CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
Mme Juliane Kokott
présentées le 3 mars 2011 (1)
Affaire C-87/10
Electrosteel Europe sa
contre
Edil Centro SpA
[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunale ordinario di Vicenza (Italie)]
«Règlement (CE) nº 44/2001du Conseil – Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Article 5, point 1, sous b), du règlement (CE) nº 44/2001 – Notion de ‘lieu où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées’ – Clauses commerciales»
I – Introduction
1. La demande de décision préjudicielle du Tribunale ordinario di Vicenza (Italie) du 15 février 2010 porte sur l’interprétation de la notion du lieu d’exécution visée à l’article 5, point 1, sous b), du règlement (CE) nº 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2).
2. En vertu de cette disposition, le lieu d’exécution constitue un choix alternatif de compétence juridictionnelle, qui s’ajoute à la compétence juridictionnelle généralement déterminée par le domicile du défendeur (3). En vertu de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001, pour des contrats de vente de marchandises, le lieu d’exécution est en principe (4) le lieu de livraison des marchandises.
3. En l’espèce, il s’agit concrètement de déterminer où ce lieu se situe, lorsque les marchandises ont été remises «au siège [de la vendeuse italienne]» à un transporteur qui les a acheminées à l’acheteur.
4. La Cour s’est récemment penchée, dans son arrêt du 25 février 2010, Car Trim (5), sur la problématique de la détermination du lieu de livraison dans le cas de ventes à distance; elle a considéré que, en l’absence de stipulations contraires, il s’agissait du lieu de la remise matérielle des marchandises à l’acheteur «à la destination finale de l’opération de vente» (6).
5. En l’espèce, il y a lieu, dans la suite de l’arrêt Car Trim précité, de déterminer quelle incidence une clause contractuelle, telle que celle citée précédemment au point 3, peut avoir sur la détermination du lieu de livraison.
II – Cadre juridique
6. L’article 5 du règlement nº 44/2001 dispose:
«Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre:
1) a) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée;
b) aux fins de l’application de la présente disposition, et sauf convention contraire, le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande est:
– pour la vente de marchandises, le lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées,
[…]»
III – Clauses commerciales internationales (International Commercial Terms, abrégé Incoterms (7))
7. Par les Incoterms, la Chambre de commerce internationale (International Chamber of Commerce ou ICC) a créé pour la première fois, en 1936, un système de clauses standard qui a depuis lors été constamment révisé (8). Sa finalité est d’instaurer des règles internationales, quoique juridiquement non contraignantes, d’interprétation des clauses fréquemment utilisées dans des contrats du commerce extérieur. Cela doit permettre de prévenir, autant que possible, des impondérables pouvant résulter de divergences dans l’interprétation de ces clauses (9). Depuis le 1er janvier 2011, les Incoterms sont en vigueur dans une version profondément renouvelée (Incoterms 2010) (10).
8. Les Incoterms se rapportent à des clauses standard. Celles-ci se voient affecter, d’une part, une définition précise et, d’autre part, un sigle clair et composé de trois lettres. Sous forme d’un catalogue, les clauses régissent les obligations du vendeur (11) et de l’acheteur (12) pour ce qui est de la livraison de la marchandise, notamment les modalités de livraison, le moment du transfert des risques ainsi que la question de savoir lequel des cocontractants supportera les frais de transport ou d’assurance. Les clauses très variées et la liste d’obligations qui y est associée tiennent compte des divers intérêts que peuvent avoir les parties au contrat. Elles pèsent tantôt davantage sur l’acheteur, tantôt sur le vendeur. D’un point de vue terminologique, les Incoterms 2000 s’orientent d’après la convention des Nations unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980 (13).
9. La clause, dite de retrait par l’acheteur, «EXW» (Ex Works, départ usine) des Incoterms 2000 prévoit, au point A 4, ce qui suit en ce qui concerne la livraison:
«Le vendeur doit effectuer la livraison par la mise à disposition de l’acheteur de la marchandise dans ses propres locaux ou dans un autre lieu convenu (établissement, usine, dépôt, etc.) […] non chargée sur le moyen de prélèvement.»
