DOCUMENT DE TRAVAIL
ARRÊT DU TRIBUNAL (cinquième chambre)
24 septembre 2025 (*)
« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises à l’encontre de la Syrie – Gel des fonds – Liste des personnes, des entités et des organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Maintien du nom du requérant sur la liste – Recours en annulation – Délai de recours – Irrecevabilité partielle – Obligation de motivation – Erreur d’appréciation – Droit de propriété – Liberté d’entreprise – Proportionnalité »
Dans l’affaire T‑409/24,
Al-Aqeelah Takaful Insurance Company, établie à Damas (Syrie), représentée par Me J. Fermon, avocat,
partie requérante,
contre
Conseil de l’Union européenne, représenté par M. E. Nadbath et Mme D. Laurent, en qualité d’agents,
partie défenderesse,
LE TRIBUNAL (cinquième chambre),
composé, lors des délibérations, de MM. J. Svenningsen, président, J. Laitenberger (rapporteur) et Mme M. Stancu, juges,
greffier : M. V. Di Bucci,
vu la phase écrite de la procédure,
vu l’absence de demande de fixation d’une audience présentée par les parties dans le délai de trois semaines à compter de la signification de la clôture de la phase écrite de la procédure et ayant décidé, en application de l’article 106, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal, de statuer sans phase orale de la procédure,
rend le présent
Arrêt
1 Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, la requérante, Al-Aqeelah Takaful Insurance Company, demande l’annulation de la décision 2013/255/PESC du Conseil, du 31 mai 2013, concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie (JO 2013, L 147, p. 14), du règlement (UE) no 36/2012 du Conseil, du 18 janvier 2012, concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Syrie et abrogeant le règlement (UE) no 442/2011 (JO 2012, L 16, p. 1), de la décision (PESC) 2024/1510 du Conseil, du 27 mai 2024, modifiant la décision 2013/255 (JO L, 2024/1510), et du règlement d’exécution (UE) 2024/1517 du Conseil, du 27 mai 2024, mettant en œuvre le règlement no 36/2012 (JO L, 2024/1517) en tant qu’ils la concernent.
Antécédents du litige
2 La requérante est une compagnie d’assurance établie en Syrie opérant principalement dans le domaine des assurances maladie, de voyage et de véhicules à moteur.
3 Condamnant fermement la répression violente des manifestations pacifiques en Syrie et lançant un appel aux autorités syriennes pour qu’elles s’abstiennent de recourir à la force, le Conseil du l’Union européenne a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2011/273/PESC, du 9 mai 2011, concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie (JO 2011, L 121, p. 11). Compte tenu de la gravité de la situation, le Conseil a institué un embargo sur les armes, une interdiction des exportations de matériel susceptible d’être utilisé à des fins de répression interne, des restrictions à l’admission dans l’Union européenne ainsi que le gel des fonds et des ressources économiques de certaines personnes et entités responsables de la répression violente exercée contre la population civile syrienne. Les noms des personnes responsables de la répression violente exercée contre la population civile en Syrie ainsi que ceux des personnes, physiques ou morales, et des entités qui leur sont liées sont mentionnés dans l’annexe de la décision 2011/273. En vertu de l’article 5, paragraphe 1, de cette décision, le Conseil, statuant sur proposition d’un État membre ou du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, peut modifier cette annexe.
4 Étant donné que certaines des mesures restrictives prises à l’encontre de la République arabe syrienne entrent dans le champ d’application du traité FUE, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215, paragraphe 2, TFUE, le règlement (UE) no 442/2011, du 9 mai 2011, concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Syrie (JO 2011, L 121, p. 1). La teneur de ce règlement est, pour l’essentiel, identique à celle de la décision 2011/273, mais il prévoit des possibilités de déblocage des fonds gelés. La liste des personnes, des entités et des organismes reconnus comme étant soit responsables de la répression en cause, soit associés à ces responsables, figurant à l’annexe II dudit règlement, est identique à celle figurant à l’annexe de la décision 2011/273. En vertu de l’article 14, paragraphes 1 et 4, du règlement no 442/2011, lorsque le Conseil décide d’appliquer à une personne, physique ou morale, à une entité ou à un organisme les mesures restrictives visées, il modifie l’annexe II en conséquence et, par ailleurs, examine la liste qui y figure à intervalles réguliers et au moins tous les douze mois.
5 Par la décision 2011/782/PESC, du 1er décembre 2011, concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie et abrogeant la décision 2011/273 (JO 2011, L 319, p. 56), le Conseil a estimé, compte tenu de la gravité de la situation en Syrie, qu’il était nécessaire d’instituer des mesures restrictives supplémentaires. Par souci de clarté, les mesures imposées par la décision 2011/273 et les mesures supplémentaires ont été regroupées dans un instrument juridique unique. La décision 2011/782 prévoit, à son article 18, des restrictions en matière d’admission sur le territoire de l’Union des personnes dont le nom figure à l’annexe I et, à son article 19, le gel des fonds et des ressources économiques des personnes et des entités dont le nom figure aux annexes I et II.
6 Le 18 janvier 2012, le Conseil a adopté le règlement no 36/2012 et, le 31 mai 2013, la décision 2013/255 (ci-après, pris ensemble, les « actes de base »), qui a remplacé la décision 2012/739/PESC du Conseil, du 29 novembre 2012, concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Syrie et abrogeant la décision 2011/782. Les noms des personnes et entités faisant l’objet de gel des fonds et des ressources économiques figurent désormais à l’annexe II du règlement no 36/2012 et à l’annexe de la décision 2013/255 (ci‑après les « listes en cause »).
7 Le 22 janvier 2024, le Conseil a adopté la décision d’exécution (PESC) 2024/380 modifiant la décision 2013/255 (JO L, 2024/380) ainsi que le règlement d’exécution (UE) 2024/362 mettant en œuvre le règlement no 36/2012 (JO L, 2024/362). En vertu de ces actes, le nom de la requérante a été inscrit à la ligne 95 de la liste figurant à l’annexe I, section B (Entités), de la décision 2013/255 ainsi qu’à la ligne 95 de la liste figurant à l’annexe II, section B (Entités), du règlement no 36/2012. Les motifs d’inscription de son nom sur les listes en cause étaient rédigés comme suit :
« [La requérante] a conclu un accord de coentreprise avec la société iranienne Alborz Insurance Company, une manœuvre mise en place entre les deux régimes afin de renforcer la position de l’Iran dans l’économie syrienne. Dans l’environnement économique syrien actuel, une telle coentreprise nécessite le soutien du régime syrien. À ce titre, [la requérante] soutient le régime syrien et en tire avantage. »
8 Le considérant 3 de la décision d’exécution 2024/380 est libellé comme suit :
« Le Conseil constate que le régime syrien poursuit sa politique de répression et estime nécessaire de maintenir les mesures restrictives en vigueur et d’en assurer l’efficacité, en les développant tout en maintenant l’approche ciblée et différenciée qui les caractérise et en gardant à l’esprit la situation humanitaire de la population syrienne. Le Conseil estime que certaines catégories de personnes et d’entités revêtent une importance particulière pour l’efficacité de ces mesures restrictives, étant donné la situation spécifique que connaît la Syrie. »
9 Le 23 janvier 2024, le Conseil a procédé à la publication au Journal officiel de l’Union européenne de l’avis à l’attention des personnes et entités faisant l’objet des mesures restrictives prévues par la décision 2013/255, mise en œuvre par la décision d’exécution 2024/380, et par le règlement no 36/2012, mis en œuvre par le règlement d’exécution 2024/362 (JO C, C/2024/1127).
10 Par voie d’une lettre transmise le 5 février 2024, le représentant de la requérante a demandé au Conseil de réexaminer l’inscription du nom de celle-ci sur les listes en cause. Il conteste, en substance, l’exactitude factuelle ainsi que la logique du raisonnement effectué par le Conseil.
11 Par lettre du 22 mars 2024, rédigée en langue anglaise, le Conseil a informé le représentant de la requérante de son intention de maintenir les mesures prises à l’égard de cette dernière, avec un nouvel exposé des motifs qui se lit comme suit :
« [La requérante] est une société d’assurance en Syrie. Elle est détenue et exploitée par des hommes d’affaires liés au régime syrien, tels que Aji Najib Ibrahim. À ce titre, [la requérante] soutient le régime syrien et en tire avantage. »
12 Par ailleurs, par la lettre visée au point 11 ci-dessus, le Conseil a communiqué à la requérante le document portant la référence WK 3625/2024 INIT du 6 mars 2024 (ci-après le « document WK 3625/2024 »). Enfin, il l’a informée de la possibilité de déposer ses observations avant le 5 avril 2024.
