CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. RUIZ-JARABO COLOMER
présentées le 5 avril 2001(1)
Affaire C-493/99
Commission des Communautés européennes
contre
République fédérale d'Allemagne
«Recours en manquement - Articles 43 CE et 49 CE - Législation nationale relative au détachement de main-d'oeuvre dans le secteur de la construction -Exclusion des entreprises qui ne sont pas liées par une convention collective du secteur - Discrimination déguisée des entreprises étrangères qui souhaitent participer à une association momentanée ou échanger de la main-d'oeuvre»
- 1.
- À la fin de l'année 1999, la Commission a saisi la Cour, conformément à l'article 226 CE, d'un recours en manquement dirigé contre la République fédérale d'Allemagne au motif qu'elle aurait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 49 CE et 43 CE. Le premier de ces deux articles interdit les restrictions à la libre prestation des services dans la Communauté et le second consacre le droit d'établissement des ressortissants d'un État membre sur le territoire d'un autre État membre.
La Commission reproche à la République fédérale d'Allemagne que sa législation empêche les entreprises du secteur de la construction d'autres États membres de mettre des travailleurs à la disposition d'entreprises allemandes, qu'elle limite de tels détachements aux entreprises qui sont liées par les mêmes conventions collectives et qu'elle ne reconnaît comme entreprises du secteur de la construction que celles dont plus de 50 % des prestations en heures de travail sont réalisées par leurs propres ouvriers sur des chantiers.
I - La législation allemande controversée
- 2.
- L'article 1er, paragraphe 1, première phrase, de l'Arbeitnehmerüberlassungsgesetz (2) (ci-après la «loi sur le louage de main-d'oeuvre intérimaire») dispose qu'à l'exception du secteur de la construction, les entreprises qui souhaitent détacher de la main-d'oeuvre doivent obtenir une autorisation à cette fin.
Néanmoins, la seconde phrase de cette disposition (3) précise qu'il n'y a pas cession de main-d'oeuvre lorsque le détachement se fait entre des entreprises membres d'une association momentanée qui a été constituée pour la réalisation d'un chantier et dont tous les membres ont signé les conventions collectives du secteur et sont, de surcroît, tenus de s'acquitter, à titre individuel, des obligations résultant du contrat d'association.
- 3.
- Aux termes de l'article 1er ter, deuxième phrase, les entreprises du secteur de la construction peuvent détacher de la main-d'oeuvre lorsqu'elles sont soumises aux mêmes conventions collectives cadres et aux mêmes conventions collectives sur les caisses sociales ou lorsqu'elles sont couvertes par l'extension générale de leur caractère obligatoire. Cette disposition a été introduite dans la loi par l'article 63, paragraphe 5, de la loi du 24 mars 1997, avec effet au 1er janvier 1998 (4). Elle a remplacé l'article 12 bis de la loi relative à la promotion du travail, dont le contenuétait identique et auquel la Commission s'était référée au cours de la procédure précontentieuse.
II - La procédure précontentieuse
- 4.
- En septembre 1997, la Commission a adressé aux autorités allemandes une lettre dans laquelle elle leur signalait que la situation juridique que je viens de décrire était contraire au droit d'établissement et à la libre prestation des services.
- 5.
- Dans la réponse qu'il lui a fait parvenir vers la fin de l'année, le gouvernement allemand exposait que les entreprises participant à des associations momentanées ne sont pas tenues d'avoir leur siège en Allemagne pourvu qu'elles soient soumises aux conventions collectives du secteur. Conformément à la jurisprudence allemande, il suffit pour cela que l'entreprise possède en Allemagne un établissement employant des ouvriers du bâtiment. Le gouvernement affirmait dans sa lettre qu'au cours des dix dernières années il ne s'était présenté aucun cas dans lequel l'article 1er, paragraphe 1, deuxième phrase, de la loi sur le louage de main-d'oeuvre intérimaire aurait été interprété d'une autre manière et qu'il en irait de même du détachement de main-d'oeuvre entre entreprises de la construction, lesquelles ne seraient pas davantage tenues d'avoir leur siège en Allemagne.
