont en cause n’est plus en vie, et sa famille – en l’occurrence ses enfants légitimes qui pourraient avoir intérêt à s’opposer à l’exhumation du corps de leur père et à la réalisation d’un prélèvement génétique – non seulement ne l’a pas fait, mais a au contraire demandé que les preuves soient prélevées sur ce corps. Pour cette raison, je suis d’avis que, compte tenu des circonstances de la présente affaire, la Cour devrait répondre à la seconde question posée par la juridiction de renvoi.
1. Le droit de connaître ses origines en vertu de la Charte
84. Le droit de connaître ses origines génétiques a été expressément reconnu, pour la première fois, par la convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (32), puis par la convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale (33). Ce droit n’est pas explicitement mentionné dans la convention européenne des droits de l’homme (ci-après la « CEDH), mais la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») l’a reconnu comme un droit implicite fondé sur l’article 8 de celle-ci.
85. La Cour n’a pas encore eu l’occasion d’interpréter ce droit dans le contexte du droit de l’Union. Toutefois, sur le fondement de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, dans la mesure où il contient des droits correspondant aux droits garantis par la CEDH, le sens et la portée des droits conférés par la Charte seront les mêmes ou plus étendus.
86. Ainsi, l’article 7 de la Charte correspond à l’article 8 de la CEDH. Par conséquent, la Cour devrait interpréter le droit de connaître ses origines génétiques en vertu de la Charte à la lumière de l’interprétation qu’a donnée la Cour EDH de l’article 8 de la CEDH.
87. Cette juridiction a reconnu, dans l’affaire Gaskin c. Royaume‑Uni (34), que le droit de connaître ses origines relève du droit de déterminer les éléments constitutifs de son identité d’être humain. Elle a en outre expliqué, dans l’affaire Mikulić c. Croatie, que l’établissement d’un lien de filiation est un aspect important du développement de l’identité individuelle. En fait, la Cour a déclaré que les enfants ont un intérêt vital, défendu par la CEDH, à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur des aspects importants de leur identité personnelle, qui peuvent avoir de fortes incidences sur la formation du sentiment d’identité d’une personne (35). Un an après cet arrêt, la Cour EDH, dans l’affaire Odièvre c. France, a expressément affirmé que le droit à la connaissance de ses origines trouve son fondement dans la notion de vie privée (36).
88. Toutefois, cette juridiction a également relevé que ce droit n’est pas absolu et qu’il doit, dans des cas spécifiques, être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux des tiers ainsi qu’avec l’intérêt public, de sorte que les États membres jouissent à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (37).
89. Dans l’arrêt Jäggi c. Suisse, la Cour EDH a réaffirmé que le droit du requérant de connaître ses origines génétiques est lié au droit à l’identité protégé par l’article 8 de la CEDH (38). Plus particulièrement, dans cet arrêt, cette juridiction a mis en balance le droit de connaître ses origines génétiques et le droit au respect dû aux morts. Ella a précisé que l’intérêt d’une individu à connaître ses origines génétiques ne diminue pas avec l’âge (39).
90. Par la suite, dans l’affaire Pascaud c. France, la CEDH, réaffirmant le droit de connaître ses origines, a jugé que les autorités françaises n’avaient pas accordé un poids suffisant au droit de M. Pascaud de connaître sa filiation, dès lors que le droit interne ne prévoyait aucune voie légale permettant une expertise post mortem en l’absence de proches vivants pour y consentir, ce qui laissait le requérant sans recours effectif pour établir son identité (40).
91. Dès lors, eu égard à la jurisprudence de la Cour EDH relative à l’article 8 de la CEDH, que la Cour doit prendre en compte pour interpréter l’article 7 de la Charte conformément à l’article 52, paragraphe 3, de celle-ci, je peux conclure que le droit de connaître ses origines génétiques relève des droits que la Cour de justice est tenue de garantir. Toutefois, ce droit n’est pas absolu ; il peut être limité, à condition que cette limitation résulte d’une mise en balance avec les autres droits et intérêts des tiers concernés, y compris le droit au respect du corps après la mort.
2. Le droit au respect du corps humain après la mort
92. Dans sa seconde question, la juridiction de renvoi a mis en balance, d’une part, le droit de connaître ses origines, garanti par l’article 7 de la Charte, et, d’autre part, le droit à la dignité humaine, protégé par l’article 1er de la Charte.