13 Le 3 avril 2024, le représentant de la requérante a transmis les observations de cette dernière sur le document WK 3625/2024.
14 Le 27 mai 2024, le Conseil a adopté la décision 2024/1510 et le règlement d’exécution 2024/1517 (ci-après, pris ensemble, les « actes attaqués »). Par ces actes, il a procédé à la fois à la prorogation des mesures restrictives à l’encontre de la requérante et à une adaptation des motifs (ci-après « les motifs litigieux ») qui se lisent comme suit :
« [La requérante] est une société d’assurance en Syrie. Elle est détenue et exploitée par des hommes d’affaires liés au régime syrien, tels que Aji Najib Ibrahim. À ce titre, [la requérante] soutient le régime syrien et en tire avantage. »
15 Les versions en langue française des motifs litigieux telles que publiées au Journal officiel de l’Union européenne font quant à elles référence au nom Ali Najib Ibrahim.
16 Le 28 mai 2024, le Conseil a procédé à la publication au Journal officiel de l’Union européenne de l’avis à l’attention des personnes et entités faisant l’objet des mesures restrictives prévues par la décision 2013/255/PESC du Conseil et par le règlement (UE) no 36/2012 du Conseil concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Syrie (JO C, C/2024/3499).
17 Par lettre du 28 mai 2024, le Conseil a rejeté les arguments de la requérante et a informé son représentant de sa décision de maintenir son nom sur les listes en cause.
Conclusions des parties
18 La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– annuler les actes de base, en ce qu’ils la concernent ;
– annuler les actes attaqués, en ce qu’ils la concernent ;
– condamner le Conseil aux dépens.
19 Le Conseil conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– rejeter le recours ;
– à titre subsidiaire, dans l’hypothèse où le Tribunal déciderait d’annuler la décision 2024/1510 en ce qu’elle concerne la requérante, ordonner le maintien des effets de cette décision, en ce qu’elle concerne la requérante, jusqu’à la date d’expiration du délai de pourvoi visé à l’article 56, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne ou, si un pourvoi est introduit dans ce délai, jusqu’au rejet éventuel de celui-ci ;
– condamner la requérante aux dépens .
En droit
Considérations liminaires
20 La requérante fait valoir, dans la réplique, que la chute du régime de Bachar al-Assad, intervenue au mois de décembre 2024, a entraîné un changement fondamental factuel et juridique, de sorte que les raisons pour lesquelles les mesures restrictives ont été imposées ne seraient plus pertinentes. Par ailleurs, la requérante aurait repris ses activités économiques deux jours après le changement du pouvoir en Syrie, ce qui justifierait une appréciation de la situation différente de celle effectuée par le Conseil.
21 À cet égard, il y a lieu de relever, que, selon une jurisprudence constante, la légalité d’un acte de l’Union doit être appréciée en fonction des éléments de fait et de droit existant à la date où l’acte a été adopté (voir arrêt du 3 septembre 2015, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Commission, C‑398/13 P, EU:C:2015:535, point 22 et jurisprudence citée).
22 En l’espèce, il suffit de relever que la chute du régime de Bachar al-Assad, intervenue en décembre 2024, ainsi que les conséquences provoquées par cet évènement sur la conduite des activités économiques de la requérante constituent des événements factuels postérieurs à la date d’adoption des mesures restrictives à l’égard de la requérante, en ce compris les actes attaqués du 27 mai 2024, et ne sont, par conséquent et conformément à la jurisprudence rappelée au point 21 ci-dessus, pas pertinents pour examiner la légalité desdites mesures.
Sur la recevabilité des conclusions en annulation des actes de base
23 Sans soulever formellement une exception d’irrecevabilité au titre de l’article 130 du règlement de procédure du Tribunal, le Conseil soutient que la demande en annulation des actes de base est irrecevable.
24 Premièrement, au vu des dates d’adoption des actes de base, à savoir les 31 mai 2013 et 18 janvier 2012, le recours aurait été introduit après l’expiration du délai prévu à l’article 263, sixième alinéa, TFUE et serait donc tardif.
25 Deuxièmement, étant donné qu’au moment de leur adoption, le nom de la requérante ne figurait dans aucun des actes de base, le Conseil estime que la requérante n’a pas d’intérêt à agir contre ces actes.
26 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, aux termes de l’article 263, sixième alinéa, TFUE, le recours en annulation doit être formé dans un délai de deux mois à compter, suivant le cas, de la publication de l’acte attaqué, de sa notification à la partie requérante ou, à défaut, du jour où celle-ci en a eu connaissance. Selon l’article 59 du règlement de procédure, lorsqu’un délai pour l’introduction d’un recours contre un acte d’une institution commence à courir à partir de la publication de cet acte au Journal officiel de l’Union européenne, le délai est à compter à partir de la fin du quatorzième jour suivant la date de cette publication. Conformément à l’article 60 du même règlement, ce délai doit, en outre, être augmenté d’un délai de distance forfaitaire de dix jours.
27 En l’espèce, il y a lieu de relever que le règlement no 36/2012 et la décision 2013/255 ont été publiés au Journal officiel de l’Union européenne respectivement le 19 janvier 2012 et le 1er juin 2013. Il s’ensuit que le délai pour demander leur annulation a expiré respectivement le 12 avril 2012 et le 26 août 2013, soit antérieurement au 6 août 2024, date d’introduction du présent recours.
28 Partant, les conclusions visant à l’annulation de la décision 2013/255 et du règlement no 36/2012 doivent être rejetées comme étant irrecevables pour cause de tardiveté.
29 Par ailleurs, il y a lieu de relever que la requérante n’a ni explicitement ni implicitement soulevé d’exception d’illégalité des actes de base et qu’elle n’a invoqué, à l’appui de son recours, aucun moyen remettant en cause la légalité desdits actes. En effet, tous les moyens et arguments soulevés par la requérante visent à contester la légalité de la décision de maintenir le nom de la requérante sur les listes en cause. Or, si cette décision a été mise en œuvre par une modification des annexes des actes de base, elle découle exclusivement des actes attaqués. Le constat de l’irrecevabilité du recours en ce qu’il est dirigé contre les actes de base est donc sans préjudice de la possibilité pour la requérante de soumettre la décision de maintenir son nom sur les listes en cause à un contrôle de légalité dans le cadre du présent recours en annulation.
Sur le fond
30 À l’appui de son recours, la requérante invoque trois moyens. Le premier est tiré de la violation de l’obligation de motivation, le deuxième, en substance, d’une erreur d’appréciation ainsi que d’une violation du principe de proportionnalité et le troisième de la violation du principe de bonne administration.
Sur le premier moyen, tiré de la violation de l’obligation de motivation
31 À l’appui de son premier moyen, la requérante soutient que les motifs litigieux manquent de précision et, dès lors, ne lui permettent pas d’identifier les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles le Conseil a considéré que la requérante devrait être maintenue sur les listes en cause.
32 Premièrement, elle fait valoir que les motifs litigieux ne font pas référence à la position occupée par la requérante, en tant que personne morale, dans l’économie syrienne dans son ensemble.
33 Deuxièmement, la requérante soutient que les motifs litigieux ne lui permettent pas de comprendre les raisons pour lesquelles le Conseil a considéré que la requérante était « détenue et exploitée » par la seule personne qui y est mentionnée. À cet égard, elle relève, d’une part, que les motifs litigieux font référence à une personne dénommée Aji Najib Ibrahim, alors qu’il n’existerait aucune personne portant ce nom ni parmi les actionnaires, ni parmi les personnes exerçant une fonction au sein du conseil d’administration de la requérante. D’autre part, à supposer que les motifs litigieux devaient être compris comme visant l’un des actionnaires de la requérante portant le nom Ali Najib Ibrahim, la requérante reproche au Conseil de ne pas avoir pris en compte, dans les motifs litigieux, les informations qu’elle a fournies dans sa lettre du 3 avril 2024, à savoir le fait que M. Ibrahim détenait moins de 5 % de ses actions.
34 Troisièmement, la requérante soutient que l’utilisation de l’expression « tels que » ne lui permet pas d’identifier les autres hommes d’affaires visés par les motifs litigieux.
35 Quatrièmement, compte tenu de ce manque de précision, les motifs litigieux ne permettraient pas de comprendre les raisons pour lesquelles le Conseil a estimé que la requérante soutenait le régime syrien et en tirait avantage.