En revanche, l'obligation pour les entreprises d'être soumises aux mêmes conventions collectives serait indispensable dès lors que ce secteur de l'économie est un secteur précaire souvent victime de dumping salarial en dépit des objectifs de la directive sur le détachement de travailleurs (5).
- 6.
- La Commission ne s'est pas laissée convaincre par ces arguments et, en décembre 1998, elle a adressé au gouvernement allemand un avis motivé, auquel celui-ci n'a pas répondu dans le délai de deux mois qui lui avait été imparti à cet effet.
- 7.
- En juin 1999, le secrétaire d'État compétent du ministère du Travail et des Affaires sociales a adressé à M. Monti, membre de la Commission, une lettre dans laquelle il annonçait que la législation allemande allait être modifiée. Il avait annexé à cette lettre une copie de l'avant-projet de la réforme prévue et demandait à la Commission de différer tout recours.
- 8.
- Constatant qu'il s'agissait d'un projet de modifications et que les changements prévus ne suffisaient pas à mettre fin à l'infraction au traité qu'elle alléguait, la Commission a néanmoins décidé de saisir la Cour.
III - La procédure devant la Cour
- 9.
- La requête de la Commission est parvenue au greffe de la Cour le 21 décembre 1999 et le mémoire en défense le 9 mars 2000. Ces deux mémoires ont été complétés par une réplique et par une duplique.
- 10.
- Au terme de la procédure écrite, aucune des parties n'ayant demandé à être entendue en ses observations orales, la Cour a décidé, comme l'article 44 bis du règlement de procédure l'autorise à le faire, de ne pas les convoquer en audience.
IV - Examen du recours
A - Sur la violation de l'article 49 CE
- 11.
- La Commission estime que la législation allemande est incompatible avec la libre prestation des services pour deux raisons: en premier lieu, parce qu'elle empêche les entreprises d'autres États membres de participer à une association momentanée constituée aux fins d'un chantier concret et, en second lieu, parce qu'elle empêche les entreprises de la construction qui ne sont pas soumises aux conventions collectives du secteur de pratiquer des détachements de main-d'oeuvre. J'examinerai ces deux moyens dans le même ordre.
a) La participation d'entreprises d'autres États membres à une association momentanée
- 12.
- Selon la Commission, le fait que l'article 1er, paragraphe 1, deuxième phrase, de la loi sur le louage de main-d'oeuvre intérimaire prévoit que, dans des circonstances déterminées, le détachement de travailleurs en vue de la réalisation d'un chantier n'est pas une cession de main-d'oeuvre subordonnée à une autorisation a pour effet que les entreprises du secteur de la construction d'autres États membres ne peuvent participer aux associations momentanées que si elles possèdent en Allemagne un établissement dans lequel elles emploient des ouvriers du bâtiment et que si elles sont liées par les conventions collectives allemandes du secteur.
En réalité, les entreprises étrangères ne peuvent pas déplacer leurs travailleurs depuis leur siège ou depuis d'autres établissements qu'elles posséderaient dans d'autres États membres pour les affecter à une association momentanée constituée en Allemagne, normalement sous la forme d'une société de droit civil, sans priver celle-ci du bénéfice de l'exception prévue à l'article 1er, paragraphe 1, deuxièmephrase, de la loi sur le louage de main-d'oeuvre intérimaire, laquelle exige, pour qu'une telle opération ne soit pas considérée comme une cession de main-d'oeuvre, que les conventions collectives allemandes du secteur s'appliquent à tous les membres de l'association. Cette règle a pour effet de priver les entreprises d'autres États membres qui ne remplissent pas cette condition de la possibilité de participer à une de ces associations momentanées et, par conséquent, elle a également pour effet d'entraver la libre prestation des services prévue par le traité.