93. La jurisprudence du Conseil constitutionnel français fournit une justification pour déduire du droit à la dignité humaine un droit au respect du corps humain après la mort. Dans deux décisions rendues en 2011 et en 2024, cette juridiction a jugé que l’article 16‑11 du code civil reflète la volonté du législateur français d’assurer le respect du corps humain après la mort, au titre de la dignité de la personne humaine. Elle a confirmé la constitutionnalité de ce choix législatif, en dépit de l’atteinte qu’il porte au droit de connaître son identité (41).
94. Toutefois, le droit à la dignité humaine est protégé par l’article 1er de la Charte en tant que droit absolu (42) et ne saurait donc être mis en balance avec d’autres droits (43).
95. En revanche, le droit au respect du corps humain après la mort, bien qu’il exprime la valeur de la dignité humaine (44), ne saurait être qualifié de droit absolu protégé par l’article 1er de la Charte. Dans les systèmes juridiques qui reconnaissent un tel droit, celui-ci peut faire l’objet de limitations (45) lorsqu’elles sont nécessaires à la protection d’autres droits ou intérêts publics. En France, comme l’indique le gouvernement français, la dignité du corps humain après la mort ne constitue pas un droit absolu (46).
96. Comment comprendre le lien entre le droit au respect du corps humain, qui peut être limité, et la dignité humaine, laquelle, lorsqu’elle est considérée comme un droit fondamental en vertu de la Charte, est absolue ?
97. Les explications de la Charte relatives à son article 1er précisent que la dignité humaine n’est pas seulement un droit fondamental en soi, mais constitue la base même d’autres droits fondamentaux (47).
98. À cet égard, certains autres droits consacrés par la Charte, tels que le droit au respect de la vie privée (énoncé à l’article 7), le droit à la vie (énoncé à l’article 2) ou encore le droit à la liberté d’expression et d’information (énoncé à l’article 11), peuvent être compris comme des expressions plus concrètes de la dignité humaine, laquelle est exprimée en tant que principe dans la Charte et en tant que valeur à l’article 2 TUE. Ces expressions de dignité humaine ne revêtent pas un caractère absolu (48) et peuvent être limitées lorsqu’une telle limitation est nécessaire à la réalisation d’autres objectifs légitimes ou à la protection d’autres droits fondamentaux relatifs.
99. Toutefois, si l’on ne peut justifier la limitation d’un droit incarnant la dignité humaine dans une situation donnée, il y a lieu de considérer qu’il y a eu atteinte à la dignité humaine telle que protégée par l’article 1er de la Charte (49). Cela ressort des explications relatives à la Charte, selon lesquelles la dignité de la personne humaine fait partie de la substance des autres droits inscrits dans la Charte et il ne peut donc y être porté atteinte, même en cas de limitation de ces autres droits. C’est ainsi que peut être compris le caractère absolu du droit à la dignité humaine consacré à l’article 1er de la Charte (50).
100. En résumé, et sans prétendre élaborer une théorie exhaustive de la dignité humaine en droit de l’Union, il me semble que la dignité humaine peut être comprise comme une notion à double facette. D’une part, il existe un noyau de la dignité humaine bénéficiant d’une protection absolue. D’autre part, il existe une « sphère périphérique de rayonnement de la dignité humaine », au sein de laquelle une mise en balance avec d’autres droits en conflit est possible (51).
101. Outre les expressions de la dignité humaine explicitement protégées par la Charte, il peut exister d’autres manifestations de cette dignité. Ainsi, le droit au respect du corps humain après la mort peut être déduit du droit au respect de la dignité humaine. Ce droit peut également être compris comme une expression du droit au respect de la vie privée, consacré à l’article 7 de la Charte.
102. La Cour n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur l’existence d’un tel droit en tant que droit fondamental au niveau du droit primaire de l’Union. Toutefois, dans les affaires Memoria et Dall’Antonia, la Cour a estimé que l’objectif de protection du respect dû à la mémoire des défunts est susceptible de constituer un motif impérieux d’intérêt général (52). Dans les conclusions qu’il a présentées dans cette affaire, l’avocat général Campos Sánchez-Bordona a estimé que la dignité qui était reconnue au défunt de son vivant peut connaître, après sa mort, un prolongement adéquat, susceptible d’être protégé juridiquement (53).
103. L’analyse comparative des systèmes constitutionnels des États membres constitue un outil important pour déterminer le contenu des droits fondamentaux de l’Union (54).