36 Enfin, en réponse au mémoire en défense, la requérante fait valoir, dans la réplique, que les motifs litigieux ne permettent pas de comprendre que le Conseil s’est fondé sur deux critères d’inscription distincts, à savoir le deuxième critère défini à l’article 28, paragraphe 1, de la décision 2013/255 relatif aux personnes ou entités bénéficiant des politiques menées par le régime ou soutenant celui-ci (ci-après le « critère de l’association avec le régime syrien ») et le troisième critère défini audit article relatif au lien avec une personne ou entité visée par des mesures restrictives (ci-après le « critère du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives ») (ci-après, pris ensemble les « critères litigieux »). L’utilisation des termes « à ce titre » qui lie les deuxième et troisième phrases s’opposerait à une lecture des motifs litigieux selon laquelle ceux-ci seraient fondés sur deux critères d’inscription distincts.
37 Le Conseil conteste ces arguments.
38 À titre liminaire, il y a lieu de relever que, selon une jurisprudence constante, l’obligation de motiver un acte faisant grief, qui constitue un corollaire du principe du respect des droits de la défense, a pour but, d’une part, de fournir à l’intéressé une indication suffisante pour savoir si l’acte est bien fondé ou s’il est éventuellement entaché d’un vice permettant d’en contester la validité devant le juge de l’Union et, d’autre part, de permettre à ce dernier d’exercer son contrôle sur la légalité de cet acte (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 60 et jurisprudence citée).
39 Selon une jurisprudence également constante, la motivation exigée par l’article 296 TFUE doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et doit faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de l’institution, auteur de l’acte, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 61 et jurisprudence citée).
40 Partant, la motivation d’un acte du Conseil imposant une mesure de gel de fonds et de ressources économiques doit identifier les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles celui-ci considère, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation, que l’intéressé doit faire l’objet d’une telle mesure (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 63 et jurisprudence citée).
41 Cependant, l’exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce, notamment du contenu de l’acte, de la nature des motifs invoqués et de l’intérêt que les destinataires peuvent avoir à recevoir des explications (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 64 et jurisprudence citée).
42 Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où la question de savoir si la motivation d’un acte satisfait aux exigences de l’article 296 TFUE doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 65 et jurisprudence citée).
43 En particulier, un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la portée de la mesure prise à son égard (voir arrêt du 13 septembre 2013, Makhlouf/Conseil, T‑383/11, EU:T:2013:431, point 66 et jurisprudence citée).
44 Enfin, il convient de rappeler que l’obligation de motiver un acte constitue une forme substantielle qui doit être distinguée de la question du bien-fondé des motifs, celui-ci relevant de la légalité au fond de l’acte litigieux. En effet, la motivation d’un acte consiste à exprimer formellement les motifs sur lesquels repose cet acte. Si ces motifs sont entachés d’erreurs, celles-ci entachent la légalité au fond dudit acte, mais non la motivation de celui-ci, qui peut être suffisante tout en exprimant des motifs erronés (voir arrêt du 5 novembre 2014, Mayaleh/Conseil, T‑307/12 et T‑408/13, EU:T:2014:926, point 96 et jurisprudence citée).
45 Il s’ensuit que, afin de déterminer si les actes attaqués satisfont à l’obligation de motivation, il y a lieu de vérifier si le Conseil a exposé de manière compréhensible et suffisamment précise les raisons l’ayant conduit à considérer que le maintien du nom de la requérante sur les listes en cause était justifié au regard des critères juridiques applicables.
46 En premier lieu, il convient d’indiquer qu’il ressort du libellé des motifs litigieux cités au point 14 ci-dessus que la requérante a vu son nom être maintenu sur les listes en cause en raison, premièrement, de son lien avec des personnes visées par des mesures restrictives, à savoir notamment M. Ibrahim, et, deuxièmement, de son lien avec le régime syrien et plus particulièrement du soutien apporté à celui-ci ainsi que du profit tiré de ce dernier. Autrement dit, le maintien du nom de la requérante sur les listes en cause est fondé sur le deuxième critère (critère de l’association avec le régime syrien) et sur le troisième critère (critère du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives) définis à l’article 28, paragraphe 1, de la décision 2013/255 et à l’article 15, paragraphe 1, sous a), du règlement no 36/2012.
47 À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’omission de la référence à une disposition précise ne peut pas constituer un vice substantiel lorsque la base juridique d’un acte peut être déterminée à l’appui d’autres éléments de celui-ci (voir, en ce sens, arrêt du 25 mars 2015, Central Bank of Iran/Conseil, T‑563/12, EU:T:2015:187, point 68).
48 De surcroît, en réponse à l’argument selon lequel l’utilisation des termes « à ce titre », dans les motifs litigieux, s’oppose à une lecture selon laquelle lesdits motifs seraient fondés sur deux critères d’inscription distincts, il convient de rappeler que le fait que l’article 28 de la décision 2013/255 prévoit différentes catégories de personnes ne signifie pas, pour autant, qu’une personne ne puisse pas relever de plusieurs catégories et que les motifs d’inscription ne puissent pas se recouper dans une certaine mesure (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2020, Kaddour/Conseil, T‑510/18, EU:T:2020:436, points 76 et 77).
49 Ainsi, une personne peut être liée au régime syrien tout en étant liée, pour les mêmes raisons, à une personne visée par les mesures restrictives.
50 En l’espèce, si les termes « à ce titre » peuvent être interprétés comme suggérant un rapport de conclusion entre la deuxième et la troisième phrase des motifs litigieux, rien ne permet toutefois de considérer que, prises ensemble, ces deux phrases se réfèrent au seul critère de l’association avec le régime syrien. Il ressort plutôt de la deuxième phrase des motifs litigieux, lue à la lumière des éléments d’information fournis dans le document WK 3265/2024, que le Conseil comptait fonder les actes attaqués également sur le fait que la requérante était détenue et exploitée par plusieurs hommes d’affaires, dont M. Ibrahim, qui fait lui-même l’objet de mesures restrictives. Dans ces conditions, les termes « à ce titre » figurant au début de la troisième phrase des motifs litigieux ne font qu’indiquer que les critères retenus par le Conseil se recoupent. Ainsi, les motifs litigieux tels que formulés par le Conseil se rattachent, de manière suffisamment claire et compréhensible, non seulement au critère de l’association avec le régime syrien, mais également au critère du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives.
51 En ce qui concerne l’identification des hommes d’affaires autres que M. Ibrahim visés par les motifs litigieux, il y a lieu de relever que, certes, dans lesdits motifs, le Conseil n’a pas désigné les hommes d’affaires auxquels serait lié le requérant.
52 Toutefois, ainsi que cela a été énoncé au point 42 ci-dessus, selon la jurisprudence, il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, ni qu’elle réponde de manière détaillée aux considérations formulées par l’intéressé lors de sa consultation avant l’adoption du même acte.
53 En outre et en tout état de cause, pour justifier le maintien du nom de la requérante sur les listes en cause, le Conseil a communiqué, le 22 mars 2024, antérieurement aux actes attaqués, le document WK 3625/2024 comportant deux éléments d’information publiquement accessibles, à savoir un article du site Internet « The Syria Report » ainsi qu’un article du site Internet « Ennab Baladi ». L’article du site Internet « The Syria Report » mentionne les noms de cinq actionnaires de la requérante ainsi que la position qu’ils occupent dans la société et le pourcentage d’actions qu’ils détiennent soit à titre individuel soit par le biais d’une société intermédiaire. Ainsi, cet article indique que MM. Ibrahim, Darwish et al-Droubi, ainsi que la famille Dashti détiennent respectivement près de 10 %, 2,12 %, 2,39 %, et 4,62 % des actions de la requérante. Il ressort également dudit article qu’un autre actionnaire, M. Deeb, détient des actions de la requérante par le biais de sa société Amam Cham LLC et qu’il fait l’objet de mesures restrictives depuis 2022. Enfin, selon ledit article, M. al-Droubi occupe la fonction de président de la requérante depuis 2016. L’article du site Internet « Ennab Baladi » évoque notamment le rôle de M. al-Droubi en tant que président de la requérante tout en soulignant sa position en tant que membre de l’assemblée du peuple depuis 2012 ainsi que ses liens commerciaux avec M. Rami Makhlouf.
54 Au vu de ces éléments d’information, il convient de considérer que les termes « tels que » figurant dans les motifs litigieux étaient suffisamment étayés par l’indication des noms de cinq actionnaires dans le document WK 3625/2024 et que la requérante a été mise en mesure d’identifier, dans ce document, les hommes d’affaires autres que M. Ibrahim visés dans les motifs litigieux. Par ailleurs, la requérante ne pouvait ignorer le fait que trois des hommes d’affaires visés dans les motifs litigieux et identifiables à partir du document WK 3625/2024, à savoir MM. Deeb, Ibrahim et Darwish, faisaient l’objet de mesures restrictives. En effet, leurs noms sont inscrits respectivement aux lignes no 325, no 343 et no 356 des listes figurant à l’annexe I, section A (Personnes), de la décision 2013/255 et à l’annexe II, section A (Personnes), du règlement no 36/2012.