Cette disposition légale interdit donc aux petites et moyennes entreprises d'autres États membres de participer à des projets de construction de grande ampleur en Allemagne puisque, dans la majorité des cas, de tels projets ne peuvent être réalisés que par le regroupement de diverses entreprises au sein d'une association momentanée. Dans les projets de plus grande envergure encore, la même solution s'impose même aux entreprises de construction plus importantes.
- 13.
- Le gouvernement allemand est d'accord avec la manière dont la Commission a présenté les faits et décrit la procédure précontentieuse dans la requête. En revanche, il ne partage pas son appréciation juridique.
Il souligne, en premier lieu, que l'obligation pour une entreprise d'être soumise à une convention collective n'est pas une discrimination à l'encontre des entreprises étrangères puisque les entreprises allemandes sont soumises à la même contrainte. En deuxième lieu, il prétend qu'en raison de la limitation territoriale des conventions collectives il est nécessaire que les entreprises étrangères disposent d'un établissement en Allemagne qui soit soumis aux conventions du secteur. Cet établissement doit être clairement séparé du siège principal de l'entreprise situé dans un autre État membre et doit employer des ouvriers du bâtiment, bien qu'il ne soit pas essentiel qu'elle engage le personnel en son nom propre. En tout état de cause, le gouvernement allemand estime que la législation controversée, qui vise à autoriser, de manière exceptionnelle et à des conditions très strictes, le détachement de main-d'oeuvre à titre professionnel dans le secteur de la construction, n'est pas incompatible avec le droit communautaire.
- 14.
- Je suis d'accord avec la Commission et considère moi aussi que la législation allemande comporte une discrimination déguisée fondée sur la nationalité.
- 15.
- La Cour a interprété l'obligation de supprimer les restrictions à la libre prestation des services comme étant une obligation d'éliminer toutes discriminations qui seraient exercées à l'encontre du fournisseur de services en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu'il est établi dans un État membre autre que celui où la prestation doit être fournie. Le principe de l'égalité de traitement, dont l'article 49 CE n'est qu'une expression particulière, prohibe non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formesdissimulées de discrimination qui, par application d'autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (6).
- 16.
- La législation allemande s'applique aussi bien aux entreprises nationales qu'aux entreprises établies dans d'autres États membres, mais elle impose une condition que remplissent la plupart des premières et très peu parmi les secondes. En pratique, pour détacher des travailleurs afin de réaliser un chantier dans le cadre d'une association momentanée, une entreprise établie dans un autre État membre se voit obligée de créer un établissement permanent en Allemagne et d'y employer des ouvriers du bâtiment. Si elle ne le fait pas, elle ne remplira pas la condition fixée par la loi, qui exige que toutes les entreprises de l'association soient soumises aux conventions collectives du secteur. De cette manière, l'entreprise étrangère qui ne satisfait pas à cette condition n'a aucune possibilité d'être acceptée comme membre de l'association momentanée et, donc, d'exercer son droit à la libre prestation de services.
S'il est vrai que les entreprises allemandes ne sont pas obligées d'adhérer à une convention collective et qu'elles ne se trouvent donc pas toutes dans la même situation juridique, il n'en demeure pas moins que celles qui souhaitent faire partie d'une association momentanée ont pour seule obligation de souscrire à la convention collective conclue par les autres entreprises du groupement alors que les entreprises d'autres États membres doivent en outre créer un établissement permanent, qui ne peut pas être une simple succursale, puisqu'elles doivent, de surcroît, engager des ouvriers du bâtiment en Allemagne. La Cour a dit pour droit que, si l'exigence d'un agrément constitue une restriction à la libre prestation des services, l'exigence d'un établissement stable est en fait la négation même de cette liberté. Elle a pour conséquence d'enlever tout effet utile à l'article 49 CE, dont l'objet est précisément d'éliminer les restrictions à la libre prestation des services de la part de personnes non établies dans l'État sur le territoire duquel la prestation doit être fournie (7).