104. À cet égard, la note de recherche élaborée par la direction de la recherche et de la documentation de la Cour (55) a démontré que tous les États membres visés par la recherche reconnaissent le respect dû au corps humain après la mort, même si cette préoccupation n’est pas toujours considérée comme un droit fondamental. Lors de l’exercice d’une mise en balance, bien que les droits du défunt soient pris en considération, le droit de connaître ses origines semble prévaloir de manière significative (56).
105. Au vu de cette analyse comparative, je conclus que le droit au respect du corps humain après la mort constitue un principe général du droit de l’Union, susceptible d’être considéré comme une expression de la dignité humaine. Une telle préoccupation devrait donc être prise en considération pour décider s’il y a lieu d’autoriser l’exhumation d’un corps afin de garantir le droit de connaître ses origines, protégé en vertu de l’article 7 de la Charte au titre du droit à la vie privée.
3. La mise en balance du droit de connaître ses origines et du droit au respect du corps humain
106. Le point soulevé par la seconde question posée par la juridiction de renvoi vise à déterminer si la mise en balance de ces deux droits au titre de la Charte permet une interprétation du règlement 2020/1783 selon laquelle un prélèvement génétique sur un corps humain après exhumation peut être requis comme moyen de preuve dans le cadre de la coopération judiciaire transfrontalière aux fins d’une procédure d’établissement de paternité.
107. Même si, dans les affaires Jäggi c. Suisse (57) et Pascaud c. France (58), la Cour EDH s’est prononcée en faveur du droit de connaître ses origines, cela ne signifie pas pour autant que ce droit l’emporte sur le droit au respect du corps humain après la mort. Un exercice de mise en balance doit être effectué en tenant compte des circonstances de chaque cas d’espèce et en mettant soigneusement en balance tous les intérêts en jeu (59).
108. Rien ne laisse penser que la Charte s’oppose à la mise en balance réalisée par la juridiction italienne au regard du droit italien dans la présente affaire. Il semble que cette juridiction ait envisagé d’autres moyens d’établir la filiation paternelle et n’ait ordonné l’exhumation et le prélèvement génétique du prétendu père qu’en dernier recours.
109. Le fait que le juge français, ou un juge de tout autre État, guidé par son propre droit national, ait pu parvenir à un résultat différent n’affecte en rien la conclusion selon laquelle la mise en balance réalisée par le juge italien semble acceptable au regard de la Charte.
110. La Cour a déjà expliqué que les États membres peuvent avoir des interprétations différentes de la dignité humaine, ou, plus généralement, d’autres droits garantis par la Charte, dès lors qu’ils respectent l’essence de ces droits (60). Tant qu’il n’existe pas d’harmonisation de certaines questions au niveau de l’Union, pour lesquelles le législateur de l’Union fixe l’équilibre approprié, les solutions adoptées par les différents États membres peuvent diverger (61).
111. Le législateur de l’Union n’a pas (encore) adopté de règles communes régissant les éléments de preuve admis en matière civile, ni, plus précisément, les procédures de preuve de paternité dans les situations où un parent est décédé. Les solutions italienne et française peuvent différer à cet égard et être appliquées tant que la mise en balance retenue ne porte pas atteinte à l’essence de l’un des droits concernés.
112. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la seconde question préjudicielle en indiquant que la Charte n’interdit pas à une juridiction d’un État membre de demander, en vertu du règlement 2020/1783, l’exécution d’une mesure d’instruction consistant en un prélèvement génétique post mortem même si le défunt n’a pas consenti à un tel prélèvement de son vivant.
V. Conclusion
113. Je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le tribunal judiciaire de Chambéry (France) de la manière suivante :
1) L’article 12 du règlement (UE) 2020/1783 du Parlement européen et du Conseil, du 25 novembre 2020, relatif à la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention des preuves en matière civile ou commerciale (obtention des preuves)
ne permet pas à la juridiction nationale requise de refuser d’exécuter une demande d’obtention de preuves au motif que la procédure prévue dans cette demande est contraire aux principes fondamentaux du droit national de l’État requis.
2) La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
n’interdit pas à une juridiction d’un État membre de demander, en vertu du règlement 2020/1783, l’exécution d’une mesure d’instruction consistant en un prélèvement génétique post mortem même si le défunt n’a pas consenti à un tel prélèvement de son vivant.