55 Il en va de même s’agissant de la position occupée par la requérante dans l’économie syrienne. En effet, compte tenu de sa taille et de l’ampleur de ses activités économiques en Syrie, elle ne pouvait ignorer sa position dans l’économie syrienne ainsi que le contexte plus général dans lequel les mesures restrictives ont été imposées à certains individus et entités.
56 De surcroît, les moyens et les arguments soulevés par la requérante dans ses écritures indiquent qu’elle a été mise en mesure de connaître les justifications des mesures prises à son égard afin de pouvoir les contester utilement devant le juge de l’Union. À cet égard, il convient de relever que, si toutes les versions des actes attaqués, à l’exception de la version française, font référence au nom « Aji Najib Ibrahim », ce qui résulte, ainsi que l’a admis le Conseil, d’une erreur de plume, la requérante a avancé, dans la requête, des arguments visant à remettre en cause le lien entre elle et une personne dénommée « Ali Najib Ibrahim ». Dès lors, il convient de considérer que la requérante a aisément identifié l’erreur orthographique entachant les motifs litigieux.
57 En second lieu, s’agissant de l’argument selon lequel les motifs litigieux ne permettraient pas de comprendre les raisons pour lesquelles le Conseil a considéré que la requérante était « détenue et exploitée » par M. Ibrahim en dépit de sa participation minoritaire, il y a lieu de relever que cet argument ne tend pas à remettre spécifiquement en cause le caractère suffisant de la motivation des actes attaqués, mais plutôt la légalité au fond de ces actes, qui sera examinée dans le cadre du deuxième moyen, tiré d’une erreur d’appréciation.
58 Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que la motivation des actes attaqués est compréhensible et suffisamment précise pour permettre à la requérante de connaître les raisons ayant conduit le Conseil à considérer que le maintien de son nom sur les listes en cause était justifié ainsi que d’en contester la légalité devant le juge de l’Union et pour permettre à ce dernier d’exercer son contrôle. Dès lors, il convient de rejeter le premier moyen.
Sur le deuxième moyen, tiré d’une erreur d’appréciation et de la violation du principe de proportionnalité
59 Dans le cadre du deuxième moyen, formellement tiré d’une « erreur manifeste d’appréciation », la requérante conteste la légalité des actes attaqués et, par voie de conséquence, le bien-fondé du maintien de son nom sur les listes en cause.
60 Premièrement, la requérante fait valoir que les actes attaqués ne reposent pas sur une base factuelle suffisamment solide. Plus précisément, le Conseil n’aurait pas étayé son affirmation selon laquelle la requérante serait « détenue et exploitée » par M. Ibrahim, et ce en dépit de ses observations formulées à cet égard dans sa lettre du 3 avril 2024 visée au point 13 ci-dessus. D’une part, M. Ibrahim détiendrait moins de 5 % des actions de la requérante. L’information relayée dans l’article du site Internet « The Syria report » invoqué par le Conseil, selon laquelle M. Ibrahim détiendrait près de 10 % des actions par le biais de sa société Snow LLC (Al-Thalj), ne serait pas corroborée par des éléments de preuve. D’autre part, M. Ibrahim, qui aurait acquis ses actions sur le marché boursier, n’exercerait aucune fonction au sein de la requérante.
61 À cet égard, la requérante souligne qu’elle a été fondée par des investisseurs étrangers en 2007, à savoir bien avant que les agissements du régime syrien ne constituent une source de préoccupation pour le Conseil, et qu’elle n’aurait, depuis, ni conclu de contrat avec le gouvernement, ni reçu de subvention ou un quelconque avantage fiscal. En outre, la requérante fait valoir que le retour sur investissement la concernant serait limité en raison de l’effondrement du secteur de la santé publique et de l’hyperinflation en Syrie.
62 Deuxièmement, la requérante remet en cause l’interprétation, par le Conseil, des critères énoncés à l’article 28 de la décision 2013/255 ainsi qu’à l’article 15 du règlement no 36/2012. En conséquence de cette interprétation, l’acquisition, par un homme d’affaires influent, d’une petite participation minoritaire dans une société cotée en bourse suffirait pour justifier l’inscription de ladite société sur les listes en cause. Une telle interprétation entraverait pratiquement toute activité économique en Syrie et constituerait une restriction disproportionnée au droit de la liberté d’entreprise et au droit de propriété garantis par les articles 16 et 17 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). Par ailleurs, une telle interprétation serait contraire aux objectifs poursuivis par les mesures restrictives prises à l’encontre de la Syrie, parmi lesquels figure la protection des populations civiles.
63 À cet égard, la requérante fait également valoir que l’interprétation du Conseil engendre la situation paradoxale selon laquelle le régime de mesures restrictives est, en réalité, moins sévère pour les hommes d’affaires qui peuvent modifier leur comportement individuel pour éviter les mesures restrictives que pour les sociétés comme la requérante qui n’ont pas d’influence sur leurs actionnaires. S’agissant de sa situation spécifique, la requérante explique qu’il n’existe aucune possibilité réelle d’imposer à un membre du conseil d’administration de se retirer de sa fonction ni d’imposer à certains actionnaires de revendre leurs actions. En vertu de ses statuts, la révocation d’un membre du conseil d’administration ne serait prévue qu’à l’initiative du conseil d’administration lui-même ou du ministère. Or, un tel scénario serait entièrement irréaliste. Ses statuts ne prévoiraient pas non plus la possibilité d’imposer la revente des actions aux actionnaires. Enfin, la requérante soutient qu’il ne lui incombe pas de dénoncer les actions du gouvernement syrien ou même de prendre des mesures à l’encontre de ce dernier, puisqu’elle n’est pas un acteur politique.
64 Troisièmement, la requérante estime que, par l’adoption des actes attaqués, le Conseil n’a pas respecté le principe de proportionnalité étant donné qu’il n’aurait pas pris en compte le fait que la requérante fournit des services d’assurance maladie. Or, il ressortirait de l’article 24 de la décision 2013/255 que l’objectif du régime des mesures restrictives n’est pas de rendre impossible la fourniture de tels services. Par ailleurs, le Conseil n’aurait pas pris en considération le fait que la possibilité d’exercer des activités économiques est une condition préalable à la mise en œuvre des droits garantis par le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976 (ci-après le « PIDESC ») tels que, notamment, le droit à la santé prévue à l’article 12 du PIDESC. Enfin, le Conseil aurait méconnu le rôle essentiel de la requérante au sein du marché syrien de l’assurance maladie, dans un contexte où les soins de santé publics seraient soumis à une forte pression en raison des sanctions et de la guerre.
65 Le Conseil conteste les arguments de la requérante.
– Considérations liminaires
66 Il importe de relever d’emblée que le présent moyen doit être considéré comme étant tiré d’une erreur d’appréciation, et non d’une erreur manifeste d’appréciation. En effet, s’il est vrai que le Conseil dispose d’un certain pouvoir d’appréciation pour déterminer au cas par cas si les critères juridiques sur lesquels se fondent les mesures restrictives en cause sont remplis, il n’en reste pas moins que les juridictions de l’Union doivent assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l’ensemble des actes de l’Union (voir arrêt du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 61 et jurisprudence citée).
67 L’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la Charte exige notamment que le juge de l’Union s’assure que la décision par laquelle des mesures restrictives ont été adoptées ou maintenues, qui revêt une portée individuelle pour la personne ou l’entité concernée, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur le point de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119 et jurisprudence citée).
68 Il incombe au juge de l’Union de procéder à cet examen en demandant, le cas échéant, à l’autorité compétente de l’Union de produire des informations ou des éléments de preuve, confidentiels ou non, pertinents aux fins d’un tel examen (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 120 et jurisprudence citée).
69 C’est en effet à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne ou de l’entité concernées, et non à ces dernières d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 121).
70 À cette fin, il n’est pas requis que ladite autorité produise devant le juge de l’Union l’ensemble des informations et des éléments de preuve inhérents aux motifs allégués dans l’acte dont il est demandé l’annulation. Il importe toutefois que les informations ou les éléments produits étayent les motifs retenus à l’encontre de la personne ou de l’entité concernées (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 122).
71 Si l’autorité compétente de l’Union fournit des informations ou des éléments de preuve pertinents, le juge de l’Union doit vérifier l’exactitude matérielle des faits allégués au regard de ces informations ou éléments et apprécier la force probante de ces derniers en fonction des circonstances de l’espèce et à la lumière des éventuelles observations présentées, notamment, par la personne ou l’entité concernées à leur sujet (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 124).