Je crois, comme la Commission, que cette égalité de traitement entre entreprises nationales et étrangères est purement formelle et qu'en pratique elle empêche les entreprises du secteur de la construction qui sont établies dans d'autres États membres de fournir leurs services en Allemagne.
b) Les détachements de main-d'oeuvre entre entreprises de la construction qui ne sont pas soumises aux conventions collectives du secteur
- 17.
- La Commission soutient qu'en autorisant les détachements de main-d'oeuvre entre entreprises du secteur de la construction uniquement pour les entreprises qui ont adhéré aux mêmes conventions collectives-cadres et aux conventions collectives sur les caisses sociales ou qui y sont soumises par l'extension générale de leur caractère obligatoire, l'article 1er ter, deuxième phrase, de la loi sur le louage de main-d'oeuvre intérimaire impose une condition que seules peuvent remplir les entreprises qui sont établies en Allemagne et qui y emploient des ouvriers. En pratique, une entreprise de construction dont le siège est établi dans un autre État membre ne peut pas mettre de la main-d'oeuvre à la disposition d'entreprises allemandes ni même d'entreprises de son groupe établies en Allemagne.
- 18.
- Le gouvernement allemand reconnaît que l'interdiction de détacher de la main-d'oeuvre est une restriction, fût-elle minime, à la libre prestation des services. Selon lui, pour être soumises à une convention collective en Allemagne, les entreprises étrangères ne doivent pas nécessairement déplacer leur siège pour l'établir dans cet État membre. Il leur suffit d'y ouvrir un établissement permanent qui soit soumis à une convention collective déclarée généralement obligatoire ou d'y conclure une convention collective d'entreprise. La République fédérale d'Allemagne n'aurait fait que suivre l'exemple d'autres États membres, comme la République italienne, qui prohibe tout détachement de main-d'oeuvre en général (8), et comme le royaume des Pays-Bas, où un tel détachement est interdit dans le secteur de la construction (9). En Allemagne, l'interdiction n'est pas absolue, mais le législateur a prévu des exceptions afin que les dispositions applicables en matière de sécurité sociale et de droit du travail soient identiques pour tous les travailleurs de l'industrie du bâtiment.
- 19.
- Comme la Commission l'observe à bon escient dans sa réplique, le fait que le législateur allemand ait adopté des dispositions telles que celles qui figurent à l'article 1er, paragraphe 1, deuxième phrase, et à l'article 1er ter, deuxième phrase, de la loi sur le louage de main-d'oeuvre intérimaire démontre qu'il existe un besoin de détachement de main-d'oeuvre entre les entreprises du secteur de la construction, secteur dans lequel la demande est sensible à la conjoncture et varieselon les régions. Dans ces circonstances, si les entreprises établies dans d'autres États membres sont, par principe, exclues de la possibilité de détacher leurs ouvriers en Allemagne, elles se trouveront dans une situation d'infériorité face à la concurrence sur le marché allemand. La législation de cet État membre ne restreint donc pas uniquement leur possibilité de détacher de la main-d'oeuvre, mais également leur liberté de fournir des services dans le secteur de la construction.
- 20.
- Je partage donc le point de vue de la Commission et estime moi aussi que les dispositions allemandes litigieuses sont discriminatoires pour les entreprises de la construction dont le siège est établi dans d'autres États membres.
B - Sur la violation de l'article 43 CE
- 21.
- La Commission expose que, selon la législation allemande, seules peuvent être reconnues comme des entreprises du secteur de la construction les entreprises dont plus de 50 % des prestations en heures de travail sont réalisées par leurs propres ouvriers sur des chantiers. Cette condition rend la création de succursales en Allemagne totalement inintéressante pour les entreprises du secteur de la construction établies dans d'autres États membres qui souhaiteraient n'affecter à cette filiale que du personnel administratif ou technique ou du personnel commercial chargé d'assurer la publicité ou le lancement de projets.