10. Le point B 4 prévoit ce qui suit:
«L’acheteur doit prendre possession de la marchandise si elle a été livrée conformément au point A 4 […]»
IV – Le cas d’espèce et la question préjudicielle
11. Dans l’affaire au principal, des marchandises avaient été remises «au siège [de la vendeuse italienne]» (14) à un transporteur, puis transportées en France, chez l’acheteuse qui y était établie. Assignée en paiement en Italie, l’acheteuse a soulevé l’exception d’absence de compétence des juridictions italiennes et a souligné qu’elle avait son siège en France. Aux yeux de la vendeuse, la compétence du tribunal italien découle de la clause contractuelle précitée.
12. La juridiction de renvoi a considéré que pouvait entrer en ligne de compte comme lieu d’exécution déterminant la compétence de juridiction, au sens de l’article 5 du règlement nº 44/2001, soit le lieu de destination finale des marchandises, en France, soit le lieu situé en Italie où les marchandises avaient été remises au transporteur.
13. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi a soumis à la Cour, à titre préjudiciel, la question suivante:
«Convient-il d’interpréter l’article 5, point 1, sous b), du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale et, de façon plus générale, le droit communautaire en ce sens que, lorsqu’il prévoit que, dans un cas de vente de biens, le lieu d’exécution de l’obligation est le lieu où les biens ont été ou auraient dû être livrés conformément au contrat, le lieu de la livraison pertinent aux fins de la désignation du juge doté de la compétence juridictionnelle serait celui de la destination finale des marchandises qui font l’objet du contrat ou en ce sens que ce lieu pertinent est le lieu où le vendeur s’acquitte de l’obligation de livraison conformément aux règles de droit matériel applicables en l’espèce ou les dispositions précitées seraient-elles encore susceptibles d’une autre interprétation?»
V – Appréciation juridique
A – Remarque préliminaire
14. Par sa demande de décision préjudicielle, parvenue au greffe de la Cour le 15 février 2010, le tribunal de renvoi avait dans un premier temps frappé dans un «nid de guêpes» (15) juridique: celui de la détermination du lieu de livraison lors d’une vente à distance (16).
15. Cette question était très controversée dans la doctrine (17) et la jurisprudence (18). Les suggestions de réponses oscillaient entre les alternatives proposées par la juridiction de renvoi. Pour tracer approximativement les contours du débat, il n’était pas clair si le lieu de livraison devait être déterminé en vertu de critères factuels, plus tangibles, ou plutôt en ayant recours à des appréciations de droit matériel.
16. Mais, dix jours après avoir reçu le renvoi préjudiciel en l’espèce, la Cour a pour ainsi dire enfumé le «nid de guêpes» en disant pour droit, dans son arrêt Car Trim: «L’article 5, point 1, sous b), premier tiret, du règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens que, en cas de vente à distance, le lieu où les marchandises ont été ou auraient dû être livrées en vertu du contrat doit être déterminé sur la base des dispositions de ce contrat. S’il est impossible de déterminer le lieu de livraison sur cette base, sans se référer au droit matériel applicable au contrat, ce lieu est celui de la remise matérielle des marchandises par laquelle l’acheteur a acquis ou aurait dû acquérir le pouvoir de disposer effectivement de ces marchandises à la destination finale de l’opération de vente (ci-après la ‘formule Car Trim’)» (19).
17. À première vue, il semblerait que la problématique soulevée par la juridiction de renvoi soit d’ores et déjà résolue à la lumière de l’arrêt Car Trim: d’après ce dernier, la juridiction nationale (20) doit en premier lieu déterminer le lieu de livraison sur la base des dispositions pertinentes du contrat, mais uniquement si cela est possible sans qu’elle se réfère d’emblée ou de manière complémentaire au droit matériel applicable au contrat (21). C’est en l’absence d’une telle détermination contractuelle du lieu de livraison qu’il faudra, dans un second temps, considérer le lieu de la remise des marchandises à l’acheteur (22).
B – Points communs et différences entre la présente affaire et l’affaire Car Trim
18. Mais une observation plus attentive révèle que tant les faits d’espèce à l’origine de l’arrêt Car Trim que les questions préjudicielles qui étaient alors posées sont différents de ceux de la présente affaire.
1. L’affaire Car Trim
19. Dans l’affaire Car Trim, «il était convenu que la [livraison devait se faire] sur demande, franco usine de Colleferro (Italie)» (23) (ci après la «clause Car Trim»); il s’agissait là de l’usine en Italie de l’acheteuse défenderesse.