72 Conformément à la jurisprudence de la Cour, l’appréciation du bien-fondé d’une inscription doit être effectuée en examinant les éléments de preuve non de manière isolée, mais dans le contexte dans lequel ils s’insèrent (voir, en ce sens, arrêts du 21 avril 2015, Anbouba/Conseil, C‑630/13 P, EU:C:2015:247, point 51, et du 21 avril 2015, Anbouba/Conseil, C‑605/13 P, EU:C:2015:248, point 50).
73 C’est à l’aune de ces principes qu’il convient d’analyser le présent moyen.
– Sur les motifs de maintien et sur les critères d’inscription
74 Ainsi que cela est indiqué au point 50 ci-dessus, le maintien du nom de la requérante est fondé, d’une part, sur le critère de l’association avec le régime syrien, et, d’autre part, sur le critère du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives. En effet, il ressort du libellé des motifs litigieux que le Conseil a considéré que la requérante était liée à plusieurs hommes d’affaires présentant des liens avec le régime syrien. À titre d’exemple, les motifs litigieux mentionnent le nom de M. Ibrahim qui est, quant à lui, inscrit sur les listes figurant à l’annexe I, section A (Personnes), de la décision 2013/255 et à l’annexe II, section A (Personnes), du règlement no 36/2012. Le Conseil estime que c’est « à ce titre » que la requérante soutient le régime syrien et en tire profit. Ainsi, si la troisième phrase des motifs litigieux conclut à l’existence d’un lien avec le régime syrien en raison du constat formulé à la deuxième phrase, force est de relever que cette deuxième phrase poursuit une double finalité. D’une part, elle vise à fournir le raisonnement permettant de parvenir à la conclusion figurant à la troisième phrase, à savoir le constat selon lequel la requérante est détenue et exploitée par des hommes d’affaires liés au régime syrien. D’autre part, la mention explicite du nom de M. Ibrahim sert non seulement d’exemple illustratif des hommes d’affaires visés par la deuxième phrase, mais vise également à établir, plus particulièrement, le lien entre la requérante et une personne faisant l’objet de mesures restrictives.
75 Il convient donc de considérer que, si les motifs litigieux se fondent sur deux critères d’inscription différents, ils se recoupent dans une certaine mesure. Dans ces conditions, il ne saurait être reproché à la requérante, contrairement à ce qu’allègue le Conseil, de ne pas avoir présenté d’arguments visant à remettre en cause plus spécifiquement le critère du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives. En effet, dans la mesure où les arguments de la requérante remettent en cause, en substance, le bien-fondé de l’allégation selon laquelle elle serait « détenue et exploitée par des hommes d’affaires liés au régime, tels que Ali Najib Ibrahim », ils visent à contester non seulement la conclusion selon laquelle elle remplirait le critère de l’association avec le régime syrien, mais également celle selon laquelle elle remplirait le critère du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives.
76 Ces précisions et clarifications ayant été apportées, il convient de vérifier si, en l’espèce, le Conseil a commis une erreur d’appréciation en décidant de maintenir le nom de la requérante sur les listes en cause.
– Sur la fiabilité des éléments de preuve
77 Afin d’étayer les motifs de maintien du nom de la requérante sur les listes en cause, le Conseil lui a soumis le document WK 3265/2024. Ledit document comporte deux éléments d’information publiquement accessibles, à savoir les articles de presse figurant sur les sites Internet « The Syria Report » (ci-après la « pièce no 1 ») et « Ennab Baladi » (ci-après la « pièce no 2 ») dont les contenus sont résumés au point 53 ci-dessus.
78 En annexe au mémoire en défense, le Conseil a fourni d’autres éléments d’information figurant sur les sites Internet suivants :
– le site Internet « The Guardian » qui mentionne, dans un article du 22 mars 2022 intitulé « Syria using maze of shell companies to avoid sanctions on Assad regime’s elite » (La Syrie utilise un labyrinthe de sociétés écrans pour éviter les sanctions contre l’élite du régime Assad), que M. Ibrahim est, d’une part, l’un des propriétaires des trois sociétés écrans identifiées dans l’article et mises en place par le régime syrien, à savoir les sociétés Trappist, Generous et Super Brandy, et, d’autre part, copropriétaire de la société Tele Space qui détient en partie la société Wafa JSC, dont l’un des copropriétaires est un conseiller de l’ancien président Bachar al-Assad, à savoir M. Yasar Hussein Ibrahim ;
– le site Internet « Enab Baladi », qui mentionne, dans un article du 20 juillet 2023 intitulé « “Eloma” : Assad-and-Wife shell company to seize Syrian aviation business » (“Eloma” : La société écran d’Assad et de son épouse va s’emparer de l’aviation syrienne), que MM. Ali Najib Ibrahim et Yasar Hussein Ibrahim sont les copropriétaires de plusieurs sociétés écrans qui ont été établies dans le but de mettre en œuvre les ordres du palais présidentiel ;
– le site Internet « AlSouria » qui mentionne, dans un article du 29 mai 2023, que la requérante est détenue par M. Dashti qui entretient des liens étroits avec le régime de l’ancien président Bachar al-Assad ;
– le site Internet « Misbar » qui mentionne, dans un article du 29 septembre 2023, que M. Dashti est l’un des investisseurs de la requérante ;
– le site « The Syria Report » qui identifie, dans une publication du 28 avril 2023, M. al-Droubi comme président et M. Dashti comme vice-président du conseil d’administration de la requérante ;
– le site Internet « Enab Baladi » qui mentionne, dans un article du 3 novembre 2023, que le conseil d’administration de la requérante est dirigé par M. al-Droubi ;
– le site Internet « Pro Justice » qui identifie, dans un article du 6 octobre 2022, M. al-Droubi comme l’un des principaux hommes d’affaires soutenant le régime syrien depuis 2011 et comme membre de l’Assemblée du peuple depuis 2012 ;
– le site Internet « Enab Baladi »qui cite, dans un article du 11 avril 2022 intitulé « Abdul Hameed Dashti’s economic empire in Syria by alliance of his Kuwaiti and Syrian companies » (L’empire économique d’Abdul Hameed Dashti en Syrie grâce à l’alliance de ses sociétés koweïtiennes et syriennes), une déclaration faite par M. Dashti selon laquelle il entretiendrait des liens étroits avec l’ancien président Bachar al-Assad.
79 À cet égard, il convient de rappeler que l’activité de la Cour et du Tribunal est régie par le principe de la libre appréciation des preuves et que le seul critère pour apprécier la valeur des preuves produites réside dans leur crédibilité. En outre, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut vérifier la vraisemblance de l’information qui y est contenue et tenir compte, notamment, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration ainsi que de son destinataire et se demander si, d’après son contenu, il semble sensé et fiable (voir, en ce sens, arrêts du 27 septembre 2012, Shell Petroleum e.a./Commission, T‑343/06, EU:T:2012:478, point 161 et jurisprudence citée, et du 14 mars 2018, Kim e.a./Conseil et Commission, T‑533/15 et T‑264/16, EU:T:2018:138, point 224). Partant, il appartient au Tribunal d’apprécier la valeur probante des éléments de preuve présentés par le Conseil au regard de cette jurisprudence.
80 En l’espèce, si la requérante fait valoir, en substance, que les sites Internet « The Syria Report » et « Enab Baladi » émanent de groupes d’activistes liés à l’opposition au régime syrien, elle ne fournit cependant aucun élément à l’appui de cette allégation. En revanche, le Conseil a indiqué que « The Syria Report », dont émane la pièce no 1 figurant dans le document WK 3625/24, est un média d’information réputé et spécialisé dans les affaires syriennes. À cet égard, il convient de relever que le Tribunal a déjà considéré que le site Internet « The Syria Report » constitue la première source d’informations économiques, d’affaires et financières sur la Syrie, indépendante et ne pouvant être rattachée à aucune organisation religieuse, sociale ou politique (arrêt du 24 novembre 2021, Foz/Conseil, T‑258/19, non publié, EU:T:2021:820, point 108).
81 Par ailleurs, la requérante ne fournit aucun élément susceptible de remettre en cause l’exactitude des informations contenues dans les articles figurant dans le document WK 3625/2024 relatives aux actionnaires de la requérante et aux pourcentages d’actions qu’ils détiennent respectivement. En effet, ces informations sont corroborées par les informations figurant dans les articles fournis en annexe au mémoire en défense et cités au point 78 ci-dessus. Or, la requérante n’a pas contesté la fiabilité de ces éléments d’information.