Cette appréciation est fondée sur l'article 1er, section IV, point 4, de la convention collective-cadre du secteur de la construction et de l'article 1er, section IV, de la convention collective sur les caisses sociales de ce secteur. Il résulte de ces dispositions que relèvent aussi de leur champ d'application les entreprises qui, dans le cadre d'une association avec des entreprises de la construction, exécutent, exclusivement ou principalement, des tâches de gestion, de vente, de planification ou de comptabilité ou réalisent des analyses de laboratoire pour le compte des membres de cette association. Ainsi donc, la succursale allemande qui emploie essentiellement du personnel administratif, technique ou commercial et qui est associée à des entreprises de la construction dont le personnel est constitué à plus de 50 % d'ouvriers du bâtiment peut se prévaloir de l'article 1er ter, deuxième phrase, de la loi sur le louage de main-d'oeuvre intérimaire et mettre du personnel à la disposition de ses entreprises associées alors que la succursale allemande d'une entreprise établie dans un autre État membre qui n'emploie en Allemagne que du personnel administratif, technique ou commercial ne peut pas le faire puisque les entreprises de la construction avec lesquelles elle est associée se trouvent à l'étranger.
- 22.
- Le gouvernement allemand reconnaît que, pour pouvoir appliquer la disposition litigieuse, il faut que le personnel détaché soit mis à la disposition des entreprises associées afin d'effectuer des travaux généralement accomplis par des ouvriers et qu'il faut en outre que les entreprises soient soumises aux mêmes conventions collectives. Pour remplir ces deux conditions, les entreprises doiventemployer des ouvriers du bâtiment et réaliser essentiellement, c'est-à-dire pendant plus de 50 % de l'horaire de travail global de l'entreprise, des activités propres au secteur de la construction.
Il prétend que l'article de la convention collective-cadre du secteur de la construction qui est cité par la Commission est dénué de pertinence. Il s'agit, selon lui, d'une règle qui a été adoptée par les interlocuteurs sociaux dans le seul but d'éviter que les ouvriers du bâtiment soient exclus du champ d'application de la convention en conséquence d'une scission de leur secteur d'activité et qu'elle n'est pas destinée à faciliter le détachement de travailleurs. Cette disposition ne s'applique pas en l'espèce puisque les activités qu'elle vise ne sont pas des activités réalisées par des ouvriers. Les entreprises qui emploient essentiellement du personnel administratif, technique ou commercial ne relèvent donc pas en tant que telles du champ d'application de l'article 1er ter de la loi sur le louage de la main-d'oeuvre intérimaire et elles ne peuvent dès lors pas mettre du personnel à la disposition de leurs entreprises associées puisqu'elles ne disposent pas d'ouvriers en propre.
- 23.
- Je suis d'accord avec la Commission sur ce point également. Les entreprises dont le siège est situé dans d'autres États membres et qui souhaitent s'établir en Allemagne sont victimes d'un traitement discriminatoire parce qu'elles sont obligées d'opter pour une forme déterminée d'établissement et de renoncer à la création de succursales qui n'emploieraient que du personnel administratif, technique et commercial. En effet, lorsqu'elles obtiennent une commande, elles ne peuvent pas réaliser le travail en utilisant de la main-d'oeuvre dépendant de la société mère ou d'autres succursales établies dans un autre État membre puisqu'elles doivent disposer d'un établissement permanent employant des ouvriers du bâtiment. En revanche, les filiales d'entreprises allemandes sont toujours considérées comme des entreprises de la construction même lorsqu'elles ne respectent pas la règle des 50 % de prestations en heures de travail.
J'estime donc que la législation litigieuse est discriminatoire puisqu'elle réserve un traitement distinct aux succursales des entreprises allemandes et aux succursales des entreprises dont le siège est établi dans d'autres États membres, et cela au détriment de ces dernières.