20. Il est, tout d’abord, étonnant que cette clause Car Trim ne soit pas davantage examinée dans l’arrêt Car Trim. La Cour se borne essentiellement à constater de façon générale que «les parties au contrat disposent d’une autonomie de volonté pour déterminer le lieu de livraison des marchandises» (24). La Cour ne s’exprime pas sur la question de savoir si une telle volonté de détermination du lieu de livraison par les parties pourrait concrètement avoir été exprimée dans la clause «sur demande, franco usine».
21. Or, pour deux raisons, la Cour n’était aucunement tenue de se pencher de façon détaillée sur la clause «sur demande, franco usine» ni d’examiner s’il pouvait s’agir d’une convention sur le lieu de livraison. En effet, d’une part, c’est au juge national que la Cour laisse le soin de trancher de telles questions (25); d’autre part, même la question préjudicielle ne considère pas que la clause en question pouvait avoir une importance pour la détermination du lieu de livraison (26). Cela n’est du reste pas surprenant, puisqu’il ressortait déjà de la demande de décision préjudicielle du Bundesgerichtshof du 9 juillet 2008 (27) que la juridiction d’appel a, «dans l’exercice de ses compétences de juge du fait», examiné la «clause contractuelle initiale» et a jugé que, «dans le contexte de l’ensemble des dispositions contractuelles», cette clause devait être vue non pas comme une convention sur le lieu d’exécution, mais comme une disposition sur la prise en charge des coûts (28).
22. En d’autres termes, ni la juridiction de renvoi ni la Cour n’avaient accordé à la clause en question une importance décisive pour la détermination du lieu de livraison.
2. L’affaire Electrosteel Europe
23. Le contrat litigieux dans la procédure au principal contient une disposition à première vue analogue à la clause Car Trim, mais en vertu de laquelle les marchandises doivent être livrées «au siège [de la vendeuse italienne]». Or, la juridiction de renvoi se limite à signaler l’existence de cette clause, sans s’exprimer sur la pertinence de celle-ci aux fins de la détermination du lieu de livraison.
24. Sur ce point, les parties au litige défendent, au contraire, des positions bien arrêtées et diamétralement opposées: la vendeuse y voit une clause commerciale, qui équivaudrait à la clause Incoterm «franco fabbrica» (départ usine ou Ex Works, abrégé EXW) et qui constituerait une détermination contractuelle du lieu de livraison au sens de l’arrêt Car Trim; aussi l’élément décisif pour déterminer le lieu de livraison serait-il le lieu – en Italie – de la remise des marchandises au transporteur et non leur lieu de destination finale situé en France. Quant à la Commission, elle suspend à des conditions strictes la détermination contractuelle du lieu de livraison par les parties, celles-ci devant ainsi préciser clairement la forme, le moment et le lieu de la remise des marchandises. Selon la Commission, les Incoterms et clauses similaires régiraient principalement le transfert des risques et les questions de prise en charge des coûts; ne serait-ce qu’au motif qu’un examen de l’ensemble des pièces du dossier ne permet pas de déterminer la finalité de la clause faisant l’objet du litige au principal, celle-ci serait sans importance pour la détermination du lieu de livraison. Aussi la Commission considère-t-elle que, à la lumière de l’arrêt Car Trim et en l’absence d’une fixation contractuelle du lieu de livraison, il convient de retenir le lieu de destination finale des marchandises, où l’acheteur acquiert réellement le pouvoir d’en disposer; il s’agit ici d’une possession factuelle, sans qu’il faille considérer le transfert juridique de la propriété.
C – Les questions juridiques qui doivent être tranchées
25. Il convient, en premier lieu, de déterminer quelle importance revient en l’espèce à la clause «au siège [de la vendeuse italienne]».
26. Cette appréciation revient en fin de compte (29) à la juridiction de renvoi. Elle aura éventuellement à examiner si la clause est devenue une composante valide du contrat, à déterminer la volonté concrète des parties et, le cas échéant, à apprécier le fait que le libellé de la clause litigieuse n’est pas totalement identique (30) à la clause «franco fabbrica» des Incoterms.
27. Or, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la question.
28. Il convient d’en distinguer la question préalable consistant à savoir quelles conditions l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001 impose à une convention sur le lieu d’exécution ou à une détermination contractuelle – devant être prise en compte par le juge national – du lieu de livraison.