82 Enfin, la requérante n’indique pas dans quelle mesure la traduction automatisée de la pièce no 2 figurant dans le document WK 3625/2024 serait entachée d’une erreur susceptible de remettre en cause sa fiabilité.
83 Au vu de ce qui précède, le Tribunal estime, en l’absence d’éléments dans le dossier susceptibles de remettre en cause la fiabilité des éléments d’information figurant dans le document WK 3625/2024, qu’il convient de leur reconnaître un caractère sensé et fiable, au sens de la jurisprudence rappelée au point 79 ci-dessus.
– Sur l’existence d’un faisceau d’indices concrets, précis et concordants
84 Il convient de rappeler, ainsi que cela ressort des points 50 et 74 ci-dessus, que le maintien du nom de la requérante sur les listes en cause repose sur deux critères d’inscription distincts, à savoir le critère de l’association avec le régime syrien et le critère du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives. Il a également été relevé auxdits points que la deuxième phrase des motifs litigieux poursuit une double finalité, dans la mesure où elle vise à étayer l’inscription de la requérante sur les listes en cause au regard desdits deux critères, lesquels se recoupent en ce sens que le Conseil a estimé que la requérante était « détenue et exploitée par des hommes d’affaires liés au régime syrien tels que [Ali] Najib Ibrahim ».
85 Il s’ensuit que le Tribunal est tenu de vérifier, en l’espèce, si l’ensemble des éléments de preuve soumis par le Conseil satisfait à la charge de la preuve qui lui incombe en vertu de la jurisprudence rappelée au point 71 ci-dessus et fournit un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants pour conclure que la requérante est « détenue et exploitée par des hommes d’affaires liés au régime syrien tels que Ali Najib Ibrahim ». Si tel n’était pas le cas, il conviendrait de considérer, compte tenu de l’imbrication des deux critères à la deuxième phrase des motifs litigieux, que le Conseil n’a étayé de manière concrète, précise et concordante aucun des deux motifs de maintien, et ce en dépit du fait que le Conseil a fondé ledit maintien sur deux critères distincts.
86 À cet égard, il convient de relever que la pièce no 1 figurant dans le document WK 3625/2024 énumère les parts d’actions de la requérante détenues par M. Ibrahim, M. Darwish, M. al-Droubi, M. Deeb et la famille Dashti, soit à titre individuel soit par le biais de sociétés intermédiaires.
87 De surcroît, il ressort des pièces no 1 et no 2 figurant dans le document WK 3625/2024 que M. al-Droubi exerce la fonction de président du conseil d’administration de la requérante et qu’un représentant de la société Snow LLC détenue par M. Ibrahim, à savoir M. al-Ali, est membre dudit conseil d’administration.
88 Par ailleurs, les pièces no 1 et no 2 figurant dans le document WK 3625/2024 font état des liens entre, notamment, d’un côté, MM. Ibrahim et al-Droubi, et, de l’autre, le régime syrien.
89 Ces éléments qui figurent dans le document WK 3625/2024 sont corroborés par les éléments d’information fournis par le Conseil en annexe au mémoire en défense et cités au point 78 ci-dessus, dont il ressort que MM. Ibrahim, al-Droubi et Dashti, un membre de la famille Dashti, sont des hommes d’affaires importants qui font partie d’une élite économique syrienne grâce à leurs liens avec le régime syrien.
90 Enfin, il est constant, ainsi qu’il a été relevé au point 54 ci-dessus, que les noms de MM. Deeb, Ibrahim, et Darwish sont inscrits sur les listes figurant à l’annexe I, section A (Personnes), de la décision 2013/255 et à l’annexe II, section A (Personnes), du règlement no 36/2012, et ce au motif qu’ils soutiennent le régime syrien et en tirent avantage.
91 L’ensemble de ces éléments étayent le motif selon lequel la requérante est détenue et exploitée par des hommes d’affaires liés au régime syrien et faisant d’ailleurs l’objet, à ce titre, de mesures restrictives, tels que M. Ibrahim.
92 Par conséquent, il convient de considérer que les motifs de maintien du nom de la requérante sur les listes en cause en raison, d’une part, de ses liens avec le régime, et, d’autre part, de ses liens avec des personnes visées par des mesures restrictives sont suffisamment étayés et ne sont entachés d’aucune erreur d’appréciation, de sorte que, au regard de ces critères, le maintien du nom de la requérante sur les listes en cause est fondé.
93 Cette conclusion n’est pas remise en question par les arguments de la requérante visés aux points 60 et 61 ci-dessus.
94 En premier lieu, la requérante soutient, en substance, que la conclusion selon laquelle elle serait « détenue et exploitée par des hommes d’affaires liés au régime syrien tels que Ali Najib Ibrahim » se heurte au fait que ce dernier détient, à titre personnel, moins de 5 % des actions de la requérante et qu’il n’exerce aucune fonction en son sein.
95 En réponse à cet argument, il convient de relever, tout d’abord, que la notion de « détention » figurant dans les motifs litigieux ne saurait être lue comme établissant la condition d’une participation majoritaire dans le capital de la requérante. En effet, dans la mesure où la requérante est une société cotée en bourse, chaque actionnaire de la société « détient » une part de cette société. En outre, il convient de rappeler que par l’utilisation des termes « tels que », le Conseil a indiqué que les motifs litigieux ne visaient pas exclusivement M. Ibrahim. En effet, il ressort notamment de la pièce no 1 du document WK 3625/2024 que le Conseil a entendu fonder le maintien du nom de la requérante sur les listes en cause également sur le fait que plusieurs hommes d’affaires liés au régime syrien détenaient des actions de la requérante, à savoir notamment MM. Darwish, al-Droubi, Deeb et la famille Dashti. Ainsi que cela ressort de cette pièce, le pourcentage cumulé d’actions détenues soit à titre personnel soit par le biais de sociétés intermédiaires s’élève à près de 20 %. Par ailleurs, il y a lieu de relever que la notion de « exploitée » figurant dans les motifs litigieux ne saurait être comprise comme visant exclusivement M. Ibrahim, mais également les personnes exerçant d’autres fonctions au sein de la requérante mentionnées dans le document WK 3625/2024. Il ressort notamment de ce document que M. al-Droubi exerce la fonction de président du conseil d’administration de la requérante. Ce document indique également que M. al-Ali, un représentant de la société Snow LLC, dont M. Ibrahim est propriétaire, est membre dudit conseil d’administration. De surcroît, force est de constater qu’il ressort de l’annexe B.10 que M. Dashti, membre de la famille Dashti mentionnée dans le document WK 3625/2024, est également membre dudit conseil d’administration.
96 En second lieu, la requérante fait valoir, en substance, que la conclusion selon laquelle la requérante serait « détenue et exploitée par des hommes d’affaires tels que [Ali] Najib Ibrahim » se heurte au fait qu’elle est une société cotée en bourse et que le retour sur investissement la concernant serait limité en raison de l’effondrement du secteur de la santé publique en Syrie. Toutefois, force est de constater que la requérante n’étaye aucunement l’allégation selon laquelle l’effondrement du secteur de la santé publique aurait eu un impact négatif sur le retour sur investissement la concernant, la requérante étant, en effet, non seulement active dans le secteur des assurances maladie, mais également dans le secteur des assurances voyage et des assurances de véhicules à moteur. En tout état de cause, les motifs litigieux ne contiennent aucune indication selon laquelle le Conseil a voulu fonder le maintien du nom de la requérante sur les listes en cause sur le fait que les hommes d’affaires qui y sont visés tiraient un profit économique de leur investissement dans la requérante.
– Sur le respect du principe de proportionnalité
97 La conclusion figurant au point 92 ci-dessus n’est pas non plus remise en cause par les arguments de la requérante tirés, en substance, du caractère disproportionné des actes attaqués tels que résumés aux points 62 à 64 ci-dessus.
98 À cet égard, il convient de relever, à titre liminaire, que le Conseil conteste la recevabilité des arguments soulevés par la requérante aux points 47 à 51 de la requête en raison d’un manque de structure et clarté.
99 En vertu de l’article 21 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et de l’article 76, sous d), du règlement de procédure, toute requête doit indiquer l’objet du litige et l’exposé sommaire des moyens invoqués. Selon une jurisprudence bien établie, cette indication doit être suffisamment claire et précise pour permettre à la partie défenderesse de préparer sa défense et au Tribunal de statuer sur le recours [voir arrêt du 29 septembre 2021, Nippon Chemi-Con Corporation/Commission, T‑363/18, EU:T:2021:638, point 49 (non publié) et jurisprudence citée].