C - Sur la justification de la législation allemande discriminatoire
- 24.
- Étant donné que l'article 1er, paragraphe 1, deuxième phrase, et l'article 1er ter, deuxième phrase, de la loi sur le louage de main-d'oeuvre intérimaire contiennent une discrimination déguisée fondée sur la nationalité, discrimination prohibée par les articles 49 CE et 50 CE en ce qui concerne la libre prestation des services et par l'article 43 CE en ce qui concerne le droit d'établissement, il me reste à examiner si ces règles sont justifiées.
- 25.
- Le gouvernement allemand consacre une bonne partie de ses mémoires à exposer des motifs de justification de cette différence de traitement en partant de la prémisse que la libre prestation des services est un droit qui peut être restreint par des règles destinées à protéger l'intérêt général. En interdisant les détachements de main-d'oeuvre dans le secteur de la construction et en soumettant toute dérogation à des conditions restrictives, le législateur allemand a voulu protéger les droits des travailleurs, qui sont victimes d'abus du fait de la précarité de l'emploi dans ce secteur de l'industrie, et donc leur garantir la protection sociale nécessaire.
Avant l'entrée en vigueur de ces dispositions, les entreprises du secteur de la construction pratiquaient des détachements de main-d'oeuvre pour occulter des pratiques illégales qui avaient pu prospérer grâce aux conditions qui caractérisent l'emploi dans ce secteur de l'économie. Ces pratiques menaçaient l'ordre sur ce marché du travail et les droits de la sécurité sociale d'une partie des ouvriers. La situation compliquait considérablement les contrôles que les autorités effectuaient pour lutter contre le travail clandestin. C'est pour ces raisons que le législateur allemand a voulu freiner la possibilité pour les entreprises établies dans d'autres États membres d'effectuer de tels détachements de travailleurs dans le secteur de la construction en Allemagne. Selon le gouvernement allemand, les règles qu'il a adoptées à cette fin seraient conformes au principe de proportionnalité en ce qu'elles seraient à la fois appropriées, nécessaires et aptes à réaliser l'objectif visé.
Elles sont aptes à réaliser l'objectif visé en ce qu'elles permettent d'éviter qu'il y ait sur les chantiers des travailleurs mis à la disposition d'entreprises qui n'appliquent pas les conventions collectives du secteur de la construction. Elles empêchent les pratiques de dumping salarial qui provoquent des distorsions de la concurrence dès lors qu'en leur absence, les entreprises qui détachent des travailleurs auraient l'avantage de n'être pas obligées de verser des cotisations aux caisses de la sécurité sociale pour leurs ouvriers.
Elles sont nécessaires parce que, si les entreprises qui ne sont pas soumises aux conventions collectives du secteur de la construction pouvaient détacher leur personnel en toute liberté, bon nombre d'ouvriers seraient dépourvus de la protection qu'elles leur garantissent en matière d'horaire de travail, de congé, de pécule de vacances et autres prestations sociales.
Enfin, elles sont appropriées parce qu'elles maintiennent l'ordre sur le marché du travail dans le secteur de la construction. Eu égard à l'objectif poursuivi, obliger les entreprises qui détachent leurs travailleurs à souscrire aux conventions collectives du secteur est une restriction minime et appropriée à la libre prestation des services et au droit d'établissement.
- 26.
- Si je suis sensible aux arguments invoqués par le gouvernement allemand sur ce point, je ne saurais, en revanche, lui emboîter le pas lorsqu'il prétend que la menace qui pèse sur les droits des travailleurs en cas de détachement de main-d'oeuvre, menace particulièrement aiguë dans le secteur de la construction, serait suffisante pour justifier la discrimination litigieuse.
- 27.
- La Cour a déjà dit pour droit, dans l'arrêt Webb, que l'activité consistant, pour une entreprise, à mettre à disposition, contre rémunération, de la main-d'oeuvre qui reste au service de ladite entreprise sans qu'aucun contrat de travail ne soit conclu avec l'utilisateur est une activité professionnelle qui réunit les conditions fixées à l'article 50, premier alinéa, CE et qu'elle doit dès lors être considérée comme un service au sens de cette disposition (10).