29. Si l’arrêt Car Trim permet que le lieu de livraison soit déterminé sur le fondement de dispositions contractuelles, il précise cependant que cette détermination doit se faire sans référence au droit applicable au contrat (31).
30. Dans ce contexte, la question se pose de savoir si des clauses commerciales internationales comme celles des Incoterms, dont l’interprétation suppose le recours aux règles de la Chambre de commerce internationale, satisfont à l’exigence de certitude que le dispositif de l’arrêt Car Trim impose pour une détermination du lieu de livraison sur la base du contrat: en effet, si l’arrêt Car Trim interdit le recours au droit matériel applicable au contrat, tel pourrait également être le cas pour un recours aux Incoterms.
31. Dans la mesure où il ne saurait être exclu que la juridiction nationale se référera au système de règles des Incoterms pour interpréter la clause contractuelle litigieuse (32), j’estime qu’il est opportun, dans le cadre de la réponse à la question préjudicielle, d’entrer dans cette problématique. Celle-ci est du reste incluse dans la question formulée de façon large par la juridiction de renvoi, laquelle demande de façon générale à la Cour d’interpréter, aux fins du litige dont elle est saisie, l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001 («[…] ou les dispositions précitées seraient-elles encore susceptibles d’une autre interprétation?»).
32. Aussi examinerai-je, dans un premier temps, si des clauses commerciales telles que celles des Incoterms sont de nature à permettre la détermination contractuelle du lieu de livraison, au sens du point 2 du dispositif de l’arrêt Car Trim. Dans un second temps, à la lumière du résultat ainsi obtenu, il faudra adapter la formule «Car Trim» au cas d’espèce.
1. Les clauses des Incoterms et clauses commerciales comparables, à la signification concrètement définie, sont-elles des dispositions contractuelles sur la base desquelles peut être déterminé le lieu de livraison au sens de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001?
33. L’arrêt Car Trim précise la marge de manœuvre dont les parties disposent pour déterminer par contrat le lieu de livraison au sens de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001.
34. D’un point de vue systématique et au vu de la structure de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001, il convient de distinguer entre les conventions sur le «lieu d’exécution de l’obligation» et les conventions sur le lieu de livraison.
a) L’admissibilité de conventions sur le lieu d’exécution, dans le contexte de l’opposition entre les expressions «sauf convention contraire» et «lieu [de livraison] en vertu du contrat» [article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001]
35. À première vue, le libellé de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001 semble ouvrir une alternative pour la détermination contractuelle du lieu d’exécution: d’une part, une convention quasiment indirecte sur le lieu d’exécution, au moyen d’une définition contractuelle du lieu de livraison (33) comme étant le «lieu […] où, en vertu du contrat, les marchandises […] auraient dû être livrées» (34) et, d’autre part, une convention fixant directement – et peut-être indépendamment du lieu de livraison (35) – le lieu d’exécution: en effet, ainsi qu’il ressort du libellé de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001, le lieu de livraison n’est à prendre en compte que s’il n’y a pas de «convention contraire».
36. Toutefois, dans l’ensemble, l’arrêt Car Trim laisse subsister l’incertitude (36) sur la possibilité des parties de stipuler «autre chose» que la prise en compte du lieu de livraison, de sorte que les propositions d’interprétation contradictoires formulées par la doctrine (37) continuent à espérer (38) une clarification.
37. Cependant, cette question est sans importance en l’espèce, car il ne s’agit pas de savoir si d’éventuelles conventions sur le lieu d’exécution indépendantes du lieu de livraison sont licites, mais si le lieu de livraison est valablement précisé par une clause commerciale et si le lieu d’exécution peut ainsi être déterminé contractuellement.
b) Les critères de la formule «Car Trim» pour une détermination contractuelle du lieu de livraison et leur application à des clauses commerciales ayant une signification concrètement définie
38. D’après l’arrêt Car Trim, les parties au contrat demeurent libres de conclure un accord (39) sur le lieu de livraison, ce dernier devant toutefois apparaître dans le contrat sans qu’il soit nécessaire de «se référer au droit matériel applicable au contrat» (40).
39. Si l’on applique ces critères à la clause «départ usine» des Incoterms 2000, on constatera en premier lieu que cette dernière ne se réfère pas au droit applicable au contrat. À cet égard, selon une lecture littérale de l’arrêt Car Trim, cette clause ne présenterait donc aucun inconvénient.