100 Or, en l’espèce, il ressort des points 47 à 51 de la requête que la requérante y soulève plusieurs arguments tirés, le premier, d’une interprétation des critères de l’association au régime syrien et du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives tels qu’exposés à l’article 28 de la décision 2013/255 ainsi qu’à l’article 15 du règlement no 36/2012, portant une atteinte au principe de proportionnalité au regard des droits garantis par les articles 16 et 17 de la Charte, le deuxième, de l’applicabilité de l’exception énoncée à l’article 24 de la décision 2013/255, et, le troisième, de la considération selon laquelle l’adoption des actes attaqués était disproportionnée au regard des garanties énoncées aux les articles, 11, 12 et 13 du PIDESC.
101 Ainsi, les points 47 à 51 de la requête contiennent des éléments essentiels de fait et de droit, permettant au Tribunal ainsi qu’à la défenderesse d’identifier clairement les arguments qui y sont avancés. Le fait que la requérante n’a pas divisé ces arguments en différentes branches ne saurait faire obstacle à leur compréhension.
102 Partant, il y a lieu de rejeter la fin de non-recevoir soulevée par le Conseil et de procéder à l’examen du bien-fondé des arguments en cause.
103 La requérante estime que l’approche du Conseil consistant à justifier le maintien du nom de la requérante par la participation minoritaire de certains actionnaires dans celle-ci a pour conséquence d’entraver toute activité économique en Syrie et est, dès lors, constitutive d’une restriction disproportionnée de la liberté d’entreprise et du droit de propriété garantis par les articles 16 et 17 de la Charte. De surcroît, cette approche méconnaitrait l’article 24 de la décision 2013/255 ainsi que les droits garantis par le PIDESC.
104 En réponse à cette argumentation, il convient de relever qu’elle repose sur la prémisse non étayée selon laquelle la requérante n’est pas en mesure d’imposer à certains actionnaires de revendre leurs actions ni d’imposer à un membre du conseil d’administration de renoncer à ses fonctions. À cet égard, il convient cependant de relever que l’article 11 des statuts de la requérante lui permet d’acquérir ses propres actions, et que l’article 20, paragraphe 4, desdits statuts prévoit la possibilité pour les actionnaires détenant au moins 20 % des actions de la requérante de présenter une demande visant la révocation d’un membre du conseil d’administration. Or, comme l’a relevé le Conseil à juste titre, la requérante n’a pas démontré avoir tenté de faire usage de ces articles. Dans ces conditions, elle ne saurait prétendre se trouver dans l’impossibilité absolue de procéder à des modifications concernant ses actionnaires ou la composition de son conseil d’administration.
105 En réponse à l’argument tiré plus particulièrement d’une violation des articles 16 et 17 de la Charte, il convient de relever que, par les actes attaqués, le Conseil a procédé à un gel de tous les fonds et ressources économiques de la requérante, mesure qui comporte incontestablement une restriction à la liberté d’entreprise visée à l’article 16 de la Charte ainsi qu’à l’usage du droit de propriété visé à l’article 17, paragraphe 1, de la Charte (voir, en ce sens, arrêt du 15 mai 2024, Russian Direct Investment Fund/Conseil, T‑235/22, non publié, EU:T:2024:311, point 86).
106 Toutefois, la liberté d’entreprise, telle que protégée par l’article 16 de la Charte, et le droit de propriété, tel que protégé par l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, ne constituent pas des prérogatives absolues et peuvent, en conséquence, faire l’objet de limitations, dans les conditions énoncées à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte (voir arrêt du 15 mai 2024, Russian Direct Investment Fund/Conseil, T‑235/22, non publié, EU:T:2024:311, point 86 et jurisprudence citée).
107 En effet, l’article 52, paragraphe 1, de la Charte reconnaît des limitations à l’exercice des droits et libertés consacrés par celle-ci. Selon cette disposition, « [t]oute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la […] Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés » et « [d]ans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui ».
108 Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte aux droits fondamentaux en cause doit être prévue par la loi, respecter le contenu essentiel desdits droits, viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union, et ne pas être disproportionnée (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 194 et jurisprudence citée).
109 Or, force est de constater que ces quatre conditions sont remplies en l’espèce.
110 En premier lieu, les mesures restrictives en cause sont prévues par la loi, dans la mesure où elles sont énoncées dans des actes de base ayant une portée générale et disposant d’une base juridique claire en droit de l’Union, et où elles sont formulées dans des termes suffisamment précis en ce qui concerne tant leur portée que les raisons justifiant leur application à la requérante. En effet, en l’espèce, les actes attaqués ont été adoptés, en substance, sur la base des dispositions érigeant le critère de l’association avec le régime syrien et le critère du lien avec une personne ou une entité visée par des mesures restrictives, figurant à l’article 28, paragraphe 1, de la décision 2013/255, repris à l’article 15, paragraphe 1, sous a), du règlement no 36/2012. Ces actes de base ont été adoptés sur le fondement des dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), à savoir, notamment, l’article 29 TUE et l’article 215 TFUE.
111 En deuxième lieu, un gel des fonds et des ressources économiques est une mesure conservatoire et non une confiscation des avoirs de l’intéressé [voir, en ce sens, arrêt du 21 juillet 2016, Hassan/Conseil, T‑790/14, EU:T:2016:429, point 77 (non publié) et jurisprudence citée]. Par ailleurs, les mesures restrictives présentent par nature un caractère temporaire et réversible, dès lors que le Conseil est appelé à procéder à un réexamen périodique de celles-ci, conformément à l’article 34, deuxième et troisième phrases, de la décision 2013/255 ainsi qu’à l’article 32, paragraphe 4, du règlement no 36/2012 (voir arrêt du 24 novembre 2021, Foz/Conseil, T‑258/19, non publié, EU:T:2021:820, point 173 et jurisprudence citée). Il s’ensuit que, compte tenu de la nature et de l’étendue du gel de tous les fonds et ressources économiques de la requérante, les actes attaqués, bien qu’ils limitent l’exercice de la liberté d’entreprise et du droit de propriété de celle-ci, respectent le contenu essentiel de cette liberté et de ce droit.
112 En troisième lieu, dans la mesure où les actes attaqués visent à la protection des populations civiles contre la répression violente ainsi qu’au maintien de la paix et de la sécurité internationale, ils poursuivent des objectifs d’intérêt général reconnus comme tels par l’Union [voir, en ce sens, arrêt du 22 septembre 2021, Al-Imam/Conseil, T‑203/20, EU:T:2021:605, point 258 (non publié) et jurisprudence citée].
113 En quatrième lieu, en ce qui concerne le caractère approprié des mesures restrictives en cause, il convient de relever ce qui suit.
114 Le principe de proportionnalité, qui fait partie des principes généraux du droit de l’Union et qui est repris à l’article 5, paragraphe 4, TUE, exige que les actes des institutions de l’Union ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation des objectifs poursuivis par la réglementation en cause et n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre lesdits objectifs. Ainsi, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et les inconvénients causés ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (voir, en ce sens, arrêts du 4 avril 2019, Sharif/Conseil, T‑5/17, EU:T:2019:216, point 90, et du 24 novembre 2021, Foz/Conseil, T‑258/19, non publié, EU:T:2021:820, point 168 et jurisprudence citée).
115 Il est cependant de jurisprudence constante que des mesures alternatives et moins contraignantes, telles qu’un système d’autorisation préalable ou une obligation de justification a posteriori de l’usage des fonds versés, ne permettent pas aussi efficacement d’atteindre l’objectif poursuivi, à savoir l’exercice d’une pression sur les soutiens du régime syrien, notamment eu égard à la possibilité de contourner les restrictions imposées (voir arrêt du 16 janvier 2019, Haswani/Conseil, T‑477/17, non publié, EU:T:2019:7, point 76 et jurisprudence citée).
116 De surcroît, l’article 28, paragraphe 6, de la décision 2013/255, telle que modifiée par la décision (PESC) 2015/1836 du Conseil, du 12 octobre 2015 (JO 2015, L 266, p. 75), ainsi que l’article 16 du règlement no 36/2012, tel que modifié par le règlement (UE) 2015/1828 du Conseil, du 12 octobre 2015 (JO 2015, L 266, p. 1), prévoient la possibilité, d’une part, d’autoriser l’utilisation des fonds gelés pour faire face à des besoins essentiels ou satisfaire à certains engagements et, d’autre part, d’accorder des autorisations spécifiques permettant de dégeler des fonds, d’autres avoirs financiers ou d’autres ressources économiques (voir arrêt du 28 avril 2021, Sharif/Conseil, T‑540/19, non publié, EU:T:2021:220, point 203 et jurisprudence citée).