- 28.
- L'article 49, premier alinéa, CE et l'article 43, premier alinéa, CE imposent aux États membres l'obligation d'éliminer toutes les restrictions à la libre prestation des services et au droit à l'établissement. L'article 50, troisième alinéa, CE confère au fournisseur de services le droit d'exercer temporairement son activité dans un autre État membre dans les mêmes conditions que celles que cet État impose à ses propres ressortissants alors que, conformément à l'article 43, deuxième alinéa, CE la liberté d'établissement comprend l'accès aux activités non salariées et leur exercice ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises dans les conditions que le pays d'établissement impose à ses propres ressortissants. Ces deux dispositions ont un effet direct et peuvent être invoquées devant les juridictions nationales dès l'expiration de la période transitoire (11).
- 29.
- La Cour a déclaré à ce propos que les réglementations nationales qui ne sont pas indistinctement applicables aux prestations de services quelle qu'en soit l'origine et qui sont, dès lors, discriminatoires ne sont compatibles avec le droit communautaire que si elles peuvent relever d'une disposition dérogatoire expresse (12). Conformément à l'article 55 CE, les articles 45 CE à 48 CE, qui figurent dans le chapitre consacré au droit d'établissement, s'appliquent également à la libre prestation des services. Parmi les exceptions à ces deux libertés, l'article 46 CE reprend les mesures nationales qui, bien qu'elles instituent un régime particulier pour les ressortissants étrangers, sont néanmoins justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique.
La réglementation allemande litigieuse étant discriminatoire, elle ne pourrait être justifiée que par un de ces trois motifs. J'écarte d'emblée les raisons de sécurité publique et les raisons de santé publique.
- 30.
- Pour ce qui est motifs d'ordre public, la Cour a dit pour droit que cette notion suppose une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêtfondamental de la société. Elle a ajouté que, comme toutes les dérogations à un principe fondamental du traité, l'exception d'ordre public doit être interprétée de manière restrictive (13). En tout état de cause, la faculté pour les États membres de limiter la libre circulation des personnes et des services pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique vise à permettre aux États membres de refuser l'accès ou le séjour sur leur territoire à des personnes susceptibles de menacer la sauvegarde de ces intérêts généraux (14).
- 31.
- Comme le gouvernement allemand l'a indiqué, le fait que des entreprises établies dans d'autres États membres mettent de la main-d'oeuvre à la disposition d'entreprises auxquelles elles sont associées au sein d'une association momentanée constituée en vue de la réalisation d'un chantier en Allemagne ou à la disposition d'autres entreprises allemandes de la construction peut poser des difficultés aux autorités chargées de contrôler le respect des droits du travail et de la sécurité sociale des travailleurs. Il ne saurait toutefois pas prétendre sérieusement qu'une telle pratique représente un danger pour l'ordre public allemand.
- 32.
- J'estime en conséquence qu'aucun des motifs prévus par l'article 46 CE ne permet en l'espèce de justifier une législation qui prévoit un traitement discriminatoire des entreprises établies dans d'autres États membres qui souhaitent exercer leur droit d'établissement ou leur droit à la libre prestation des services en Allemagne.
- 33.
- Pour les raisons que je viens d'exposer, je pense que le recours de la Commission est fondé et que la Cour doit lui faire droit.
V - Dépens
- 34.
- Conformément à l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, la partie qui succombe doit être condamnée aux dépens si la partie adverse a conclu en ce sens. Dès lors que je propose de faire droit au recours de la Commission et que celle-ci a demandé que la République fédérale d'Allemagne soit condamnée aux dépens, je crois qu'il convient d'accéder à sa demande.
VI - Conclusion
- 35.