40. Par ailleurs, la clause «départ usine» serait également parfaitement apte à déterminer le lieu de livraison, dans la mesure où elle décrit non seulement le transfert des risques (points A 5 et B 5), mais également le lieu de livraison (points A 4 et B 4), telle une vraie clause de retrait des marchandises par l’acheteur. C’est dans cette logique qu’une partie de la doctrine (41) et de la jurisprudence (42) affirme que la clause «départ usine» des Incoterms qui a été inscrite dans le contrat permet de déterminer le lieu de livraison et d’exécution, au sens de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001.
41. J’estime également que ce point de vue est pertinent. Pourquoi devrait-on refuser aux parties, lorsqu’elles fixent par contrat le lieu de livraison, de se servir de clauses commerciales faciles à manier? Un argument particulier en faveur de ces clauses réside dans le fait qu’elles sont bien conçues et que, grâce au système de règles de la Chambre de commerce internationale, la signification de ces clauses est objectivement définie, ce qui n’est peut-être pas le cas de clauses contractuelles librement rédigées par les parties, parfois même dans une langue étrangère qu’elles ne maîtrisent pas parfaitement.
42. Par ailleurs, l’argument selon lequel les usagers du droit et notamment une juridiction contrôlant sa compétence n’appréhenderaient la signification concrète de la clause qu’après avoir éventuellement recouru au système de règles de la Chambre de commerce internationale n’est pas convaincant.
43. La Cour a, certes, expressément épousé, dans l’arrêt Car Trim, le principe d’une détermination pragmatique du lieu d’exécution excluant toute référence au droit des conflits de lois ou au droit matériel (43); cependant, il me semble qu’une référence à des Incoterms clairement définis n’est pas comparable à la «référence [rejetée par la Cour] au droit matériel applicable au contrat» (44). En effet, il est possible de rechercher, sans considérations juridiques compliquées, la signification concrète des Incoterms en consultant des précis de réglementation facilement accessibles. C’est du moins le cas lorsque, eu égard également à sa version en vigueur (par exemple les Incoterms 2000), la clause des Incoterms est clairement rédigée. Ce serait un pur formalisme, non juridiquement fondé par l’article 5 du règlement nº 44/2001, que de suspendre la possibilité de convenir valablement du lieu de livraison au moyen d’une clause Incoterm à la condition que soit également annexé au contrat un exemplaire des règles décrivant la clause en question.
c) Conclusion intermédiaire
44. À titre de conclusion intermédiaire, il convient dès lors de retenir que les Incoterms et autres clauses commerciales comparables peuvent en principe constituer des dispositions contractuelles sur la base desquelles il est possible de déterminer le lieu de livraison au sens de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001.
2. Adaptation au cas d’espèce de la formule «Car Trim»
45. Afin de donner à la juridiction de renvoi une réponse utile, il y a lieu de souligner que les principes consacrés par l’arrêt Car Trim doivent valoir de façon générale pour les contrats de vente et non seulement pour la vente à distance. En effet, l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001 – tout comme d’ailleurs la question préjudicielle de la présente affaire – ne fait aucune différence entre la vente à distance et les autres contrats de vente (45), même s’il faut reconnaître que c’est surtout pour la vente à distance que la détermination du lieu de livraison pose des problèmes particuliers.
46. De façon générale, c’est donc l’accord – concluant en lui-même – entre les parties qu’il convient en premier lieu de prendre en compte (46). À cet égard, les clauses Incoterms et les clauses commerciales comparables ayant une signification concrètement définie peuvent en principe constituer des dispositions contractuelles sur la base desquelles il est possible de déterminer le lieu de livraison au sens de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001.
47. Si le lieu de livraison ne peut pas être déterminé sur la base d’un accord pertinent des parties, il convient, comme dans le cas de l’arrêt Car Trim, de procéder selon le principe de la «désignation pragmatique du lieu d’exécution» reposant sur des critères purement factuels (47) et de prendre en compte le lieu de la remise matérielle des marchandises à l’acheteur, par laquelle il acquiert le pouvoir de disposer effectivement de ces marchandises.
48. Le fait qu’il s’agit là d’un critère purement factuel, rattaché à la simple possession, découle avec suffisamment de clarté de la version en langue allemande, faisant foi, de l’arrêt Car Trim et n’a pas besoin d’être davantage précisé.