117 Il s’ensuit que le maintien du nom de la requérante sur les listes en cause ne saurait être considéré comme allant au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de la réglementation en matière de mesures restrictives à l’encontre de la Syrie. Par voie de conséquence, la limitation causée par les actes attaqués à l’exercice, par la requérante, de sa liberté d’entreprise et de son droit de propriété ne saurait être considérée comme étant disproportionnée.
118 Cette conclusion n’est pas remise en cause par les arguments de la requérante tirés, en substance, d’une méconnaissance des objectifs poursuivis, d’une part, par l’article 24 de la décision 2013/255 et, d’autre part, par le PIDESC.
119 S’agissant de l’article 24, paragraphe 2, de la décision 2013/255, il convient de relever qu’il établit une exception à l’interdiction de fournir des services d’assurance et de réassurance au gouvernement syrien et à des entités qui sont liés au gouvernement syrien, prévue au paragraphe 1 dudit article. Or, comme le relève le Conseil, en tant que société syrienne, la requérante n’est pas visée par cette interdiction. En effet, il ressort du contexte de l’article 24 de la décision 2013/255, et notamment des articles 19 et 23, que celui-ci ne s’applique qu’aux États membres de l’Union ainsi qu’aux institutions financières présentes sur leur territoire ou relevant de leur juridiction. En tant que telle, l’exception prévue à l’article 24, paragraphe 2, de la décision 2013/255 ne saurait être invoquée pour remettre en cause le bien-fondé des mesures restrictives adoptées, à titre individuel, à l’égard de la requérante au titre de l’article 28 de ladite décision.
120 Enfin, s’agissant des arguments tirés d’une méconnaissance des droits garantis par le PIDESC, il suffit de relever que l’Union n’est pas partie au PIDESC. Dans ces conditions, il ne saurait être reproché au Conseil d’avoir méconnu les droits qui y sont garantis. Dans la mesure où la requérante s’appuie sur le PIDESC pour faire valoir que les mesures restrictives adoptées à son égard sont disproportionnées, il convient de rappeler qu’il ressort des points 113 à 117 ci-dessus que ces mesures ne présentent pas de caractère disproportionné.
121 Au vu de ce qui précède, il convient de rejeter le deuxième moyen.
Sur le troisième moyen, tiré d’une violation du principe de bonne administration
122 Dans le cadre du troisième moyen, la requérante reproche au Conseil d’avoir violé le principe de bonne administration consacré à l’article 41 de la Charte. Lors de l’adoption des actes attaqués, le Conseil n’aurait pas pris en compte les observations de la requérante contenues dans la lettre du 3 avril 2024, portant notamment sur le fait que M. Ibrahim ne détiendrait qu’une participation minoritaire dans le capital de la requérante et qu’il n’exercerait aucune fonction en son sein, sur le caractère disproportionné des mesures restrictives à son égard et sur la fiabilité de la documentation fournie dans le document WK 3625/2024. Ainsi, le Conseil aurait manqué à son obligation d’examiner avec soin et impartialité tous les éléments pertinents. Ce manque de diligence du Conseil serait illustré par le fait que les motifs litigieux mentionnent le nom « Aji Najib Ibrahim », alors que la requérante aurait attiré l’attention du Conseil sur le fait qu’aucune personne portant ce nom ne figurait parmi ses actionnaires. En outre, le recours aux termes « tels que », dans les motifs litigieux, ferait preuve d’un manque de précision et de diligence. En outre, le Conseil n’aurait pas procédé à un examen critique des articles soumis dans le document WK 3625/2024.
123 Le Conseil rejette ces arguments.
124 Selon la jurisprudence, dans le cadre de l’adoption de mesures restrictives, le Conseil est soumis à l’obligation de respecter ledit principe de bonne administration, auquel se rattache, selon une jurisprudence constante, l’obligation pour l’institution compétente d’examiner, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce (voir arrêt du 31 mai 2018, Kaddour/Conseil, T‑461/16, EU:T:2018:316, point 52 et jurisprudence citée).
125 Cela étant, d’une part, le seul fait que le Conseil n’a pas conclu à l’absence de bien‑fondé de la prorogation de mesures restrictives contre des personnes, ni même jugé utile de procéder à des vérifications au vu des observations présentées par elles, ne saurait par lui-même impliquer que de telles observations n’ont pas été prises en compte (voir, en ce sens, arrêts du 27 septembre 2018, Ezz e.a./Conseil, T‑288/15, EU:T:2018:619, point 331, et du 15 septembre 2021, Ilunga Luyoyo/Conseil, T‑101/20, non publié, EU:T:2021:575, point 104). D’autre part, le Conseil n’est pas tenu de répondre aux observations présentées par la personne ou l’entité concernée avant l’adoption des mesures restrictives envisagées (arrêt du 31 janvier 2019, Islamic Republic of Iran Shipping Lines e.a./Conseil, C‑225/17 P, EU:C:2019:82, point 92).
126 Ainsi, les circonstances que le Conseil n’a pas expressément répondu à tous les arguments et éléments avancés par le requérant dans la lettre du 3 avril 2024, et qu’il a considéré que certains de ceux-ci justifiaient le maintien de son nom sur les listes en cause, ne permettent pas d’établir qu’il n’a pas agi de façon diligente et impartiale, en méconnaissance du principe de bonne administration.
127 En l’occurrence, force est de constater que rien dans le dossier ne permet de considérer que le Conseil aurait ignoré des éléments fournis par la requérante dans sa lettre du 3 avril 2024.
128 En effet, cette lettre ne contient aucun nouvel élément de fait par rapport aux éléments contenus dans le document WK 3625/2024. En effet, dans la lettre du 3 avril 2024, la requérante s’appuie notamment sur le fait que la participation de M. Ibrahim est minoritaire et qu’il n’exerce aucune fonction au sein de la requérante. Or, ces éléments ressortaient déjà du document WK 3625/2024 comme il est indiqué aux points 86 et 87 ci-dessus. Il y a donc lieu de considérer que les arguments soulevés par la requérante dans la lettre du 3 avril 2024 visaient, en réalité, à remettre en cause les conclusions que le Conseil envisageait de tirer de ces éléments et, par conséquent, le bien-fondé des motifs litigieux. Or, dans la mesure où le Conseil a considéré, ainsi qu’il en a d’ailleurs informé la requérante le 28 mai 2024, que ces arguments ne remettaient pas en cause les motifs litigieux tels que communiqués à la requérante le 22 mars 2024, il ne saurait lui être reproché de ne pas avoir adapté ces motifs à la suite de la lettre du 3 avril 2024. En effet, il ressort de la jurisprudence visée aux points 42 et 43 ci-dessus que le Conseil n’est pas tenu de spécifier, dans la motivation du maintien du nom de la requérante sur les listes en cause, tous les éléments de fait et de droit pertinents.
129 Quant à l’erreur orthographique entachant, dans les motifs litigieux, le nom de la personne qui y est mentionnée, il convient de relever que, certes, le Conseil a omis de corriger ce nom dans lesdits motifs. Cependant, ainsi que cela ressort du point 56 ci-dessus, cette erreur n’a pas empêché la requérante de comprendre que les motifs litigieux visaient M. Ali Najib Ibrahim. De surcroît, force est de constater que cette erreur orthographique n’entache pas toutes les versions linguistiques des actes attaqués. En effet, ainsi qu’il a été relevé au point 15 ci-dessus, les versions en langue française des motifs litigieux telles que publiées au Journal officiel de l’Union européenne font quant à elles référence au nom Ali Najib Ibrahim. À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, aucune version linguistique des dispositions du droit de l’Union ne peut jouir de la primauté sur les autres (voir, en ce sens, arrêts du 26 janvier 2021, Hessischer Rundfunk, C‑422/19 et C‑423/19, EU:C:2021:63, point 65, et du 28 novembre 2024, Másdi, C‑169/23, EU:C:2024:988, point 42). Dans ces conditions, cette erreur ne permet pas à elle seule de conclure à une violation du principe de bonne administration.
130 Enfin, en reprochant au Conseil de ne pas avoir effectué un examen critique des articles figurant dans le document WK 3625/2024, la requérante conteste en réalité la fiabilité de ces articles. Or, il ressort des points 79 à 83 ci-dessus que le Conseil pouvait leur reconnaitre un caractère sensé et fiable.
131 Au vu de ce qui précède, il y a lieu de rejeter le troisième moyen et, partant, le recours dans son intégralité.
Sur les dépens
132 Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner à supporter ses propres dépens ainsi que ceux du Conseil, conformément aux conclusions de ce dernier.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (cinquième chambre)
déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) Al-Aqeelah Takaful Insurance Company est condamnée à supporter ses propres dépens ainsi que ceux exposés par le Conseil de l’Union européenne.
Svenningsen | Laitenberger | Stancu |
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 24 septembre 2025.
Signatures