- Conformément aux raisonnements qui précèdent, je propose à la Cour:
1) de déclarer qu'en exigeant que, pour pouvoir échanger de la main-d'oeuvre, toutes les entreprises réunies en association momentanée en vue de la réalisation d'un chantier soient assujetties aux conventions collectives nationales du secteur de la construction, qu'en limitant l'échange de main-d'oeuvre entre entreprises de la construction à celles qui sont soumises aux mêmes conventions collectives et en réservant la qualité d'entreprise de la construction aux entreprises dont plus de 50 % de l'horaire de travail global est effectué par leurs propres ouvriers sur des chantiers, la République fédérale d'Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 49 CE et 43 CE, et
2) de condamner la République fédérale d'Allemagne aux dépens.
1: -
Langue originale: l'espagnol.
2: -
BGBl. I, 1971, p. 1393.
3: -
Dans son mémoire en défense, le gouvernement allemand précise qu'il s'agit de la version qui figure dans la septième loi de modification de l'Arbeitsförderungsgesetz (loi relative à la promotion du travail) du 20 décembre 1985.
4: -
BGBl. I, n° 20, du 27 mars 1997.
5: -
Directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services (JO 1997, L 18, p. 1). Cette directive n'est pas mise en cause. Lorsque la Commission a adressé son avis motivé aux autorités allemandes en décembre 1998, le délai de transposition de cette directive dans les États membres n'avait pas encore expiré, ce qui ne fut le cas qu'en décembre de l'année suivante.
6: -
Arrêts du 3 février 1982, Seco et Desquenne & Giral (62/81 et 63/81, Rec. p. 223, point 8); du 5 décembre 1989, Commission/Italie (C-3/88, Rec. p. 4035, point 8), et du 3 juin 1992, Commission/Italie (C-360/89, Rec. p. I-3401, point 11).
7: -
Arrêt du 9 juillet 1997, Parodi (C-222/95, Rec. p. I-3899, point 31). Voir également les arrêts du 4 décembre 1986, Commission/France (220/83, Rec. p. 3663, point 20); Commission/Allemagne (205/84, Rec. p. 3755, point 52); Commission/Danemark (252/83, Rec. p. 3713, point 20), et Commission/Irlande (206/84, Rec. p. 3817, point 20), et arrêt du 6 juin 1996, Commission/Italie (C-101/94, Rec. p. I-2691, point 31).
8: -
La Commission a signalé, dans la réplique, que la République italienne a supprimé cette interdiction en 1997 mais que le détachement de travailleurs demeure sujet à une autorisation, qui n'est accordée que si l'entreprise a son siège en Italie. Elle signale qu'elle a d'ailleurs engagé une procédure en manquement contre cet État membre pour cette même raison.
9: -
La Commission a indiqué que cette interdiction a été supprimée aux Pays-Bas le 1er juillet 1998, y compris dans le secteur de la construction. Cet État membre avait demandé à pouvoir intervenir dans la présente affaire à l'appui des conclusions de la Commission, mais il a renoncé à le faire alors même que le président venait de l'y autoriser.
10: -
Arrêt du 17 décembre 1981 (279/80, Rec. p. 3305, point 9).
11: -
Arrêt du 3 décembre 1974, Van Binsbergen (33/74, Rec. p. 1299, points 24 et 27).
12: -
Arrêts du 26 avril 1988, Bond van Adverteerders e.a. (352/85, Rec. p. 2085, point 32), et du 18 juin 1991, ERT (C-260/89, Rec. p. I-2925, point 24).
13: -
Arrêts du 19 janvier 1999, Calfa (C-348/96, Rec. p. I-11, points 21 et 23), et du 9 mars 2000, Commission/Belgique (C-355/98, Rec. p. I-1221, point 28).
14: -
Arrêts du 29 octobre 1998, Commission/Espagne (C-114/97, Rec. p. I-6717, point 42), et Commission/Belgique, déjà cité à la note 13, point 29.