49. Cependant, il convient d’expliquer plus précisément ce que la formule «Car Trim» entend par l’expression «à la destination finale de l’opération de vente».
50. Il s’agit là du lieu où «les marchandises, qui constituent l’objet matériel du contrat, doivent se trouver, en principe, […] après l’exécution de ce contrat [par la remise matérielle à l’acheteur [(48)]]» (49).
51. Il en résulte, d’une part, que la remise des marchandises au transporteur (distinct de la personne de l’acheteur) ne suffit, en tout état de cause, pas pour désigner un lieu de livraison (50). En effet, la Cour considère que l’opération de vente ne se termine qu’à la remise matérielle à l’acheteur.
52. Il en découle, d’autre part, qu’un nouveau déplacement imprévu des marchandises par l’acheteur est sans importance pour la localisation du lieu de livraison, car un tel nouveau transport, par exemple de l’entrepôt de l’acheteur vers un autre établissement, se situerait en dehors de l’opération de vente et aboutirait à un lieu où les marchandises n’ont pas, en principe, à se trouver aux fins de l’exécution du contrat.
53. Dans la mesure où l’on s’en tient essentiellement à l’opération de vente, le critère du lieu de destination finale semble pouvoir s’appliquer non seulement à la vente à distance, mais également à l’hypothèse du retrait des marchandises par l’acheteur lui-même: dans un tel cas, le «lieu de destination finale» serait déjà atteint dans les locaux du vendeur et l’opération de vente se terminerait par la remise des marchandises à l’acheteur qui serait venu les chercher.
54. Ainsi, dans tous ces cas de figure, l’élément décisif est en fin de compte la remise matérielle à l’acheteur dans le cadre de l’exécution du contrat. Un examen attentif des cas de figure évoqués révèle que cette remise matérielle est nécessaire, mais également suffisante, pour caractériser le lieu de livraison.
55. Se pose dès lors la question de savoir si la prise en compte supplémentaire du critère du «lieu de destination finale» ne sème pas plus de confusion qu’elle n’a d’utilité. D’un point de vue systématique, du reste, ce critère est douteux en ce qu’il rappelle le critère – visé à l’article 63, paragraphe 1, du règlement nº 44/2001 – du «lieu final de livraison de la marchandise», dont il est expressément prévu qu’il ne profite qu’à des personnes domiciliées sur le territoire du Luxembourg. Il n’y a pas lieu de généraliser cette disposition d’exception dans le cas de la vente à distance.
56. Cependant, une certaine incertitude découle notamment de l’adjectif «finale»: ainsi, comment faudrait-il considérer une situation dans laquelle les marchandises seraient provisoirement entreposées dans un entrepôt de l’acheteur, puis transportées par l’acheteur vers un autre établissement, si le vendeur avait d’emblée connaissance de cette intention? Il est aisé de prévoir que cela donnerait lieu à de grands débats, portant sur le critère de la notion «finale». Un tel cas de figure poserait en outre la question de la séparation entre le lieu de destination finale (un autre établissement) et le lieu de la première remise matérielle (l’entrepôt provisoire).
57. Il me semble dès lors préférable de renoncer à l’expression «au lieu de destination définitive de l’opération de vente». Le lieu de la remise matérielle à l’acheteur constitue un critère clair, prévisible pour les deux parties, et qu’il n’est pas nécessaire de modifier.
VI – Conclusion
58. Pour ces motifs, je propose d’apporter à la question préjudicielle de la juridiction de renvoi la réponse suivante:
«L’article 5, point 1, sous b), du règlement (CE) nº 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que le lieu de la livraison pertinent aux fins de la désignation du juge doté de la compétence juridictionnelle doit être déterminé sur la base des dispositions contractuelles des parties.
Les clauses Incoterms et autres clauses commerciales comparables peuvent, en principe, constituer des dispositions contractuelles sur la base desquelles il est possible de déterminer le lieu de livraison au sens de l’article 5, point 1, sous b), du règlement nº 44/2001.
Lorsque le lieu de livraison ne peut pas être déterminé sur cette base sans référence au droit matériel applicable au contrat, ce lieu est celui de la remise matérielle des marchandises, par laquelle l’acheteur acquiert ou aurait dû acquérir le pouvoir de disposer effectivement de ces marchandises.»